Chapitre 1


Ainsi donc l'ardente prière

Perce le ciel et les enfers !

Ton âme a franchi la barrière

Qui sépare deux univers !


Alphonse de LAMARTINE, Apparition


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Le professeur déposa le tas de copies sur le bord du premier rang et regagna l'estrade sans dire mot. Pendant ce temps, les feuilles passèrent de mains en mains dans un brouhaha croissant. Sans attendre la fin de la distribution, l'enseignant afficha la diapositive suivante et intima, une nouvelle fois, le silence. Comme à leur habitude, les étudiants se turent à peine quelques secondes avant que les murmures et diverses conversations reprennent de plus belle. L'attitude désinvolte de la majorité de la promotion subjuguait encore ce professeur expérimenté. Lui qui était accoutumé au sérieux des élèves en milieu universitaire, il avait découvert un tout autre univers dans cette école d'ingénieurs. Il avait très vite observé que la maturité des étudiants laissait à désirer et impactait la mentalité globale du groupe. Le phénomène n'était pas isolé aux dires de ses collègues, au contraire, il s'étendait dans tout l'Hexagone. La situation n'avait pas encore basculé dans les extrêmes, comme dans divers pays avec les fraternités et sororités, mais il pouvait aisément y repérer les prémisses.

Un sourire naquit sur son visage fatigué, la psychanalyse était sa passion, tout à fait amatrice cela va s'en dire. Toutefois, le professeur aimait en incorporer dans ses cours, et aujourd'hui c'était le cas. « Le Process Communication et ses six types de personnalités », pouvait-on lire sur la diapositive projetée. Les copies distribuées constituaient le test qui permettrait aux étudiants de connaître leurs trois personnalités dominantes. La séance, trop courte, allouée à l'enseignant le poussa à s'orienter sur une version simplifiée. Même incomplet, cela suffirait à classifier les élèves dans les diverses catégories : empathique, travaillomane, persévérant, promoteur, rêveur ou rebelle. Tandis que les stylos grattaient le papier dans un silence inhabituel, le professeur observa son auditoire. La vingtaine révolue, ces jeunes gens venaient d'horizons différents. Ayant intégré l'établissement après deux ans d'études dans le supérieur, leurs bagages étaient variés. Il était pourtant assez simple pour l'enseignant de deviner les personnalités prédominantes, leur comportement en cours en disait long.

Les travaillomanes étaient ordonnés et très structurés. Studieux, ils préféraient travailler en petit comité. Dans la classe qui se tenait sous ses yeux, cela concernait tous ceux qui remplissaient consciencieusement le formulaire et avaient investi les premiers rangs. Aucun marmonnage ni conversation en catimini, les élèves idéaux. Malheureusement, c'était bien souvent eux que les autres mettaient à l'écart, car ceux qui ne suivaient pas les meneurs ne se faisaient pas intégrer au « groupe ».

Le professeur aimait à comparer les interactions entre les membres de ces groupes comme une bergerie : un leader suivi par des moutons. Dans un soupir, il repensa à ce problème de clans présent dans cette école. Trop de promoteurs dans une même classe ne pouvaient que conduire à ce résultat. Ils se marchaient les uns sur les autres pour savoir qui serait le plus populaire. Une poignée de crabes dans un panier en osier. La méthode décrivait le promoteur comme la personnalité la plus égocentrique. Charmeuse, elle possédait un besoin constant de manipuler son entourage pour détourner les situations à son avantage. Un atout pour tous ceux qui souhaitaient faire carrière dans des métiers tels que vendeur ou négociateur, mais dans le milieu du management ce n'était pas l'idéal.

Ce fait, une élève fort appréciée du professeur, Lydia, l'avait constaté d'une manière plus concrète qu'un simple test de personnalité. Tout avait commencé dès les premiers jours, avec la fameuse « intégration » réalisée par les étudiants des années supérieures. Elle s'était pourtant préparée en regardant les nombreux reportages qui traitaient de ce sujet de notoriété publique. Les soirées de ce genre d'école étaient réputées pour leurs déviances : humiliations, défis dangereux, alcool à volonté... Ces soirées, aux conséquences quelquefois dramatiques, bénéficiaient d'un passe-droit diplomatique de la part du corps enseignant.

Son intégration n'avait pas dérogé à la règle, emmenée quasi de force pour un week-end dans un lieu perdu sans eau courante ni chauffage, et surtout aucun moyen de transport pour s'enfuir, sa promotion avait vu en l'espace de deux jours leurs personnalités mises en exergue. Depuis, elle prenait sur elle, faisant fi autant qu'elle le pouvait de son sentiment de mal-être en présence des « leaders », comme ils s'appelaient. Sa scolarité aurait pu être supportable si elle était parvenue à ignorer les réflexions dignes de la maternelle qu'elle devait subir à une fréquence trop élevée à son goût. D'aucuns lui déclareraient qu'elle se faisait des idées, mais les petites boutades anodines et regards à la dérobée répétés biaisent son jugement. Bien évidemment, quand leur tour fût venu d'intégrer la nouvelle promotion, elle fit tout son possible pour ne pas prendre part à cette mascarade. À vrai dire, son envie d'arrêter l'école pour rejoindre la vie active la prenait de plus en plus à la gorge.

La sonnerie retentit pour annoncer la fin du cours et, par la même occasion, de la journée. Elle ramassa rapidement ses affaires et, après avoir remis son test au professeur, remonta les escaliers pour quitter l'amphithéâtre. La sortie, qui menait au hall d'entrée, était bouchée par un groupe de filles. Une soirée dans l'école était prévue et, par conséquent, tout le monde restait sur place pour y assister. Enfin, tout le monde sauf elle. Pour éviter les commentaires désobligeants, Lydia offrit son plus beau sourire et s'approcha des gêneuses.

— Excusez-moi !

Personne ne réagit, elle insista donc et s'adressa au centre d'attention.

— Cathy, peux-tu me laisser passer, s'il te plaît ?

Elle savait que les filles l'avaient très bien entendue et faisaient comme si elle n'existait pas. Le groupe attendait la réponse de la fameuse Cathy pour adopter le meilleur comportement. Depuis le début, elle ne pouvait pas l'encadrer, sûrement par pure jalousie, car son petit ami du moment, Marcus, avait eu des vues sur Lydia en première année. Elle avait poliment refusé, ce n'était pas le genre de personne qu'elle désirait côtoyer. Le jeune homme l'avait plutôt mal pris et elle ne doutait pas qu'il était à l'origine de bien des rumeurs sur sa personne. Toute patience désertée, elle considéra que sa camarade ne ferait pas un seul pas de côté pour lui libérer l'accès, elle décida de passer en force. Cathy la fixait d'un regard amusé, ses mains jouaient de manière frénétique avec une bouteille d'eau comme si celles-ci la démangeaient de commettre un quelconque méfait. Son attitude mit la puce à l'oreille de Lydia. Ses sens en alerte, elle se méfia des intentions de Cathy qui, de toute évidence, ne souhaitait pas lui faciliter la tâche. La malotrue s'apprêta à renverser son eau sur les notes de cours de Lydia lorsque la jeune femme passa à sa hauteur.

L'action ne se déroula pas comme prévu. Le liquide à peine sorti du goulot n'emprunta pas le chemin escompté. À l'étonnement général, la gravité ne joua pas son rôle et lorsque Lydia aurait dû se retrouver mouillée, c'est l'arroseur qui fut arrosé. Mue par une force invisible, l'eau s'était détournée de Lydia pour se déverser sur Cathy. Saisie de surprise, la jeune femme en lâcha sa bouteille à présent vide. Lydia rattrapa le récipient avant qu'il ne touche le sol. La scène, figée l'espace d'un instant, reprit ses droits sous les complaintes d'une Cathy détrempée. Cependant, les réflexes de Lydia ne passèrent pas inaperçus.

— Impressionnant ! s'extasia une des groupies en ayant remarqué le geste presque inhumain de Lydia pour rattraper la bouteille.

— Merci, je travaille ma dextérité à mes heures perdues, se justifia-t-elle en déposant la bouteille dans les mains de sa camarade mouillée. Tu vas bien, Cathy ? T'inquiètes ce n'est que de l'eau, ça séchera vite.

Cathy se força à la remercier et referma violemment sa poigne sur le plastique incolore. Ni une ni deux, elle tourna les talons, suivie de sa suite, pour se précipiter dans les toilettes les plus proches. Lydia avait à présent le champ libre et put enfin quitter l'établissement. Elle se hâta de traverser l'avenue et croisa les doigts pour ne pas louper l'un des rares autobus qui pourrait la ramener chez elle, dans un village bien à l'écart de tout. Elle repensa fugacement à ce qui venait de se passer en espérant qu'il n'y aurait pas des représailles. Malgré tout, elle jubilait d'avoir pu remettre cette pimbêche à sa place sans faire l'objet du moindre soupçon.


Elle arriva tout juste au moment où le chauffeur allait refermer les portes et s'engouffra dans le bus bondé avec un soupir de soulagement. L'autocar s'inséra avec difficulté dans le trafic surchargé de la fin de journée. Tous ces corps qui se pressaient les uns sur les autres la répugnaient, personne n'était à l'abri d'une main baladeuse dans ce genre de situation. Fort heureusement, aujourd'hui elle était prise en sandwich entre la vitre et les autres passagers ce qui lui permettait de s'adosser à la paroi et de mettre son sac sur son ventre comme une protection contre toutes les sardines entassées dans cette boîte de conserve. L'arrivée au centre-ville la délivra de cette atmosphère oppressante, car tous les jeunes descendirent tel un raz de marée dans les rues animées du jeudi, la soirée réservée aux étudiants.

Quand le bus redémarra, vidé de plus de la moitié de ses occupants, Lydia put trouver sans problème une place assise. La tête calée contre le verre, son esprit vagabondait au rythme des arrêts du chauffeur. Le soleil commençait déjà à se coucher, elle allait devoir écourter rapidement la visite à ses parents si elle ne voulait pas arriver en retard chez elle et ainsi louper son cours particulier avec Gloria.

Plus les minutes passaient, plus le paysage se modifiait. D'un environnement urbain suréclairé où les foules se bousculaient sur les trottoirs, le bus transitait à présent vers la campagne sombre, paysage rural où les habitations se faisaient rares. Il ne restait qu'un arrêt à effectuer avant que le chauffeur ne regagne son dépôt, et Lydia était sa seule passagère. Repositionnant son sac sur son dos, la jeune étudiante se leva et appuya sur le bouton d'arrêt. Un son strident retentit pour indiquer au conducteur que la dernière passagère souhaitait descendre. La destination affichée à l'écran se mit alors en surbrillance, « Village de la Forêt », et fut remplacée par « ne prends plus de voyageurs » dès lors que les portes se refermèrent derrière Lydia.

La jeune femme contourna le cabanon en bois humide qui servait d'abribus pour faire face à la lisière. Le Village de la Forêt, son nom ne pouvait que décrire parfaitement la particularité du lieu à l'écart de la population. Du bord de la route, on ne voyait qu'une seule bâtisse et un unique chemin, qui s'effaçait dans la végétation. Pourtant, ici vivait une trentaine de familles confortablement camouflées au sein du bois. Le gardien, qui logeait dans cette demeure, filtrait les allées et venues dans le village comme cela était le cas pour les résidences surveillées. Lydia passa devant chez lui en adressant un signe rapide aux fenêtres habillées de lourds et épais rideaux et, sans attendre de réponse, trottina le long du sentier. De l'unique route qui traversait les bois, on ne pouvait observer les diverses habitations. En effet, chacune d'entre elles était construite de manière à être entièrement cachée par les arbres.

Lydia quitta le chemin principal pour s'enfoncer dans le sous-bois. Elle devait se hâter si elle voulait rejoindre Gloria à temps. Le paysage, mi-ombre, mi-lumière, lui permettait d'évacuer la pression scolaire. Tout le stress et les contrariétés qu'elle pouvait ressentir s'effaçaient dès qu'elle se trouvait en ces lieux. Elle se sentait plus que jamais dans son élément. Prenant le temps, quitte à se faire rappeler à l'ordre pour son retard, Lydia ferma les yeux et ouvrit ses sens. Les sons de la nature résonnaient à ses oreilles, la faisant vibrer à son tour. En totale communion avec son environnement, la jeune femme emplit ses poumons de l'air frais des bois. Inspiration sur inspiration, Lydia se détendit et ne fit plus qu'un avec la forêt.

Cette symbiose prit fin lorsque sa concentration se vit troubler par le craquement d'une branche. Rouvrant à regret les yeux, elle scruta les alentours et s'attarda sur les zones les plus sombres.

— Il y a quelqu'un ? interrogea-t-elle, pensant reconnaître une silhouette tapie dans l'ombre.

Le silence lui répondit. Curieuse, elle s'apprêtait à aller vérifier par elle-même lorsqu'un écureuil affolé surgit et s'élança sur un arbre voisin. Surprise de l'apparition de la petite créature apeurée, Lydia sursauta et partit dans un éclat de rire. Rassurée, elle reprit son chemin et repensa aux rumeurs colportées en ville concernant son village. Du fait de l'isolation des habitations et de la discrétion de leurs propriétaires, il se murmurait que la forêt était hantée. Il se disait même qu'un étranger qui osait y entrer, sans y être invité, n'était pas sûr d'en ressortir un jour. Cela la faisait beaucoup rire. L'ignorance et l'incompréhension conduisaient toujours les hommes à mettre à l'écart, voir à haïr ce qu'ils n'expliquaient pas.

Dans son vagabondage, Lydia remarqua un parterre bien fourni, c'était une aubaine pour elle, car un bon bouquet de fleurs champêtres ferait un cadeau idéal pour ses parents. Il n'était pas bien vu de rendre visite à autrui les mains vides. Sa besogne réalisée, elle se pressa de les rejoindre, consciente d'avoir accumulé un peu trop de retard.

Au détour d'un chêne, sa destination se dévoila, un petit cimetière parfaitement entretenu perdu dans la nature luxuriante. Lydia longea le mur en briques rouges qui délimitait les lieux en arrachant ici et là quelques mousses qui commençaient à pousser dans les fissures apparentes. Le portillon émit un grincement sonore en s'ouvrant. Les oiseaux s'envolèrent, effrayés, dans une tempête de plumes et de cris. Le silence retomba bien vite en ces lieux de repos éternel. Lydia contourna deux imposants anges en pierre blanche finement sculptés pour se retrouver dans un petit renforcement. Astucieusement camouflé, il abritait une robinetterie qui permettait l'entretien des sépultures. Elle saisit l'un des vases laissés à disposition de chacun et, après l'avoir rempli d'eau, y incorpora son bouquet fraîchement cueilli. Slalomant dans les allées discontinues, Lydia s'immobilisa devant une tombe en marbre noir où l'on pouvait lire en lettres d'or : « Ici reposent Matt et Sandra ZOUHRA. » Elle déposa son présent sur la surface lisse et entama une prière.

Ses parents biologiques étaient décédés dans un accident de voiture dans la capitale. Elle était le bébé miraculé de la célèbre Place de l'Étoile. Celle qu'elle considérait à présent comme sa mère, Nita, était l'une des secouristes qui était intervenue. C'était encore une énigme pour elle, mais grâce à des connaissances hautes placées, la femme l'avait adopté. Depuis lors, elle vivait dans la collectivité où elle développait ses talents en toute liberté. Assistée de son mentor, elle peaufinait ses deux passions : les sports de combat et son art, discipline mystérieuse qui devait rester secrète sous peine de représailles de la part de la communauté.

Tandis que l'une n'était jamais mentionnée à l'extérieur de chez elle, l'autre pouvait être pratiquée dans tout bon dojo qui se respecte. L'an dernier, Nita l'avait encouragé à s'inscrire à un cours en ville, ne serait-ce que pour côtoyer des jeunes de son âge et avoir une approche différente de celle de Gloria. L'idée lui avait même plu au début, mais le souvenir qu'elle gardait de cette expérience avortée en disait long. Elle s'était laissée persuader par les douces paroles maternelles et s'était rendue à une séance découverte de krav-maga. Lydia avait rapidement constaté l'écart de niveau avec les adhérents et, cerise sur le gâteau, parmi les élèves se trouvait des camarades de classe. Leurs mots avaient achevé de la convaincre de ne pas s'engager dans cette voie.

— Tiens, Lydia, qu'est-ce que tu fais là ? Tu veux apprendre à te battre pour survivre dans ta forêt maléfique ? avait ricané Marcus, provoquant un fou rire général.

Les habitants du Village de la Forêt avaient arrêté d'essayer de dissiper les rumeurs au sujet de leur autarcie, car plus ils mettaient de l'énergie à réfuter les mauvaises langues, plus celles-ci amplifiaient les ragots. Se calquant sur leur comportement, elle n'avait pas relevé les insinuations de son camarade. Serrant les dents, Lydia avait tourné les talons sans rien dire, mais en pensant très fort qu'ils n'étaient que de sombres ignorants.

La jeune femme fut sortie de son souvenir par le hululement d'une chouette. La forêt était très active ce soir, ce qui ne surprenait pas Lydia. Levant son regard sur le ciel où trônait la pleine lune, elle pâlit d'un coup à en concurrencer l'astre. En vue de l'heure avancée, elle allait se faire remonter les bretelles par son professeur, et cela n'allait pas être plaisant. Lydia quitta à la hâte le cimetière et décida de couper à travers bois au lieu d'emprunter les petits sentiers pour rentrer chez elle au plus vite. Curieusement, la sensation étrange qu'elle avait perçue plus tôt s'intensifia. Elle avait à présent l'impression que quelque chose la suivait dans l'obscurité. Ce n'était pas la première fois qu'elle ressentait cela et qu'il n'y avait strictement rien autour d'elle. Lydia laissa ce sentiment dans un coin de son esprit et se concentra sur sa course contre la montre ; d'autant plus qu'elle ne craignait rien en ces lieux.

Un énième craquement lui fit regarder derrière elle. Mauvaise idée. Elle exécuta sa volte-face si brusquement que sa chaussure glissa dans une flaque de boue. Non sans entendre un sifflement strident, elle finit son mouvement les quatre fers en l'air. Massant son coccyx douloureux, ce ne fut qu'en se remettant sur pied qu'elle remarqua un poignard cranté planté dans le tronc d'arbre juste derrière elle. Au vu de son emplacement, si la jeune femme n'était pas tombée, l'arme se serait fichée en plein dans sa poitrine. Lydia déglutit. Elle ne pouvait plus ignorer son instinct, le projectile encore vibrant lui était destiné. Toutefois, un soupir lui échappa, cela devenait une habitude ces derniers temps. Sans attendre plus que nécessaire, elle sauta sur le côté pour se mettre à l'abri derrière une souche assez large.

À travers ses battements de cœurs affolés, elle l'entendit se déplacer furtivement parmi la végétation en émettant des ricanements presque gutturaux.

— Pauvre petite chose effrayée, roucoula une voix grave presque surnaturelle.

La silhouette s'avançait lentement dans l'obscurité, elle avait faim, faim de sang frais. Sa chasse durait depuis trop longtemps, elle avait débuté au centre-ville avec cette femme, aux yeux d'ambre, qui avait tenté de s'enfuir dans les ruelles étroites. Bien qu'elle fût maligne, le chasseur n'avait pas perdu sa trace et était arrivé jusqu'ici. Il regrettait de ne pas avoir retrouvé son gibier, mais il avait gagné au change. Une proie plus jeune, plus chétive, plus effrayée. Il allait prendre son temps, la faire souffrir à petit feu, il aimait par-dessus tout entendre ses victimes le supplier de les achever.

Pendant que son agresseur fantasmait sur son prochain méfait, Lydia s'était mise en action. D'un coup d'œil rapide, elle put observer les runes gravées sur le manche du poignard. Elle pensait reconnaître des idéogrammes démoniaques et cela ne la rassura pas. La jeune femme s'obligea à confirmer ses soupçons avant d'agir au risque de connaître un impair. Pour se faire, voir à qui appartenait ce rire, qui lui donnait froid dans le, était nécessaire. Ne voulant pas se mettre à découvert, Lydia fit la seule chose qui était en son pouvoir, elle sortit le miroir de poche qu'elle gardait toujours dans son sac et l'utilisa pour apercevoir son ennemi.

Vêtements amples, dissimulant mal une carrure plus que musclée, une démarche de prédateur, la description banale d'un homme lambda. Enfin, si l'on écartait le fait que ses yeux étaient d'immenses trous noirs et que la langue qui humectait ses lèvres était fourchue comme celle d'un serpent.

Il ne manquait plus que cela... chuchota-t-elle pour elle-même.

Maintenant qu'elle était certaine que cette créature venait des enfers, Lydia pouvait agir. La jeune femme s'élança sur le poignard et, après l'avoir libérée de sa prison ligneuse, se réfugia derrière un arbre. Elle eut à peine le temps de se mettre en sécurité derrière le tronc que le pauvre feuillu essuya une nouvelle attaque. Des boules de feu s'écrasèrent à une cadence démentielle sur son écorce. Lydia devait trouver rapidement une parade, car son bouclier de fortune ne tiendrait pas longtemps face à de tels assauts.

L'assaillant, impatient et assuré, se mit à découvert et fonça droit devant lui sans craindre de représailles. Chaque foulée le rapprochait de sa proie. Chaque foulée s'enfonçait dans la terre boueuse. La petite chose effrayée ne pourrait même pas finir une incantation, il l'aura fait rôtir bien avant. Une nouvelle boule de feu naquit dans sa paume, prête à achever sa besogne.

Immobiliser.

La flaque dans laquelle trempait l'un de ses pieds s'anima pour englober toute sa jambe. Sans lui laisser le temps de réagir, le liquide se solidifia en un bloc de glace, le stoppant dans sa course.

Affaiblir.

Il n'eut pas le temps de se dégager qu'une douleur à la cuisse lui arracha un cri tout droit sorti des enfers. Enfoncé profondément dans sa chair, le démon put observer son propre poignard. Le brasier qui se diffusait dans son corps n'était pas uniquement dû à la lame de métal, mais à la substance dont elle était recouverte. Lydia, avant de le viser avec l'arme, l'avait trempée dans l'eau bénite qu'elle gardait en petite quantité sur elle. Pour réaliser son tir, elle avait dû sortir de sa cachette et se tenait à présent agenouillée devant le monstre. Les mains de celui-ci n'étant pas entravées, il en profita pour lancer sa boule de feu sur la jeune femme.

— Brûle, fille de Salem !

Parer.

Lydia s'était relevée et faisait face à son assaillant. Cette attitude surprit le démon toujours piégé dans la glace. Un mouvement rapide du poignet permit à la sorcière de faire naître une sphère d'eau au creux de sa main. Sans attendre, elle la lança pour éteindre la boule enflammée qui fusait vers elle. Devant cette parade, son agresseur sembla confus et commença à paniquer.

— Et merde ! Un Don !

Achever.

Lydia tendit les mains vers la créature infernale et se concentra. La visualisation était l'étape la plus importante pour une telle manipulation. Le démon se tordit de douleur et rugit sa souffrance, sans interruption. Des perles de sueur roulèrent sur le front de la jeune femme. Elle redoubla d'efforts afin d'atteindre son but malgré l'énergie que cela lui demandait.

Un bruit sourd lui fit perdre sa concentration. Les cris de l'homme restèrent coincés dans sa gorge. Il eut juste le temps de baisser les yeux pour apercevoir une lame qui lui transperçait le corps.

Lydia observait, surprise, la scène qui se tenait devant elle. La créature démoniaque crispée de douleur, le visage figé dans un rictus inhumain et une épée sortie d'on ne sait où lui traversant le thorax. Tableau étrange, comme si le temps s'était arrêté. La jeune femme sut être hors de danger, car l'arme ne lui était pas inconnue. Elle assista à la mort de la créature, corps de chair qui redevenait poussière. Tandis que les contours du démon s'effaçaient pour se transformer en milliers de particules, les traits de la mystérieuse épéiste apparaissaient. Peau hâlée, yeux d'ambre, la femme rangea sa lame dans son fourreau. Ses longs cheveux châtains, tressés à l'aide d'un fin ruban couleur anis, ondulaient gracieusement dans son dos lorsqu'elle se déplaçait. Une silhouette que Lydia ne connaissait que trop bien. Gloria.

— Puis-je savoir ce que tu essayais de faire exactement ? s'interrogea la nouvelle venue.

Sans escompter une réponse, l'épéiste se mit en route. Lydia se saisit rapidement de son sac resté étalé sur le sol et rejoignit Gloria.

— J'ai tenté de geler toutes les molécules d'eau présentes dans son corps pour ensuite le briser en mille morceaux ! expliqua-t-elle.

— Pas très intelligent, tu crois vraiment qu'il allait attendre tranquillement que tu fasses ta petite affaire ? Pendant que tu te concentrais, il aurait pu te tuer aisément, conclut-elle.

Lydia choisit de ne pas répliquer, elle connaissait bien le caractère de la femme et qu'importent les arguments, elle aurait toujours raison. Ne dit-on pas que l'élève doit constamment apprendre de son maître ? Elle décida donc de retenir la leçon pour la prochaine fois et d'assimiler ses erreurs. La maison où vivait Lydia n'était plus très loin, elles pouvaient déjà l'entrapercevoir à travers la végétation. Charmante petite chaumière, elle était encadrée par un jardin bien fourni en plantes et fleurs diverses. En ouvrant le portail, qui menait vers l'entrée, Lydia se questionna tout de même sur la présence inhabituelle de ce démon dans le bois du village.

— Gloria, que faisait-il dans la forêt celui-là ? Il ne connaissait pas l'identité des habitants ?

— Atterrir dans un coven de sorciers ? Il se serait enfui en courant s'il avait eu le moindre doute, ricana Gloria. Tout est de ma faute, Lydia, désolé. J'aurais dû l'achever plus tôt, mais je ne pensais pas qu'il me suivrait jusque-là...

Le Village de la Forêt rassemblait l'une des centaines de communautés de sorciers du pays. Se regrouper ainsi permettait de s'entraider en cas de crise et de garder plus facilement le secret de leur existence. Mais la raison principale était la surveillance des défunts. Certaines créatures maléfiques pouvaient voler le savoir des morts pour s'en servir à mauvais escient. Le pouvoir des sorciers résidait dans leur aptitude à invoquer des puissances surnaturelles à l'aide de potions et d'incantations. Dans certains cas, ils pouvaient hériter de capacités ne nécessitant pas de formules à réciter. Cette aptitude était appelée « Don », elle n'était pas héréditaire et rien ne prédestinait le sorcier à en développer une. En revanche, leurs porteurs étaient des cibles de choix pour les êtres maléfiques qui souhaitaient accroître leurs pouvoirs.

Lydia déposa ses affaires dans l'entrée et dépassa sa camarade pour faire irruption dans le salon. Elle se fit aussitôt accueillir par le sourire ravissant d'une Indienne d'âge mûr.

— Désolée pour le retard, maman, on a eu un léger contretemps.

— De quel genre exactement ? demanda-t-elle curieuse et inquiète à la fois.

Tandis que Gloria relatait leur mésaventure à une Nita désireuse de connaître le fin mot de l'histoire, Lydia se rapprocha d'une imposante commode en chêne. Elle se saisit d'un cadre photo et s'installa confortablement dans un fauteuil près du feu. On pouvait observer un couple tendrement enlacé. L'homme, aux courts cheveux ébène, couvait de son regard émeraude une petite blonde nichée dans ses bras. Ils semblaient nager dans le bonheur. Elle caressa du bout des doigts le verre qui protégeait le souvenir de ses parents. Elle avait hérité des yeux bleus de sa mère et de la chevelure de son père. Chacun portait une chevalière particulière, spécifique à leur famille respective. Celle de son père représentait une salamandre enroulée autour d'une pierre rouge sang, tandis que l'améthyste de sa mère était maintenue par une fine créature ailée. La jeune femme reposa le cadre à sa place. Les chevalières étaient un des signes qui indiquait que ses parents appartenaient à un coven, autrement dit une communauté de sorciers. C'était une des raisons pour laquelle, lors de la découverte dans la voiture accidentée, Nita avait de suite remarqué la particularité de la famille, faisant elle-même partie de l'un d'entre eux.

À l'âge de seize ans, il était coutume d'attribuer un maître d'apprentissage pour inculquer la magie aux novices. C'était à ce moment que Gloria était entrée dans leur vie, l'épéiste étant l'unique personne qui possédait un Don, dans l'entourage de Nita. Elle était donc la mieux placée pour enseigner à Lydia.

— Je suis allée voir mes parents tout à l'heure, annonça la jeune femme.

— Je comptais y passer cette nuit à la pleine lune pour la vérification des sceaux. Tu veux m'accompagner ou tu as quelque chose de prévu avec Gloria ?

— J'ai ce fameux test auquel elle me prépare depuis des semaines. Si je le finis rapidement, je te rejoindrai là-bas.

— Très bien, consentit-elle en couvant du regard sa fille adoptive, tu seras sous peu une membre du coven accomplie !

Nita s'approcha de la jeune femme et la prit dans ses bras. Bientôt, sa fille serait indépendante et pourrait quitter le nid. Quand Lydia renoncerait à son cocon protecteur, elle serait confrontée à la dure réalité et à l'implacable destinée. Sa mère espérait de tout cœur que ses enseignements lui seraient utiles. La jeune femme se dégagea doucement de son étreinte pour déposer un léger baiser sur sa joue. Après ce moment câlin, Lydia monta ranger ses affaires dans sa chambre. Il ne restait plus que les deux femmes dans le salon. Nita se rendit près du feu en essuyant les quelques larmes apparues au bord de ses yeux. Elle devait se focaliser sur la pleine lune de cette nuit. La puissance magique des sorciers dépendait de deux paramètres : sa condition physique et son mental. Certains sorts requéraient beaucoup de concentration et d'énergie. Mal préparée, une incantation pouvait gravement blesser un sorcier, voire mettre fin à ses jours. Les nuits de pleine lune représentaient un pic d'énergie pour les covens, chacun profitait de ces créneaux pour renforcer des sorts et sceaux précédemment lancés, protéger leurs habitations ou tester des incantations jamais tentées.

Pour sa part, Nita faisait son stock de potions ayant besoin d'être exposées aux rayons lunaires. Mais la soirée à venir allait être spéciale pour leur famille. Elle l'avait pressenti à la dernière lune, sa fille commencerait sa vraie vie de sorcière. Elle ne savait pas exactement ce qui allait se passer, mais elle était confiante. Les lignes du destin avaient été spécifiquement tracées pour chaque être vivant et ne se trompaient jamais. Gloria s'approcha d'elle et posa sur son épaule une main compatissante. Lydia revint dans la pièce sans cacher son impatience.

— Alors, où se déroule mon épreuve ?

Gloria s'avança et laissa tomber entre les mains de son apprentie un sac en cuir bien rempli.

— Tu vas te rendre au lac pour méditer. Je veux que tu arrives cette fois-ci à entrer en résonance avec ton don. Les astres sont favorables aujourd'hui, interdiction de revenir avant d'avoir réussi. L'échec n'est pas permis.

— Donc, je devrai me débrouiller seule, en conclut Lydia.

Gloria acquiesça et se dirigea vers la porte d'entrée. Après avoir souhaité une bonne soirée à Nita, elle se saisit de son fourreau.

— Te débrouiller et y aller seule, déclara-t-elle. Sois assez disciplinée pour n'utiliser le sac qu'en cas d'extrême urgence, entendu ? J'espère te revoir avant demain matin !

L'astre trônait dans un ciel parsemé d'étoiles étincelantes. Il était enfin l'heure de se mettre en route. Lydia trépignait d'impatience dans l'entrée en attendant que sa mère se mette également en chemin vers sa propre destination. Ne tenant plus en place, la jeune femme s'élança dans la nuit sans l'attendre.

— J'y vais, maman ! Je ferai attention, à tout à l'heure !

Elle n'avait pas attendu sa réponse et s'était directement dirigée vers le lac. Pouvoir vagabonder dans les bois uniquement éclairés par les rayons de la lune lui semblait irréel. Une sensation de liberté l'envahit à nouveau, elle pouvait l'affirmer, elle se sentait chez elle dans ce village coupé du monde. Elle ne quitterait cette forêt sous aucun prétexte.

Après une marche d'une vingtaine de minutes, elle arriva au fin fond du bois où se trouvait le fameux lac. Sous les rayons lunaires, il scintillait de mille feux, tel un diamant. L'humidité ambiante était alimentée par un fin brouillard qui, suspendu au-dessus de la surface de l'étendue d'eau, donnait un aspect mystique au paysage. La photographie des lieux pouvait sans problème intégrer un de ces albums qui peignait les rituels païens autour des dolmens.

Lorsque l'on contournait l'étendue vers l'ouest, le relief devenait plus vallonné et une petite bute parsemée de rochers surplombait le lac. Lydia s'y installa confortablement, le sac offert par Gloria bien calé sur ses genoux. Avalant une grande bouffée d'air, elle commença à faire le vide dans son esprit. L'objectif à atteindre était de se fondre dans son élément. Le lieu était idéal, car son don lui permettait de contrôler l'eau. Elle avait tant d'idées sur les façons de manipuler ce fluide cristallin, malheureusement elle n'était pas assez puissante pour le faire. Quand elle se concentrait, à un certain niveau, un mur invisible la bloquait aussitôt. Sa mère lui avait maintes fois expliqué que son esprit devait se renforcer pour atteindre les paliers supérieurs. Cependant, cela faisait un long moment qu'elle n'arrivait plus à améliorer sa maîtrise. Gloria l'avait rassurée en lui rappelant qu'un don mettait des années à être peaufiné et elle avait également vaguement marmonné quelque chose à propos des éléments, mais cela ne changeait rien. Lydia perdait espoir et seule la pleine lune lui donnait une chance de briser cet obstacle.

Totalement détendue, elle frissonna au souffle du vent qui lui caressait la peau. Ce fut à cet instant qu'un déclic se fit. Elle se sentit flotter dans les airs. Quelque peu paniquée, la jeune fille tenta d'ouvrir les yeux, mais une force invisible l'empêchait de le faire. Les énergies s'affolaient tout autour d'elle. Un souffle puissant l'aspirait inexorablement vers l'inconnu.

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