ELLA IV

"Remets-là lui si je ne suis pas de retour dans quatre  semaines."

"Pas de problème."

La servante en face de moi était celle qui s'était occupée de moi à partir de mon reniement. Elle avait été choisie pour moi, car elle était pauvre et que mon père ne souhaitait pas que j'aie jusqu'à quelqu'un qui ait servi quelqu'un d'important. Elle s'appelait Aïda et je la considérais comme fiable. C'est à elle que j'avais décidé de confier la lettre, car, s'étant occupée de moi, elle avait vu la misère à laquelle mon père nous avait soumis, mon frère et moi. Elle en avait conçu pour lui une mortelle haine. Heureusement pour mon père qu'Ulf ne s'en soit pas rendu compte. Cela montrait combien il méprisait les gens du commun. Je n'avais pas particulièrement confiance en elle mais à qui d'autre aurais-je pu confier la lettre ?

Elle était ronde, brune et portait en permanence des loques sales et trouées. Elle avait l'air assez vieille, en tout cas, assez pour avoir connu mon grand-père. Elle était la seule devant laquelle j'osais pleurer car des crises de larmes n'étaient pas rares chez moi en ce moment. Je m'apprêtais à partir, accompagnée de Dahra et de Ker, sachant parfaitement que mon valet  et ma servante n'étaient là que pour me surveiller, l'un pour le compte de mon frère, l'autre pour le compte des Ordekaro.

Je n'avais salué ni les uns, ni les autres avant de partir. Car peut-être serait-ce mon dernier geste envers ces personnes odieuses. J'avais par contre salué mon père, car, paranoïaque comme il était, il aurait tôt fait de me tuer si je ne l'avais fait. Je pense qu'Ulf avait pris le fait que je n'aie pas salué mon propre frère comme un refus, mais le fait que Dahra ne m'ait pas encore tuée était plutôt bon signe. Je n'avais pris aucune affaire du peu que j'en avais ; tout était fourni par mon père, qui voulait convaincre le seigneur Arkus que j'étais sa fille légitime. On ne m'avait pas encore coiffée et habillée car on ne me le ferait qu'à l'arrivée au château d'Ark, pour économiser. Mais tout d'abord, il nous fallait traverser les Montagnes-Sans-Nom. Celles-ci étaient très difficiles à franchir, car très escarpées et très hautes. Le paysage était blanc en hiver, et nous les traverserions justement pendant cette période. J'y étais déjà brièvement allée, étant enfant, avant mon reniement, même si mes souvenirs de cette période restaient vagues. Je me souviens néanmoins que le trajet avait été long, dans le carrosse. J'allais voyager en carrosse pour avoir un tant soit peu de crédibilité auprès du seigneur Arkus. Je savais cela extrêmement inconfortable et n'étais pas la damnée la plus joyeuse du monde à cette idée.

Le départ se fit sans incident notable, et nous nous engageâmes à travers les campagnes que nous avions à traverser afin d'atteindre les Montagnes-Sans-Nom.  Le château était loin des montagnes car mon père craignait, et avec raison, une attaque du seigneur Arkus. Il avait fait construire un château spécialement pour ne pas être rapproché des Montagnes-Sans-Nom. Nous allions passer devant l'ancien pendant le voyage.

Les paysages, autour de nous étaient jaunes, à cause des cultures de blé, spécialité de la côte est. Ceux-ci m'étaient inconnus, car, lors de mon enfance, seule période où j'avais pu sortir du château, je n'étais pas allée vers les Montagnes-Sans-Nom, en passant par la campagne, du moins, pas hors d'un carrosse. Tout ce dont mon père m'avait privé...je m'en rends compte ce jour-là une fois de plus.

J'étais en très étrange compagnie durant ce voyage. J'avais revu Dahra le matin, et l'avais trouvée...étrange. Celle-ci hurlait très fort pendant la nuit, au point que j'étais sortie du carrosse qui me servait non pas de moyen de transport, mais de chambre à coucher, pour dormir, car j'avais réussi à convaincre mon père à coup de flatteries, toutes plus obséquieuses les unes que les autres. Je voyageais donc à cheval, aux côtés de Ker. Dahra restait, quant à elle, dans le carrosse. A son réveil, celle-ci était rayonnante, et serviable. Je me demandais ce qu'Ulf lui avait promis pour qu'elle se montre aussi gentille envers moi. Toujours est-il que je voulais que cela dure car j'avais fini par apprécier sa compagnie, car elle était enjouée et, d'une certaine façon, me ressemblait pendant ma petite enfance. Ker, quand à lui, était taciturne et ne faisait qu'accomplir son devoir, sans me parler. Je ne sais si je préférais son comportement où celui de ma servante. Je ne sais si je préférais la compagnie de quelqu'un d'étrange ou la réconfortante solitude.

Le soir, je m'endormais difficilement mais sans cris et je n'avais personne à qui parler ; je restais donc seule et cela me pesait, car les épreuves que je me préparais mentalement à affronter étaient trop dures à supporter pour une seule personne. Mes rêves étaient...aléatoires. Tantôt, ils n'étaient que bonheur, tantôt, mais rarement, je me réveillais en hurlant. Mais la plupart des nuits étaient vides de tout rêve, de toute pensée. Au début, c'étaient les nuits que je préférais mais l'ennui finit par changer mon avis sur cela. Les soirées et les nuits passaient, mornes, ennuyeuses, me laissant seules avec ma solitude. Je finis par craquer et interpellai Ker, un soir, alors qu'il dormait dehors avec les gardes. J'entendis une voix faible prononcer un tout aussi faible "j'arrive". J'entendis les bruits de ses pas, sur l'herbe, irrégulier et hypnotisant d'une certaine façon. Je vis s'ouvrir la porte du carrosse, le laissant passer. Il portait les marques du réveil brutal, cernes, yeux à moitié fermés, boitant et position bancale. Dédaignant son air d'avoir envie de se rendormir, donnant la priorité à la mienne de converser avec un être humain, je n'y allai pas par quatre chemins.

"Ker, je sais que vous faites ce voyage à contrecœur, ce qui est également mon cas, je sais que vous n'avez qu'une seule envie, celle de vous enfoncer dans le sommeil où vous n'avez pas à penser à tout ça, car c'est aussi mon cas, mais je n'en peux plus de cette solitude, de cette barrière qui semble se trouver entre nous. Conversons, puisque nous sommes unis dans notre réticence à faire ce voyage. Brisons la barrière. Je sais que, ni l'heure, ni les conditions, ne sont idéales, mais profitons de ce voyage pour faire connaissance, à défaut de l'apprécier."

Il sourit légèrement et ses yeux s'ouvrirent.

"Je partage votre avis. Cette distance entre nous n'a aucune raison d'être. Mais de quoi voudriez-vous qu'on parle ? De votre mort prochaine si vous tuez le seigneur d'Ark ; ne prenez pas cette tête ; je ne suis pas un idiot et, contrairement à mes confrères, je ne crois pas que vous le soyez non plus. Je sais que, si vous êtes venues, c'est soit parce que vous voulez mourir, soit parce que vous avez prévu quelque chose."

Il était intelligent. J'avais effectivement prévu quelque chose et le lui dis. Il prit un air pensif et je savais qu'il tentait de deviner ce que j'avais prévu. Il m'inspirait confiance et faisait ce voyage à contrecœur. En réalité et je pense qu'inconsciemment je le savais, j'avais désespérément besoin de ne pas avoir à garder ce secret pour moi-même.

"Voici ce que j'ai prévu. J'attendrai que nous soyons dans les Montagnes-Sans-Nom. Alors, ce poison que vous m'avez remis, sera versé par une main innocente dans le verre des gardes et de Dahra, qui est au service de mon frère. Ils n'auront que des aigreurs d'estomac, mais ce sera suffisant pour fuir sans attirer l'attention. Dans les Montagnes-Sans-Nom, on ne pourra jamais me retrouver. J'irai là où mon père s'y attend le moins, vers le nord. A partir de là, advienne que pourra."

Il prit un air, non pas horrifié comme je m'y attendais, mais surpris.

"Pourquoi me révélez-vous tout cela ? Je pourrais dès maintenant faire échouer votre plan."

"Car je n'en peux plus de devoir le garder pour moi-même. Je vous le révèle donc à vous, car il n'y a pas une personne à qui je peux me fier, dans ce convoi. Il n'y a qu'une personne à qui je peux me fier à moitié."

Il prit un air content, puis se rembrunit tout aussitôt.

"Vous n'avez pas pensé à une chose, ou, si vous y avez pensé, vous êtes un monstre. Avez-vous seulement songé au sort auquel abandonnerez-vous les gardes ?"

"Mais j'ai dit que le peu de poison que je verserais ne serait pas mortel...", mais il m'interrompit.

"Dans les Montagnes-Sans-Nom, il a de grandes chances de l'être, étant donné tous les dangers qui courent autour de vous, quand vous y êtes, et qui n'attendent que de vous dévorer, dès que vous avez le dos tourné  où que vous êtes neutralisé, deux choses que produiront justement votre poison. Mais là n'est pas la question. S'ils ne meurent pas dans les Montagnes à cause de leur faiblesse, que croyez-vous que va faire votre père quand ils rentreront bredouilles ?"

Ses paroles me heurtèrent de plein fouet ; tous mes projets tombaient à l'eau. Je n'avais jamais pensé à cet aspect de la chose. Je tentai de me consoler en me disant que les gardes n'étaient pas bêtes et pourraient ne retourneraient pas chez le seigneur. Sauf que, dans ce cas, ils iraient à Ark. Et je savais pertinemment qu'ils s'y feraient tuer pas le seigneur Arkus. J'envisageai tout à coup de renoncer à mon projet et de mourir. Ker intervint pile au bon moment.

"Ne vous inquiétez pas, nous trouverons un autre stratagème pour nous sauver."

Le "nous" me réconforta, apaisant la crainte que j'avais qu'il révèle mon plan à tous.

"Mais il faut faire vite. Je suis d'accord avec vous, le faire dans le territoire de votre père serait du suicide. Et le faire dans les fiefs d'Arkus serait encore pire car la justice est là-bas très...expéditive. L'idée de nous enfuir vers le nord est également excellente. La seule chose qu'il nous faut revoir, c'est le moyen de nous enfuir. Mais la nuit porte conseil."

Et il sortit du carrosse.

J'avais finalement eu raison de l'appeler et de lui parler. Par contre, je ne savais si j'avais bien fait de lui révéler mon plan. Pas parce qu'il risquait de le révéler à son tour à quelqu'un de mal attentionné. Mais parce que, sans son intervention, tout aurait été plus simple. Et car il avait fait ce que personne jusque là n'avait réussi : il m'avait prouvé que je n'étais pas omnisciente.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top