Chapitre 8-2

*Modifié le 15.04.22*


  Mais qu'est-ce qu'il m'était passé par la tête ? me demandai-je pour la centième fois au moins, tandis que j'engageais ma voiture dans la rampe étroite et tournoyante menant au parking de mon immeuble. Pourquoi l'avais-je invité chez moi alors que je cherchais à tout prix à m'éloigner de lui et de l'attirance tout sauf naturelle qu'il m'inspirait ? Le réconfort et le bien-être que notre étreinte m'avait apporté était réelle mais je ne devais pas me leurrer, pas naturelle. Cette attirance puissante et profonde que nous éprouvions l'un pour l'autre n'était autre que le fruit des deux échanges de sang que nous avions eus. C'était de la chimie, saupoudré d'un peu de magie de lien métamorphe et rien d'autre. Raison pour laquelle j'avais fuis Worth et son contact dès que je l'avais pu. Je ne voulais être dirigée par aucune force mystérieuse, si je devais tomber amoureuse un jour, je voulais que cela vienne de moi... de lui... de nous... et uniquement de nous. Ce qu'il s'était passé entre l'inspecteur et moi ne devait pas se reproduire, ni s'intensifier, et moi, comme une cruche, je l'invitais chez moi !

« Non, mais qu'elle idiote », rageai-je en donnant un coup sur le volant tandis que je me garais sur ma place réservée. Avec un soupir je coupai le contact et ouvrit ma portière, me préparant à l'assaut nauséabond et quotidien de l'air rance et chargé d'humidité du sous-sol. Je ressentais presque la sensation physique des tonnes de béton et de verre s'élevant au-dessus de moi. Malgré la taille démesurée du sous-sol VIP dans lequel se trouvait mon emplacement, j'étais à la limite de la claustrophobie.

En temps normal, jamais je n'aurais accepté de vivre dans ce rectangle de béton en plein cœur de la ville. J'étais une métamorphe oiseau, j'aimais la nature et les grands espaces, les arbres et l'air vivifiant des montagnes. Bien que certaines espèces de rapaces affectionnent les villes et leurs hauts immeubles, ce n'était pas mon cas. Pourtant j'avais fini par me résigner à emménager dans l'appartement luxueux qui m'avait été généreusement attribué par le gouvernement.

Au début j'avais refusé, m'entêtant à faire le trajet de la communauté de mon père à la ville plusieurs fois par jour. Ce qui m'avait fait abdiquer n'était pas les trajets incessants en voiture, mais le risque que des journalistes peu scrupuleux et d'autres personnes mal attentionnés ne découvrent l'endroit où se situait notre communauté métamorphe. L'endroit était protégé par des sorts puissants et je prenais toujours garde à semer mes poursuivants éventuels mais l'inquiétude de ne pas être infaillible, ainsi que l'anxiété croissante des habitants du domaine, m'avaient poussé à accepter.

Cela faisait donc un peu moins de six mois que j'avais emménagé dans l'un des plus grands appartements terrasses de cet immeuble de standing tout neuf. J'avais même un ascenseur privatif, le luxe suprême d'après l'agent immobilier qui m'avait fait faire la visite avec force courbettes et phrases obséquieuses devant mon désintérêt manifeste de son bien de prestige. La visite avait été obligatoire pour officialiser mon acceptation, sinon j'aurais signé sans même voir le bien. Une cage de béton ou une autre pour moi, c'était pareil... une prison. Une prison dorée certes, mais que l'on m'imposait sans se soucier de mes choix ni de mes envies. J'étais à leur service, c'était faire ce qu'ils me demandaient ou risquer des représailles sur les miens. Il leur fallait une personne, un visage pour représenter les métamorphes et leur culture et ils avaient décidé que ce serait moi plutôt que Jude, car à leurs yeux, je paraissais moins... dangereuse. En apparence seulement, mais ça ils ne semblaient pas réussir à l'accepter. Ah, les humains et leurs idées préconçues ! pensai-je à l'instant où les portes de l'ascenseur s'ouvraient dans un chuintement aseptisé sur le hall d'entrée en dallage gris.

Dans un soupir de soulagement j'enlevai immédiatement mes chaussures à talon que j'envoyai valser du bout du pied sous le petit guéridon surmonté d'une imposante lampe blanche en cristal à l'abat-jour immaculé. Je déposai mes clefs sur le plateau en verre, avant de m'empresser d'aller ouvrir l'immense baie-vitrée qui courrait tout le long de l'imposante pièce à vivre. Pieds nus, je sortie sur la terrasse et son plancher en teck façon pont de bateau, jusqu'à m'approcher du garde-corps en verre de presque deux mètres de hauteurs. Ils ne lésinaient pas avec la sécurité.

Respirant profondément je laissais mon regard errer sur la ville en contrebas et plus loin, vers l'étendue scintillante du fleuve aux couleurs jaune-orangé à cette heure de la journée. Les arbustes dont le feuillage oscillait doucement dans la légère brise de fin de journée semblaient m'appeler, m'inviter à venir jouer dans les courants chauds et ascendants que je pouvais sentir d'ici.

La tentation était forte. Cela faisait si longtemps que je n'avais pas revêtu ma forme animale que l'envie et le besoin résonnaient en moi comme une urgence vitale. Sparrow piaffait d'impatience de déployer ses ailes et d'être libre de nouveau. Elle me manquait, même si nous étions toujours intimement liées, c'était différent lorsque je revêtais sa forme et lui laissais les commandes, c'était toujours moi, mais débarrassé de mes contraintes et problèmes d'humaine.

Je sentis la métamorphose s'amorcer presque malgré moi et durant une fraction de seconde, je fus tentée de me laisser aller. Mais je la contrai in-extrémis, obligeant Sparrow à respecter mon choix. Même si j'en mourrais d'envie je ne pouvais pas me le permettre, car une fois en vol, je n'étais pas certaine d'avoir la force de volonté nécessaire pour revenir et je ne pouvais pas manquer cette soirée.

Avec un déchirement presque physique, je me détachai de la vue et retournai à l'intérieur pour me diriger vers la salle de bain, aussi magnifiquement décoré que le reste de l'appartement. Rien n'était de mon fait, j'avais juste emménagé avec mes deux valises et n'avait rien ajouté de plus personnel qu'une cafetière digne de ce nom dans la cuisine. J'ôtai mon tailleur qui était bon pour le pressing et le laissai en tas sur le carrelage blanc au milieu de la pièce. Ce n'était pas mon habitude d'ordinaire, mais je me sentais presque obligés de laisser un peu de désordre derrière moi pour occuper la femme de ménage engagée pour nettoyer l'appartement tous les jours, malgré mon refus initial catégorique.

Je détachai mes cheveux, qui glissèrent dans mon dos comme un fin rideau soyeux. J'avais toujours apprécié la sensation des cheveux longs sur ma peau, raison pour laquelle je ne les avais jamais coupés plus haut que mes omoplates. Je pénétrai dans la douche et me laissai enfin aller au luxe d'une détente bien mérité. L'eau tiède qui cascadait sur mon corps semblait emporter avec elle tout le stress et la tension accumulée depuis ce premier coup de fil. Rien que le fait d'y penser réactiva toutes mes alarmes et peurs enfouies depuis si longtemps sous ma carapace et là, à l'abri des regards et du monde extérieur, je m'autorisai enfin à lâcher prise.

Sans un bruit, je laissai les larmes couler le long de mes joues, silencieuses mais purificatrices, essayant d'entraîner avec elle ma peine, ma peur, mon maquillage et une petite partie de mon âme. Cette partie que Kane m'avait dérobé il y avait toutes ces années et dont je ne prenais réellement conscience que maintenant.

Je laissais durer le plaisir plus longtemps que d'habitude, à tel point que lorsque je sortis de la douche, la peau de mes doigts était toute fripée. Inconsciente de l'heure et pas pressée de m'en soucier, même si j'aurais dû, je me dirigeai à pas lent vers ma chambre et son dressing attenant. Là, debout dans la lumière tamisée, je laissai mon regard errer sur la dizaine de robe de soirée alignées sur des cintres en bois doublés de soie. Toutes ces tenues avaient été choisies par moi et moi seule. Cela avait été ma seule exigence, qu'ils s'étaient empressés de satisfaire pour m'amadouer, se convainquant ainsi de leur bonne idée d'avoir choisi une femelle futile et égocentrique comme marionnette. J'avais et je cultivais toujours ce côté superficiel de ma personnalité, pour me protéger et aussi endormir la méfiance de mes ennemis, mais aussi parce que j'appréciais les belles choses, il fallait bien l'avouer, me dis-je tandis que ma main glissait sur les tissus précieux et soyeux.

Je jetai mon dévolu sur une longue robe en soie bleu pâle, assortie à la couleur de mes yeux. La coupe ajustée épousait mon corps à la perfection, tandis que le décolleté qui frôlait mes clavicules était maintenu par deux grandes chaines en argent qui cascadaient dans mon dos jusqu'à mes reins, que dévoilait l'échancrure plongeante du dos de la robe. Je me fis un rapide chignon, laissant s'échapper des mèches indisciplinées çà et là et ajoutai juste une paire de boucle d'oreille pendante en or blanc émaillé d'aigues-marines. J'étais en train de choisir mes chaussures lorsque la sonnerie de l'interphone retentit. J'avais tellement peu l'habitude de l'entendre, que je sursautai, craignant, un court instant, que ce ne soit mon téléphone.

Je retournai dans l'entrée et jetai un rapide coup d'œil au moniteur couleur associé à l'interphone sophistiqué. Le regard vert de Worth semblait transpercer l'écran pour atteindre le mien et pourtant de son côté, il ne pouvait pas me voir.

— Ascenseur de gauche, code 45 54, lui dis-je avant d'appuyer sur le bouton d'ouverture de la porte.

Je me dépêchai d'enfiler les escarpins agent que j'avais choisi avant de retourner dans le vestibule, pour attendre le tout premier visiteur que n'avait jamais connu l'appartement. Lorsque le petit ding retentit, un frisson me parcourut des pieds à la tête alors que les parois s'écartaient pour laisser passer l'inspecteur toujours habillé de son costume bon marché, une house à vêtement posé sur son bras replié. Il fit un pas à l'intérieur, son regard intense fixé sur moi.

— Tu es magnifique, murmura-t-il d'une voix rauque alors que les portes se refermaient derrière lui. 

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