SHAN I
Je ne saurais quoi dire de ce qui s'est passé. De ce que je viens de ressentir, à l'instant et l'issue de cette bataille. Mettre des mots dessus me parait impossible autant qu'une insulte à la mémoire de ceux qui sont morts maintenant. Je ne sais pas quoi dire. Je n'étais pas présent. Je l'ai tout de même ressenti dans les tréfonds de mon âme. Dans chaque fibre de mon vieux corps. Ce qui vient de se passer, c'est l'accomplissement d'une destinée. La destinée d'Alwin, fils de Téka.
L'homme qui a enfin répondu à l'appel du destin n'a rien en commun avec l'enfant que j'ai rencontré. Je l'ai vu arriver avec cette vieille folle de Greta. Je l'ai vu écouter la sentence du Maître. Je l'ai vu l'écouter tuer mon ami de toujours. Je l'ai vu remporter son procès, et pas grâce à moi. Je l'ai vu perdre un doigt. Je l'ai vu perdre ensuite maintes choses, qu'elles soient humaines ou matérielles. Je l'ai vu croire trouver l'amour. J'ai vu tout cela, tous ces évènements plus ou moins heureux pour ensuite mieux assister à sa déchéance. Je suis aussi de ceux qui ne considèrent pas que sa vie n'a pas été une mort lente. Je suis de ceux qui l'ont aidé, de ceux qui sont toujours restés à ses côtés. Je suis sans doute le seul encore vivant. Ironiquement, c'est parce que je ne suis pas avec lui que c'est le cas, dans tous les sens du terme. J'ai aimé Alwin, comme j'aurais aimé ce fils que je n'ai pas eu. Je n'ai pas tardé à le considérer comme tel.
Je sais qu'il n'est pas mort ; mais ce qui lui est arrivé m'est un mystère. Un mystère que, sans doute, je ne résoudrai jamais du fond de ma prison. Je me rappelle encore d'Alwin quand je l'ai rencontré. Mes visites dans sa cellule. Mes constatations comme quoi s'il avait le physique de son père, son caractère ne venait que de sa génitrice. Téka n'était point curieux. Téka n'était point colérique. Téka n'était point provocateur. Téka, il me semblait parfois, n'était pas humain.
Après le procès, je l'ai revu et j'en ai eu le cœur brisé. Car ce que j'avais devant moi n'avait pas été un enfant de paysan. C'était un fils de moine. C'était quelqu'un qui avait désormais connaissance de la cruauté du monde. Cet être ; je l'ai chéri, de tout mon cœur, malgré ses innombrables défauts. Je l'ai protégé. Je l'ai instruit. Je crois être le seul à l'avoir réellement compris.
Ella s'est fourvoyée depuis toujours sur la nature de son mari. Dahra l'a toujours considéré comme cruel, excessivement, plus en tout cas, qu'il ne l'était. Ses divers amis l'ont considéré comme un outil, un fou ou quelqu'un dont la sanité et la gentillesse d'esprit étaient discutables. Comme quelqu'un de pitoyable.
Seul moi l'ai considéré comme ce qu'il était vraiment. Un enfant que les évènements, les enseignements, les douleurs et les morts ont forgé. Un homme formé par les douleurs et les meurtres ne peut que devenir cruel. Ne peut que devenir triste. Ne peut que devenir pitoyable.
L'Alwin d'il y a deux ans m'avait traité avec adulation et colère. L'Alwin d'il y a un an m'avait traité avec respect. Seul l'Alwin d'aujourd'hui m'a traité avec amitié. L'Alwin d'il y a deux ans avait quelque peu gardé de son innocence. Celui d'il y a un an avait acquis la cruauté. Et je ne saurais dire ce qu'a acquis celui de maintenant. Peut-être simplement du remord. Il a tant changé...
Je me rappelle de ces journées passées à aller le voir dans cette prison. À réfléchir à la façon de le sauver. De quand je l'ai vu ressortir de la salle de torture. Il pleurait tant et si bien que j'en eus le cœur brisé. Il hurlait. Il versait. Ce jour-là, je compris ce qu'il était vraiment, ce qu'il était réellement, ce qu'il a toujours été. Quelqu'un qui n'avait pas sa place en ce monde.
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