Chapitre 3
Se glisser dans ton ombre à la faveur de la nuit.
Suivre tes pas, ton ombre à la fenêtre.Cette ombre à la fenêtre c'est toi, ce n'est pas une autre, c'est toi.
Robert DESNOS, À la faveur de la nuit
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L'ondée disparut aussi vite qu'elle était venue. Le bassin de la fontaine cessa d'onduler en l'absence des gouttes de pluie et redevint serein sous les pleines lunes. Seul le clapotis de l'eau versée par la statue ruisselante se répercutait dans la nuit. Une sculpture qui représentait avec splendeur l'Ondine et sublimait le centre du point d'eau. Sa silhouette toute en courbe captée dans la nacre prenait vie grâce aux rayons lunaires. Ses pieds se fondaient dans le bassin parsemé de nénuphars aux corolles en bouton fermés. La fontaine était le monument au cœur de l'Académie de Morvan, le croisement entre tous les chemins. Au sein de la propriété, c'était la place incontournable pour qui voulait changer de pôle. Que cela soit du quartier étudiant jusqu'aux salles de classe ou bien de la bibliothèque à la cantine, la place de la fontaine avait été aménagée pour faciliter les déplacements dans l'enceinte de l'établissement. En plein jour, les lieux grouillaient de monde, pour être désertés aussitôt la nuit tombée. Couvre-feu oblige.
Étendue sur son lit, les mains en étau autour de sa tête, la jeune élève tentait d'endiguer le mal de crâne qui la faisait souffrir depuis le début de la soirée. Dans d'autres circonstances, elle aurait été tapée à la porte de sa voisine de chambre, la spécialiste des plantes curatives, pour lui quémander de l'aide. Mais voilà, la douleur qui la frappait était due à un usage de la magie des mots de façon solitaire et aléatoire, par conséquent, elle était sûre d'essuyer un refus de sa part. Cette magie oubliée causait de graves séquelles au manipulateur si celle-ci n'était pas correctement mise en œuvre. Il était donc évident que cette migraine était le fruit de sa pratique illicite. Afin de ne pas s'attirer d'ennuies, elle décida de faire l'impasse sur un possible remède et prie son mal en patience. Les minutes passèrent et les tempes de la jeune femme battaient toujours à un rythme qui se voulait monter crescendo. La douleur devenue insoutenable, Maïa faisait face à un dilemme : demander de l'aide à sa voisine au risque d'être dénoncée pour usage interdit de la magie ou sortir prendre l'air en bravant le couvre-feu. Dans les deux cas, elle encourait gros, mais si les surveillants la retrouvaient dehors elle arriverait sans doute à broder quelque chose pour atténuer leur courroux. Avec un peu de chance, elle n'en croiserait même aucun, après tout, l'Académie de Morvan était la plus prestigieuse du Royaume de l'eau et ses étudiants n'étaient pas connus pour être des trouble-fête. La rigueur imposée aux élèves était si écrasante que tous restaient dans le droit chemin. Enfin... à quelques exceptions près.
Une fois à l'extérieur, l'air frais de la nuit lui fit un bien fou, mais pour faire complètement disparaître sa souffrance, elle avait besoin de l'ambiance reposante et des effluves du jardin. Pour atteindre son objectif, elle longea la bâtisse vieille de plusieurs centaines de cycles pour rejoindre la place de la fontaine tout en restant dans l'ombre. Maïa croisa les doigts pour que personne ne la voie traverser cette grande zone éclairée. Elle reprit son souffle qu'à son arrivée au parc. L'étudiante rebelle déambula parmi les parterres de fleurs et s'arrêta à chaque pied de rosier pour sentir le parfum enivrant de leurs pétales. Elle s'extasiait toujours de la dualité de ce jardin : majestueux, digne des palais les plus luxueux le jour, et mystique une fois la nuit tombée. Son mal de tête s'était évaporé, comme absorbé par la fraîcheur de la pénombre. Satisfaite de l'effet procuré par cette sortie en catimini, Maïa inspira une dernière fois l'air de la nuit avant de regagner sa chambre. Elle resta quelques instants à observer le ciel étoilé et admira les deux lunes d'Elfat. Les nuances violâtres de la première contrastaient à merveille avec le jade de la deuxième. Maïa se força à rebrousser chemin, il ne fallait pas qu'elle abuse des bonnes choses. Surtout lorsqu'elles étaient interdites.
Lors de son deuxième passage sous les yeux de l'Ondine, un détail fugace l'apostropha. Elle prit le risque de se faire surprendre, et s'approcha du bord de la fontaine. Bouche bée devant ce spectacle insolite, elle se pencha à ras de l'eau pour scruter les nénuphars sous toutes les coutures.
— Toi aussi, tu as remarqué ?
Surprise par cette intervention, Maïa se détourna de sa contemplation pour répondre au jeune homme qui venait de l'interpeller. Ses cheveux châtains attachés en courte queue de cheval ondulaient au gré du vent tandis qu'il réglait un appareil sur trépied. Kalen. Elle le rejoignit sur la pelouse, étonnée de voir le télescope de sortie.
— Les nénuphars célestes sont ouverts en pleine nuit, observa Maïa.
Il lui fit signe de la main de le remplacer derrière la lentille, ce que la demoiselle s'empressa de faire sans hésitation. Maïa put apercevoir un regroupement d'étoiles. Elle ne se lassait pas de les admirer mais, dubitative, elle interrogea du regard son ami. Comprenant que Maïa peinait à faire le rapprochement avec ce qu'elle observait, il entama les explications non sans souffler d'exaspération.
— La constellation que tu vois scintiller plus fortement que les autres est le résultat de ce que j'ai essayé de t'expliquer cet après-midi.
— Zyrpha et Mélina sont parfaitement superposées ? tenta-t-elle, stupéfaite de ne pas avoir remarqué la disparition d'une des lunes, pourtant bien présente quelques instants plus tôt.
— Effectivement ! Et c'est exactement à la seconde où cela s'est produit que les nénuphars ce sont...
Le jeune homme s'était stoppé si abruptement dans son discours que Maïa eut tout juste le temps de se tourner vers lui pour le voir tourner de l'œil. Par réflexe, elle essaya de l'empêcher de s'écrouler au sol, mais ne réussit qu'à amortir sa chute. Elle le positionna correctement comme on lui avait enseigné en formation de premiers secours et s'efforça de lui faire reprendre ses esprits.
— Kalen ! Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Allez, réveille-toi !
Maïa s'apprêtait à aller chercher de l'aide en constatant que le jeune homme ne réagissait à aucun de ses stimuli, mais elle n'en eut pas le temps, car une voix fluette l'interpella. Voix qui provenait de la fontaine où elle jurait n'avoir vu personne depuis son arrivée.
— Ne t'inquiète pas. Il va bien.
— Qui êtes-vous ? interrogea Maïa en se tournant vers la nouvelle venue
Son interlocutrice était vêtue d'une toge à capuche, seuls de longs cheveux blonds comme les blés dépassaient de l'accoutrement. La question de Maïa resta sans réponse, l'apparition n'esquissa aucun mouvement. De l'autre côté de la cour, au contraire, une ombre s'avança dans la zone éclairée.
***
Pendant que des étudiants s'apprêtaient à braver le couvre-feu, dans le quartier des enseignants, le professeur Ziad peinait à trouver le sommeil. Autrefois, il menait une vie de nomade, parcourant les terres d'Elfat, et dormait à la belle étoile à la merci des créatures sauvages. Les soirs de pluie le rassuraient car, grâce à l'humidité ambiante et à sa maîtrise de l'eau, il arrivait à scanner les environs sur plusieurs kilomètres. L'exercice lui permettait de repérer les prédateurs aux alentours, les dangers potentiels. Les années s'étaient écoulées, il s'était sédentarisé et, même s'il couchait en sécurité entre quatre murs, ses bonnes vieilles habitudes le démangeaient par temps pluvieux. Ce soir, il céda à ses pulsions et sonda les abords du bâtiment avant de se laisser glisser sous ses draps.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il capta la présence de deux individus sur la place de la fontaine. Il décida de passer l'éponge sur cette infraction au règlement par simple fainéantise, la journée l'avait éreinté et l'appel de son lit était le plus fort. Quand il détecta l'apparition d'une autre essence de magie, il sut que ses couvertures devraient l'attendre encore un peu. Cette manifestation ne pouvait être ignorée. Il s'enfonça dans la nuit en quatrième vitesse pour rejoindre l'endroit exceptionnellement fréquenté ce soir-là. Arrivé sur les lieux, il analysa brièvement la situation. Il identifia les deux étudiants mais ne reconnaissait pas ne serait-ce que l'aura de la mystérieuse femme drapée.
— Professeur Ziad ! s'exclama-t-elle. On attendait plus que vous !
Découvert, le professeur n'eut plus le choix que de s'avancer dans la lumière et retrouver ses élèves. Il se plaça entre eux et l'inconnue, montrant à celle-ci que les jeunes étaient sous sa protection. L'enseignant était méfiant, ne sachant pas qui avait mis Kalen dans cet état. Le garçon ne semblait pas blessé et respirait de façon régulière, ce qui le soulagea. Il se reconcentra sur la mystérieuse anonyme pour mettre au clair la situation.
— Qui êtes-vous ? Que nous voulez-vous ? s'insurgea-t-il.
La femme rigola face au comportement du professeur et, tout en levant les mains pour rassurer l'assistance, reprit son sérieux pour faire ce pour quoi elle était venue.
— Rien de mal, bien au contraire. Quant à qui je suis, cela ne vous sera d'aucune utilité.
— Sans blague... lâcha Maïa.
La réaction de l'étudiante ne passa pas inaperçue. Le professeur Ziad arqua un sourcil sévère. Consciente d'être intervenue sans y être invitée, Maïa plaqua ses mains sur sa bouche et s'excusa auprès de son enseignant. L'inconnue devait trouver la situation amusante, car un nouveau ricanement lui échappa.
— Tout ce que vous devez savoir est inscrit sur ce document. Tous les deux, déclara-t-elle en montrant du doigt le professeur et Maïa, vous devez être à l'heure au rendez-vous.
Un papier apparut par magie sous les yeux de l'enseignant et à peine l'eut-il saisi que la femme eut un mouvement de recul. Visiblement, quelque chose l'inquiétait.
— Je dois vous laisser, je compte sur vous.
— Attendez ! l'interpella Basil.
Mais il était trop tard, la mystérieuse inconnue avait disparu aussi vite qu'elle était parue. Le professeur en resta perplexe. Il n'eut pas plus de temps de s'extasier sur cette disparition subite que le jeune homme couché au sol reprit conscience.
— Que s'est-il passé ? balbutia Kalen en s'apercevant qu'un de leur enseignant se tenait aux côtés de Maïa.
— Tu as perdu connaissance, commença-t-elle avant d'être coupée dans sa phrase.
— Mlle Ermalda est venue me réclamer de l'aide. Tu vas bien, mon garçon ?
Maïa fut surprise de l'intervention de son professeur. Ce mensonge éhonté montrait que son enseignant souhaitait que cette rencontre reste secrète. En y réfléchissant bien, la mystérieuse apparition n'avait pas mentionné Kalen dans sa demande et celui-ci avait étrangement perdu conscience dès son arrivée. La jeune femme suspectait que l'inconnue soit à l'origine du malaise de son ami. Maïa laissa son professeur gérer cette curieuse situation, elle aida Kalen à se remettre sur pied et l'écouta se lamenter.
— Oui très bien, je dois manquer de sommeil, voilà tout ! Mais regardez, j'ai tout loupé ! Les deux lunes ne sont plus alignées et les nénuphars se sont refermés.
Maïa se rapprocha du bassin et effleura du doigt un nénuphar. Elle ne put que constater que tous sans exception avaient retrouvé leur position initiale et qu'elle n'aurait sans doute plus l'occasion de les voir épanouis en pleine nuit.
— Jeune homme, veuillez ramasser votre matériel et regagner votre chambre. Dois-je vous rappeler à tous deux que les sorties nocturnes sont prohibées à l'académie ?
Les deux étudiants penauds ne savaient plus sur quel pied danser. Kalen se dépêcha de replier ses affaires pendant que le professeur leur faisait la morale.
— Je fermerai les yeux cette fois-ci au vu du malaise de Mr Foujan. Mais que cela ne se reproduise pas.
Kalen et Maïa acquiescèrent de concert et le trajet du retour s'effectua dans le silence total. Le jeune homme fut le premier à rejoindre son bâtiment et, après une dizaine de minutes, ce fut le tour de Maïa. Avant de la laisser regagner ses appartements, le professeur Ziad lui adressa quelques mots.
— Demain à midi, je vous veux dans mon bureau. Tâchez de vous souvenir du moindre détail. Je n'ai pas besoin de vous préciser que tout cela reste entre nous.
Basil tourna les talons sans attendre de réponse et disparut dans la pénombre. Maïa rejoignit sa chambre dans un état second, son cerveau fonctionnait à plein régime. Elle abandonna à même le sol ses vêtements et enfila sa nuisette à l'aveuglette. La soirée qui promettait d'être ordinaire s'était transformée en quelque chose d'indéfinissable. Tout ce que son esprit clamait lorsqu'elle se glissa dans ses draps était qu'elle s'était encore fourrée dans une situation délirante. À peine sa tête avait-elle touché son oreiller que Morphée l'entraîna au pays des songes.
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