5. There were no flies on him


Le lendemain, je me réveille complètement à la bourre et groggy d'avoir dormi des heures sur mon canapé. Les chiennes ont été sages, n'ont rien saccagé dans l'appartement, et ne se sont pas servi de mon tapis comme toilette. C'est un bon point, car je n'aurai jamais eu le temps de nettoyer dans le cas contraire . 

- Et merde ! 

C'est en enfilant ma culotte que je réalise que je n'ai pas branché mon téléphone portable, et qu'il a rendu l'âme au cours de la nuit. A sept-heure-trente, j'ai tout juste le temps de m'habiller et de partir travailler. Bien entendu, je n'ai aucun patron qui me tombera sur le dos en cas de retard : mais j'ai certaines contraintes horaires imposées par mes clients qui nécessitent du sérieux de ma part. 

Je donne à manger aux chiennes, chacune à l'opposé de la pièce pour éviter un carton pendant que je finis d'enfiler mon t-shirt de boulot et que je me sers un verre de jus d'orange.
Je branche ensuite mon téléphone, attrape mon sac à dos avec toutes mes affaires, mets un harnais à Patch qui ne dit rien et sors de chez moi en entraînant les filles avec moi, non sans oublier mes gâteaux de survie pour la journée. Elles ont toutes deux dévoré leurs gamelles en quelques minutes, et c'est tant mieux que je n'ai pas à les attendre. 
J'attache la boxer et laisse Jenna libre de ses mouvements ; elle m'écoute au doigt et à l'œil, tandis que je ne préfère rien risquer avec la nouvelle. Il ne manquerait plus qu'elle s'échappe et se fasse écraser ! 

Je verrouille mon appartement et, plutôt que de sortir dans la rue, je grimpe les étages pour aller au premier. Un concerto d'aboiement se fait entendre dans les escaliers, ce qui met Patch aussitôt sur le qui-vive. Je lui tapote la tête pour la rassurer avant de sonner chez Annie, ma grande tante. J'ouvre sans attendre sa réponse à l'aide de ma clef - les portes sur Paris n'ont quasiment jamais de poignée à l'extérieur : c'est pratique pour éviter les cambrioleurs, mais ça l'est moins quand on oublie ses clefs à l'intérieur. Erreur que j'avais déjà pratiqué plus d'une fois.
Je suis une vraie tête de linotte.

- Nanny, j'appelle en passant la tête dans l'ouverture sans entrer. Je suis en retard pour balader les cockers, mais je passe te voir à midi, ok ? 

Je hurle pour me faire attendre, bien sûr, et j'entends la voix écorchée, souvent incompréhensible, de la grand mère qui me réponds du salon pour me donner son assentiment. Elle doit être entrain de regarder la télévision. L'infirmière, Nathalie, passe sous les coups de huit-heures, donc pour le moment elle est seule. 
En général, j'aime prendre le temps de passer la voir le matin, vérifier qu'elle ne soit pas étendue par terre - Annie est une grande gourmande qui se lève beaucoup la nuit, mais avec ses problèmes de mobilité, elle tombe tout aussi souvent, parfois sans possibilité de se redresser seule - et lui préparer le petit déjeuné. Mais les matins où je n'en ai pas l'opportunité, je préfère la prévenir pour qu'elle ne se sente pas lésée. 

- Fais attention à toi ! Appelle moi si... non, zut, mon téléphone n'a plus de batteries, donc n'essaie pas de m'appeler : contacte directement monsieur Mandell ou Nathalie si tu as un problème ! A toute allure ! 

J'attend qu'elle me réponde avant de refermer doucement la porte. Les chiennes de Monsieur Mandell n'ont pas cessé une seconde leur performance vocal, et je me dépêche de grimper le dernier étage pour éviter qu'elles ne réveillent tout le voisinage - même si je suppose que c'est déjà fait.
Mais avant que je n'ai pu ouvrir la porte, mon propriétaire le fait à ma place et m'accueille de son grand sourire. Il est rasé de près, vêtu de son costume de directeur avec ses cheveux poivre et sel gominés vers l'arrière sur son crâne. Ses yeux rieurs et calculateurs me scrutent un bref instant.

- Alors, encore en retard ? fit-il, mi-figue mi-raisin.

- Bonjour ! fis-je gaiement en me faufilant dans l'appartement après avoir enroulé la laisse de Patch autour de la grosse poignée ronde de la porte.

Si la boxer était entrée, ça aurait fait un carnage.
A peine je mets un pieds dans la pièce que les six cockers débarquent autour de moi en une cacophonie tonitruante de hululement joyeux. Heureusement pour moi, il n'y en a que quatre qui donnent encore de la voix : les deux autres se sont déjà ré-installées dans leur panier et roulé en boule, l'air de dire " Ah, c'est que toi ? Je retourne me coucher alors."

- Doucement ! je m'exclame en m'accroupissant au sol pour saluer les boules de poils. Désolée, je suis un peu tombée du lit.

C'est Gidget la première à venir me dire bonjour à coups de langue, comme à son habitude . Sa robe blanche et orange rouanné convient à merveilleux à son caractère pot de colle et gaie. Ensuite j'ai droit au long hurlement de Etoile, qui est tachetée de la même façon que Gidget, sauf qu'elle est noire et blanche. Elle, c'est la grande gueularde du groupe : elle ne s'arrête jamais, même quand elle dort. Elle passe son temps à aboyer après tout ce qui bouge dans la rue : et dieu sait qu'il y en a dans les quartiers parisien ! Je travaille dessus depuis que je m'occupe d'elle, mais son apprentissage est long et ses mauvaises habitudes ancrées. Ce n'est pas facile tous les jours de la supporter, mais elle a son charme, comme tous les chiens.

 Monsieur Mandell se moque gentiment de moi.

- Vous avez fait la fête c'est ça ? Je vous ai vu entrain de vomir sur mon paillasson hier soir, ment-il en rigolant.

Mon propriétaire a toujours été un grand rigolo depuis que je le connais. Il blague sans arrêt et possède beaucoup d'humour, mais il ne connaît pas de limites, un peu comme Etoile. Mais c'est ce qui fait son charme, et ça atténue le côté charismatique qui ressort de lui aux premiers abords. On sent que c'est un homme accoutumé à donner des ordres et à se faire obéir. 

- C'est faux, j'ai trouvé une chienne perdue ; c'est celle qui est sur votre palier avec Jenna.

- Oh ! 

Il se détourne et je le laisse faire les présentations avec la pétocharde que j'ai recueillie. Hortense, la troisième cocker couleur chocolat, vient à son tour quémander des caresses. C'est la plus jeune de la troupe, mais rien ne permet de le deviner. Au début j'étais persuadée que c'était Gidget, et j'étais tombée de nues quand j'avais compris mon erreur. Hortense reste cependant la plus joueuse avec les autres chiens, notamment avec ma Jenna. 

J'attache les laisses correspondantes aux trois premières chiennes, qui ont chacune une couleur dédiée : jaune pour Gidget, bleu pour Etoile et marron pour Hortense. Je promènes toujours ces trois-là en premières car se sont les plus excitées, et celles qui tirent le plus. Les trois autres restantes sont Molly, la doyenne couleur golden, qui aime faire la loi et s'imposer par rapport aux autres ; Ginger, la plus petite en taille, noire et feu, adorable mais qui grogne beaucoup sur ses congénères ; et pour finir, Fifi, d'un noir uni, qui est une lève tard - et qui d'ailleurs n'a toujours pas quitté son panier pour venir me dire bonjour. Fifi adore les balades en forêt, mais elle est comme moi : elle pourrait passer la mâtiné entière à dormir. 
Mais pas de chances pour elle, son maître est un lève tôt !

- Elle est brave cette petite ! me dit monsieur Mandell en revenant me voir. Où vous l'avez trouvé ? Elle est identifiée ? Vous avez retrouvé ses maîtres ? 

- A l'entrée du bois de boulogne. Mais non, je n'ai pas réussi à les joindre, ils sont américains et le numéro n'a pas été mis à jour. La clinique a mes coordonnées, si jamais quelqu'un la réclame, ils pourront me contacter.

Enfin, quand mon portable sera de nouveau opérationnel, pensais-je.
 Quelques minutes plus tard, Monsieur Mandell part travailler et je le suis de près. Cela fait deux ans que je le connais, et un an que je promène ses chiennes. C'est lui qui m'a donné l'idée de faire ce que je fais aujourd'hui, et il a été mon premier client. Comme il possède beaucoup d'argent, il peut se permettre ce type de service. Ce n'est pas quelqu'un de négligeant : avec la cinquantaine bien tassée, il est directeur des finances dans une grosse entreprise de rachat, avec un pied dans la bourse. Je n'ai pas tout compris à son job, simplement qu'il gagne très bien sa vie, et comme il n'a pas d'enfants, qu'il tient cet immeuble de son défunt père et qu'il n'est pas dépensier, il investit toute son énergie dans ses cockers. Ce sont comme ses filles. 

Je peux le comprendre.

Je passe donc la mâtinée à me promener vers le bois de boulogne, Jenna en liberté à me côtés, et moi tenant en laisse les trois cockers et la grande boxer qui semble s'être habitué à ma proximité ; elle est plus détendue, et accepte même mes caresses avec entrain. Avec l'ascension du soleil dans le ciel, la température s'accroît de façon proportionnelle et bientôt il fait tellement chaud que je suis en débardeur alors même que dix-heures n'est pas passé.
Plusieurs fois, j'ai le réflexe de chercher mon smartphone à tâtons dans mes poches, avant de me souvenir que je l'ai laissé en charge dans mon appartement. Ça a le don de m'exaspérer, et chaque fois que je regarde Patche, je me demande si quelqu'un a tenté de me contacter. Je le lui souhaite, car je n'imagine pas cette pauvre chienne âgée de huit ans abandonnée par ses maîtres. 

Je découvre même avec surprise qu'elle est très réactive aux ordres, et que son regard se pose très régulièrement sur moi pour observer ce que je fais. Elle ne tire plus sur sa laisse et la moindre traction sur celle-ci la fait piller net. Je commence à comprendre qu'elle a reçu une excellente éducation. C'est un avantage non négligeable étant donné que je ne suis pas sa maîtresse. Elle reste toutefois toujours aux aguets.
Dans les environs de dix heures, je me dirige vers la Porte d'Auteuil pour m'installer à mon café favoris, un petit rituel que je me permets presque tous les matins pour faire une coupure pendant mes balades. Les serveurs sont adorables et compétents, et ils adorent les chiens que je ramène : ça fait d'ailleurs beaucoup jaser les clients qui en profitent souvent pour discuter avec moi. Quand je n'ai que les trois cockers, c'est plus tranquille. Cependant, les jours où j'emmène les six à la fois, j'ai un succès monstrueux dans la rue et je me fais régulièrement alpaguée par curiosité.

Je prends un petit mocaccino accompagné d'un croissant et Thibault le serveur m'apporte en même temps la fameuse gamelle d'eau que je demande systématiquement. En réalité, la raison pour laquelle ce café me laisse venir avec tous mes chiens - qui peuvent effrayer la clientèle plutôt que l'attirer - est parce que les patrons, un jeune couple ouvert et agréable, me donne leur teckel, Jasper. D'où leur grande tolérance à l'égard de mes compagnons canins. 

Ce jour là cependant, je ne traîne pas : je suis pressée de terminer la balade des cockers pour rentrer déjeuner et vérifier mon téléphone portable. 

A midi, je ramène tout le monde à la maison et file me préparer à manger en me réchauffant un plat de nouilles chinoises. Après vérification, j'ai la déception de constater n'avoir aucun appel manqué. Je déjeune donc en vitesse et monte voir ma grande Tante en laissant les deux chiennes chez moi, ayant compris que Patch n'était ni aboyeuse, ni bordélique : pas de risque qu'elle fasse un carnage. 
Justine, son auxiliaire de vie qui l'accompagne pratiquement chaque jour dans son quotidien est entrain de lui préparer à manger, une simple soupe de potiron qui a l'air pourtant délicieuse. Je l'aide à mettre la table et installe ma grande tante dans son fauteuil roulant, qu'elle utilise très peu. Elle a peu de force dans les membres, donc c'est toujours compliqué pour elle de se déplacer avec ses bras.

- Tu as bien dormi ? demandé-je à Annie en lui servant un verre de diabolo violette, boisson qu'elle affectionne tout particulièrement.

Elle hoche la tête et je m'assoie à table avant de lui raconter mes aventures de la veille avec la découverte de Patch.

Annie a la soixantaine passée, mais elle paraît bien plus vieille. Des cheveux blancs dégarnies, des lèvres tellement fines qu'elles disparaissent quand elle sourit, des yeux bleus délavés et une peau tachetée et parcheminée. Il n'y a que ses dents qui paraissent en bonne santé chez elle. Annie, c'est une boule d'amour et de tendresse. Je ne l'ai pas connu avant sa maladie - je n'étais même pas conçu ! - mais j'aurai réellement souhaité pouvoir faire sa rencontre lorsque la vie lui souriait encore avec ferveur. 

Lorsqu'il est l'heure de reprendre mon travail, je l'abandonne devant une de ses séries policières allemandes qui passent à la télé à ces horaires où seuls les grands-parents sont encore devant leur téléviseur. 
C'est au tour de Ginger, Molly et Fifi d'avoir leur promenade. 
J'emprunte le même sentier que le matin avec leurs copines, et passe l'après-midi dehors. Vers quinze-heures, je retourne déposer les filles chez mon propriétaire, avant d'aller chercher mon dernier chien de la journée : Juno, la staffie de Tom. 
On se donne rendez-vous sur la place d'Auteuil, au niveau du kiosque à journaux, et il repart quasiment aussitôt. Je dois garder Juno jusqu'à huit-heure le soir même, et Tom viendra la récupérer directement chez moi. Une vraie Dog-sitter ! 
En général, je ne fonctionne pas comme ça, mais Tom est un ami avant d'être un client.

Je rentre ensuite à la maison, décalquée par la journée. La chaleur n'aide pas, et avec ce taff où je marche beaucoup, la fatigue a tendance à me tomber dessus comme une chape de plomb sans crier gare. A peine ai-je mis un pieds chez moi que j'arrache mes vêtements que je balance dans ma corbeille spécial chien - où je ne mets que les habits que je porte au travail - avant de filer prendre une douche bien fraîche. Douche qui, malheureusement, ne peut pas durer des heures car j'entends déjà Jenna et Juno utiliser mon salon comme d'une cour de récréation. 

- Les filles ! m'exclamé-je en sortant de la salle de bain comme un boulet de canon.

Elles se figent toutes les deux. Ma Jenna est sur le dos, les quatre fers en l'air, pendant que Juno tire sur son oreille.

- Et alors ?! dis-je encore en haussant d'avantage le ton.

Juno lâche ma chienne, mais celle-ci se frotte contre mon parquet en ondulant comme un gros vers de terre en grognant d'excitation. Patch, à ma grande surprise, est sagement roulée en boule dans son panier.

- Brave Patchouille, la félicité-je de loin avant de retourner dans la salle de bain pour mettre ma robe de chambre. 

La seconde d'après, je suis forcée de me ruer dans mon salon pour sauter sur mon téléphone avant que la dernière sonnerie ne retentisse. 

- Allô ? fis-je.

- Bonsoir, vous êtes bien Mademoiselle Santini ? Excusez moi de vous déranger, j'aurai souhaité m'entretenir avec vous concernant une chienne que vous auriez recueillie... 

La voix est indéniablement anglaise. Même quand leur français est parfait, l'accent des anglophones disparaît rarement complètement, et chez cette personne, il reste très prononcé. 

- Euh, oui ? balbutié-je quelque peu déstabilisée, en jetant un coup d'œil à Patch.

Une bulle d'allégresse éclate dans mon thorax avant que mon cœur ne se serre à la pensée de devoir déjà rendre Patch à ses maîtres.

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