Chapitre V : Fuite battante
La fermeture de la porte marqua un temps d'arrêt dans mon esprit, elle me fit comprendre tout ce qui pourrait arriver. Mon instinct me susurra de disparaître, et je savais que celui-ci ne se trompait que rarement. Il était de bon conseil même si la parole lui manquait.
Augustin et moi étions toujours tournés vers la sortie, comme si on attendait les applaudissements après la fin d'un spectacle, que Jean-Baptiste ou Gaspar revienne ouvrir la porte. Mais il n'y eut que le silence comme acclamation. Je contractai ma mâchoire pour m'empêcher de triturer ma lèvre, déjà bien abîmée. Du coin de l'œil, je lorgnais les réactions de mon voisin.
Augustin fit craquer ses os en renversant sa tête en arrière, soufflant un bon coup, l'air satisfait. Réflexion faite, je me tournai complétement vers lui, prêt à confronter le dragon barbu. Je n'avais pas d'épée, pas de bouclier, juste mes doigts frileux pour me défendre.
— Bon, s'engagea le lézard géant, désolé de t'avoir forcé la main pour entrer dans notre groupe. Enfin, j'ai besoin d'une personne de chaque année, et tu m'étais redevable n'est-ce pas.
Les questions rhétoriques, ça me dépassait largement. Un excès de confiance à crever tel un abcès, une autosatisfaction quasi étouffante. J'avais déjà envie de l'étriper sur cette table. À même le sol, ça ferait l'affaire, je piétinai mentalement ses fausses convictions.
Il remarqua certainement qu'une idée saugrenue m'obstinait, il vint sans prévenir déposer son doigt sur mon front comme pour mettre en lumière cette idée. Le pire dans tout ça, c'est que je ne l'avais même pas vu arriver. Je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait, pareil pour la proximité qu'il semblait chercher à travers ces contacts succincts. L'air offusqué, je reculai mon front et louchai sur ce long doigt toujours tendu.
— Tu seras payé avec Electronicals, entreprit Augustin en s'asseyant sur le recoin de la table. Je te garantis que c'est la seule rémunération légale que tu pourras trouver dans cette école, aucune autre association ne propose cet avantage non négligeable. Il faut juste que tu satisfasses tes tâches et tu toucheras une partie des bénéfices, dans l'éventualité où nos projets arrivent à terme. Tant que tu fais ce que je te dis, ça devrait bien se passer.
Je réfléchis à ses propos, intéressé malgré moi. Être payé pour faire preuve d'organisation et appliquer ma langue maternelle, ça me satisfaisait beaucoup plus que de passer mes week-ends derrière les fourneaux huileux d'un fast-food. Surtout que j'avais un loyer à payer.
— J'ai besoin d'une autre signature du secrétaire ici, me montra le dragon apaisé, si tu veux bien.
Il désigna du revers de sa main un crayon et une feuille disposés sur la table de réunion où il s'était assis. Mon intérêt, piqué à vif, me poussa à avancer vers la table. L'idée d'un revenu m'avait séduit, je signai avec espoir d'empocher le salaire d'un boulot d'été toute l'année.
Maladroitement, je me penchai pour attraper le stylo — si gentiment proposé, je sentais son regard se poser sur moi. À cet instant, j'étais si proche de lui que je pensais pouvoir humer son odeur. Un parfum intriguant aux effluves de baies sauvages, accompagné d'une fine touche de menthe fraîche. L'instant d'une seconde. Revenant au monde réel, je gribouillai une signature précipitée, puis je me redressai aussitôt. Prévisible au possible, mon jean effleura le sien. Nos vêtements commençaient à bien se connaître.
Mais pourquoi restait-il dans mon chemin, sans même faire mine de s'écarter. Il ne s'était pas beaucoup décalé pour que je puisse librement atteindre les papiers à signer. Il le faisait exprès, j'en étais certain. Mon poing se resserra sur le pan de ma chemise, le temps à nouveau interrompu. Je tournai les talons et me dirigeai vers la sortie quand ses griffes vinrent saisir mon avant-bras. Comme une impression de déjà-vu.
— Deux choses, m'interrompit Augustin. La première, il manque une dernière signature sur le verso de la feuille.
Je fis machine arrière, le plus naturellement possible, saisis trop vivement le papier et y accola quelques traits grossiers sans même avoir pris appui sur la table.
— Deuxièmement, conclut le barbu avec sa main sur la mienne, ça c'est à moi, dit-il en récupérant le stylo avec lequel j'avais signé. C'est bon, tu es libre d'aller maintenant.
Il descendit lentement son emprise sur ma main, toujours assis sur le coin de la table. Je n'eus aucune idée de comment réagir, alors je restai planté là, face à lui, le regard confus et l'adrénaline toujours plus forte. Il devait être en train de me tester, je n'étais pas quelqu'un habitué au tactile, l'avait-il deviné ? Il répondit à ma tentative de recul en renforçant la prise sur le pan de ma chemise. Que voulait-il à la fin ?
— Ah, s'excusa Augustin à voix basse, désolé.
Il finit par me relâcher, la chaleur qu'il avait apporté sur ma peau s'évapora aussi vite. Après quelques pas désorientés, je m'extirpai de l'antre du dragon, la tête marquée par mes joues chaudes. Pas un seul regard ou un 'au revoir' de peur de me retourner.
Je laissai la fermeture de la porte raisonner dans le couloir. Les lumières étaient déjà éteintes, les élèves avaient déserté les lieux, le bruit avait fait ses valises. L'échange que je venais d'avoir avec Augustin faisait encore écho dans ma cervelle. Je ne savais pas s'il pensait avoir tous les droits sur les gens de son équipe ou s'il était juste comme ça. On rencontre bien des gens anormaux sur notre chemin, il était peut-être un spécimen de plus. Ce qui me dérangeait le plus, c'était cette impression de toujours ressentir sa main sur ma chemise, comme si son fantôme ne voulait plus me quitter.
J'écourtai ma petite pause réflexion lorsque j'entendis Augustin s'approcher à son tour de la sortie. Je courus aussitôt vers les escaliers les plus proches, dévalai les marches trois par trois et ralentis la cadence qu'après être sorti du bâtiment central. En sécurité.
Un sourire narquois se pointa sur mon visage lorsque je poussai la grande porte d'entrée, très vite remplacé par une vague de désarroi. L'allée qui menait jusqu'à l'abribus était assaillie de flottes. Une pluie déchainée s'étendait devant moi, sur tous les toits de la ville. J'avais horreur des cordes ... le pire moment de ma vie s'était déroulé sous une pluie battante. Rien que de voir cette eau en abondance suffisait à triturer mes cicatrices, prêtes à saigner de plus bel. Je ne pus m'empêcher de revivre la scène... Dans ma tête, elle apparaissait en noir et blanc à l'image d'un vieux film. Je vis dans ce souvenir, Gabriel, prêt à me pardonner, puis la voiture sortie de nulle part, trop rapide... Non, cela appartenait au passé.
Mon regard se perdait si aisément dans les chemins tracés par les flaques qui jonchaient le sol, dérivant de gauche à droite au bon gré du vent et de la gravité. Tellement absorbé par ce spectacle anodin que je n'avais pas vu le châtain adossé contre le mur de l'estrade, à l'abri de la pluie.
— C'est bien Lille, ne trouves-tu pas ? esquissa Bran. Si tu voulais un bus, le dernier est parti y a quelques minutes.
Je restai impassible face à son ironie, mon humeur n'était pas à la plaisanterie. L'image de mon ombre trempée courant désespéramment jusqu'à mon appartement ne me faisait pas rire, loin de là.
— Peut-être je peux t'aider ? m'interpella le châtain.
Devant ma mine déplorée, il annonça une bonne nouvelle en agitant son trousseau de clés, qui changea la donne de ma rentrée scolaire :
— Je ne sais pas quel âge tu me donnes, mais ça fait déjà quelque temps que le bus n'est plus mon problème. Si tu veux je peux te ramener, si tu habites près de l'avenue Honoré.
Sérieusement, l'avenue Honoré ? Je priai intérieurement ne pas habiter pas dans le même immeuble qu'un ancien.
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