Chapitre 1 : L'Autre Rive

Je me redressai en soufflant bruyamment, un tas de vêtements gorgés d'eau entre les mains. J'entrepris de les essorer consciencieusement. Je retins une grimace en voyant la couleur jaunâtre de l'eau qui s'en échappait. Ces vêtements, ou plutôt ces haillons, avaient maintenant une dizaine d'années, et je préférais ne pas m'interroger sur la provenance de l'eau avec laquelle nous les lavions.

Je vidai la vieille bassine rouillée à mes pieds, avant de reposer les vêtements dedans. Les mains en appui sur mes hanches, je pris le temps de faire une pause, lasse de cette routine infernale.

- Tahlia ! Le linge ne va pas s'étendre tout seul ! me reprocha ma mère depuis la fenêtre de la cuisine, dans laquelle elle s'était enfermée une heure plus tôt pour préparer le dîner.

Je rouspétai à voix basse puis me remis en mouvement. Quelques minutes plus tard, j'observai avec satisfaction la rangée de linges suspendus au mince fil prévu à cet effet.

Je fis volte face et pénétrai à l'intérieur de la vieille baraque délabrée dans laquelle nous vivions, ma mère, mon petit frère et moi. Je passai devant notre génitrice, affairée à découper méticuleusement les légumes, et toquai doucement à la porte fermée faisant face à la cuisine.

- Entre ! s'exclama une petite voix, dont la faiblesse s'accentuait un peu plus chaque jour.

Je souris tristement, avant de plaquer un air joyeux et détendu sur mon visage et de faire un pas dans la chambre de mon petit frère. Il était juste là, allongé sur le lit, le teint blafard. Une vision de lui mort, dans ce même lit, s'imposa dans mon esprit mais je la chassai immédiatement en secouant discrètement la tête.

Je m'assis délicatement sur le côté du lit, faisant attention à ne pas écraser son corps frêle.

- Tu t'es encore entraînée aujourd'hui ? m'interrogea-t-il, les yeux brillants d'entrain.

J'acquiesçai, un sourire amusé aux lèvres, la gorge cependant nouée. Je savais l'admiration qu'il me portait.

- Comment te sens-tu, Ash ? lui demandai-je doucement, tout en replaçant correctement une mèche de ses cheveux, collée par la sueur.

- Je vais bien, je me sens juste mou et je transpire beaucoup, comme d'habitude, répondit-il en haussant les épaules, mais je perçus un tremblement dans sa voix.

Mes yeux s'embuèrent légèrement. Il le savait, tout comme moi. Le voir s'affaiblir de jour en jour était un véritable supplice. Je me rappelais de cette soirée, lorsque l'un des rares médecins de la rive avait ausculté Ash. Son verdict m'avait glacé le sang, alors que je n'avais que quatorze ans à l'époque. 

"Votre fils est malheureusement atteint d'une hépatite C, en d'autres termes...", cette voix m'avait semblé si lointaine en cet instant. Je ne me souvenais à peine avoir entendu le reste de la phrase. Je n'avais pas eu besoin d'en savoir plus, j'avais immédiatement compris ce que cela signifiait. J'avais eu l'impression qu'on me broyait le coeur à cet instant.

Ce jour-là, j'avais pris ma décision. Ma mère n'avait pas voulu se l'avouer, mais elle savait que nous n'aurions jamais les moyens de le soigner, et qu'il n'existait qu'une seule solution pour financer son traitement. C'était enfin aujourd'hui que tout allait se jouer. Cette soirée allait déterminer si mon frère aurait une chance d'être sauvé. Et, à partir de ce moment-là, tout reposerait sur moi.

Je fis un sourire qui se voulait rassurant à Ash. Ses yeux se refermaient déjà, signe qu'il se rendormait. Je me levai avec délicatesse pour ne pas le déranger, puis sortis de la pièce. J'aurais souhaité l'embrasser sur le front, lui transmettre tout l'amour que j'éprouvais pour lui. Toutefois, le simple fait de l'effleurer me donnait l'impression qu'il allait se briser en milles morceaux.

Ma mère m'accueillit dans la cuisine, feignant un air enjoué, comme toujours. Je la regardai trancher les légumes en silence, les sourcils froncés, mes pensées vagabondant déjà loin d'ici. Elle le remarqua rapidement, posa son couteau et se tourna face à moi, attendant que je prenne la parole. Je la dépassais en taille depuis maintenant plusieurs années.

- Je vais faire un tour là-bas, me contentai-je de dire, le regard absent.

Elle hocha la tête, comprenant de quoi je parlais. C'était mon endroit favori, j'y allais souvent pour être seule. C'était également le spot où la vue sur l'Autre Rive était la plus imprenable.

Je la dépassai, ayant hâte de sortir de cette maison où l'atmosphère se faisait étouffante. Je sentis soudain ma mère m'attraper le bras, me stoppant dans mon élan.

- Lia, ne te tracasse pas. Les chances que tu sois sélectionnée sont infimes, tu le sais, me murmura-t-elle avec douceur, comme si elle avait peur de me blesser.

Elle était consciente de tout l'espoir que je fondais dans cette sélection. Je baissai la tête, lui cachant mes yeux brillants de larmes. La vérité était que j'étais pratiquement sûre d'être appelée, mais cela, elle l'ignorait. Une semaine auparavant, grâce à un contact, j'avais donné une belle poignée de dinors que j'économisais depuis maintenant deux ans, destinée aux responsables du tirage au sort. Cela me garantissait une quasi-certaine sélection à Elevation. J'avais fait tout cela dans le dos de ma mère, bien entendu. 

La sélection qui s'effectuait chaque année afin de désigner les pauvres âmes devant participer à Elevation était censée être aléatoire. Néanmoins, la corruption était répandue sur cette rive, et le tirage au sort des noms des participants ne faisait pas exception. Parmi tous les jeunes entre dix-huit et vingt ans, cinquante étaient sélectionnés, et j'étais déterminée à en faire partie. 

Une fois mon nom prononcé ce soir, plus aucun retour en arrière ne serait possible. La sélection pour Elevation n'était en rien une simple invitation. Un refus d'obtempérer était vu comme un acte de rébellion et malheur à celui qui s'y essayait.

Je m'en voulais énormément d'infliger ça à ma mère. Elle avait déjà un enfant mourant, et son aînée allait bientôt participer à un jeu dont elle aurait une chance sur cinquante de ressortir vivante. Ma mère allait peut-être subir la mort de ses deux seuls enfants, et cela me détruisait, mais il était trop tard pour changer d'avis. J'allais avoir une chance, aussi infime qu'elle soit, de sauver mon frère, et d'offrir une nouvelle vie à ma famille.

Revenant à la réalité, je lui fis un sourire forcé.

- Je sais, maman, mais je stresse un peu. Il faut quand même se préparer à cette éventualité, répondis-je prudemment.

Elle soupira, me lâcha et se remit à cuisiner sans un mot. Je pris ça comme un feu vert et sortis précipitamment de la maison. Sur le seuil de la porte, j'inspirai une grande bouffée d'air. Plus l'heure fatidique approchait, plus j'avais la sensation d'étouffer. 

Après plusieurs minutes de marche dans le dédale qu'était notre ville, j'arrivai devant une maison abandonnée. J'entrai comme à mon habitude par la porte en ruine, et montai l'escalier intérieur. Une fois au sommet, plusieurs étages plus haut, j'accédai à la trappe menant au toit. Je la poussai sans difficulté et me redressai à la force de mes bras, balayant du regard la vue à présent dégagée de la ville.

Je me hissai sur le toit puis m'assis sur le banc de fortune que j'avais aménagé. D'ici, je pouvais apercevoir chaque détail de ce paysage à la fois magnifique et désolant. Les rues de notre rive étaient étroites, sales, parsemées de flaques d'eau croupie. Elles grouillaient d'agitation. Des artisans travaillant sous la chaleur écrasante, des jeunes jouant dans les rares espaces inoccupés.

Je levai les yeux un peu plus loin, et, comme d'habitude, la vue qui s'offrait désormais à moi était à couper le souffle. De l'autre côté du Fleuve, se dressait, tel un mirage, l'Autre Rive. Des bâtiments s'élevant jusqu'aux nuages, leurs façades réfléchissant les rayons du soleil. Une verdure resplendissante, des véhicules à la pointe de la modernité se faufilant dans des rues propres et épurées. Et des gens, insouciants, habillés de vêtements neufs, qui semblaient heureux.

Avaient-ils ne serait-ce qu'une pensée envers nous ? Etaient-ils conscients de la misère dans laquelle nous vivions ? Bien sûr que non. Tout ce qui leur importait était leur bonheur à eux seuls, leur petit confort. Et surtout, leur amusement. Elevation avait été en partie créé pour distraire ces habitants. Le Dirigeant savait pertinemment que de cette manière, il détournait leur attention de la dictature qu'il avait progressivement instaurée. Sa propagande permanente était semblable à un lavage de cerveau sur eux. Tant qu'ils allaient bien, ils étaient persuadés que le monde autour allait bien.

Ils ne s'inquiétaient donc pas du fait qu'Ardysia était une ville totalement enclavée dont il était interdit d'entrer, et surtout, de sortir. Pourtant, nous, de ce côté du Fleuve, n'étions pas dupes. Marcus avait pris le pouvoir de force, et continuait d'utiliser la ruse et la malhonnêteté pour contrôler la population et contenir les mouvements de rébellion. C'était aussi pour cette raison que j'avais décidé de participer à ce jeu, dès l'année de mes dix-huit ans. Je souhaitais changer cette situation. J'ignorais comment, mais c'était l'occasion parfaite pour tenter le tout pour le tout, tenter l'impensable. Mon souhait le plus cher était de voir mon frère guérir. Le second, bien qu'encore moins réalisable, était de faire tomber Marcus. Un objectif assez ambitieux pour une simple adolescente de la rive pauvre d'Ardysia. 

Je me demandais si les autres habitants de ma rive avaient les mêmes idées sombres. Pourquoi, en 20 ans de règne imposé, aucune insurrection digne de ce nom n'avait agité les rues d'Ardysia ? Je faisais partie de la génération étant née sous cette dictature, mais malgré ce conditionnement, je rêvais nuit et jour de voir le pouvoir renversé. Qu'en était-il de ceux ayant connu la liberté, l'équilibre d'antan ? 

Ma mère ne m'avait jamais dépeint le régime d'autrefois comme étant juste et idéal, il avait déjà de nombreux défauts d'après elle. Toutefois, la population n'était à l'époque pas scindée en deux, et bien que très peu de gens s'y risquaient, sortir d'Ardysia n'était pas interdit. De ce qu'on m'avait expliqué, les personnes franchissant les portes de notre ville étaient la plupart du temps les commerçants et vagabonds. L'extérieur était peut-être hostile, mais n'importe qui souhaitant l'explorer en avait la possibilité.

Le grand tournant qui avait marqué l'avènement de Marcus avait été, comme il l'avait toujours nommé, la Grande Guerre. Un affrontement sans précédent impliquant la plupart des nations mondiales, qui avait rendu toute vie à l'Extérieur impossible. Du moins, c'était ce que Marcus avait toujours avancé. En réalité, personne à ma connaissance n'avait assisté de ses propres yeux à cette guerre, et la crainte des attaques de nations ennemis avaient naturellement poussé toute la population à se retrancher chez elle sans se poser de question. Marcus était alors passé pour le héros ayant férocement protégé notre ville du reste du monde. Son armée avait tenu les remparts d'Ardysia sans relâche, mais était-ce réellement les intrusions qu'ils avaient pour ordre de stopper ?

Bien que beaucoup d'entre nous étions dubitatifs quant à la véracité de la version de notre Dirigeant, personne n'avait jamais pu prouver le contraire. Je soupçonnais qu'il y ait eu de nombreuses tentatives, abouties ou non, mais Marcus tenait à être le seul détenteur de la vérité et les malheureux n'étaient probablement plus des nôtres à ce jour.

Leur destin avait probablement achevé de convaincre les derniers curieux de s'aventurer dans la même quête.

Je sortis de mes réflexions en remarquant que le ciel s'était assombri. Il allait bientôt faire nuit, et cela signifiait que l'heure de la révélation approchait à grands pas.

Je quittai ma bulle de tranquillité pour replonger dans les rues surpeuplées de la ville. Quelques minutes plus tard, j'étais de retour chez moi.

- Tu arrives juste à temps, me lança ma mère depuis le salon, avec un air faussement détaché, derrière lequel je pouvais distinguer son appréhension.

Tandis qu'elle mettait la table, j'allai chercher Ash pour le ramener avec nous. Rares étaient les repas que nous partagions tous ensemble, ma mère travaillant tard le soir pour gagner à peine quelques dinors, et mon frère étant souvent trop exténué pour sortir de sa chambre. Pourtant, ce soir était spécial, et nous le pressentions tous.

La nourriture de mon assiette avait le gout de la culpabilité qui me rongeait à présent. Je mâchais sans aucune conviction, comptant les minutes nous séparant du moment fatidique.

Soudain, un grésillement désagréable se fit entendre dehors. Son écho résonnait dans toute la ville. Les haut-parleurs s'étaient allumés.

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