ELLA III




Le chemin de la salle du trône à ma chambre, ou plutôt à l'étable qui m'en tenait lieu, était long, silencieux et par conséquent, propice à la réflexion.

"C'est mon père qui me tuera." Cette phrase tournait en boucle dans mon esprit. Elle m'apparut bientôt comme une certitude, une évidence. Tout me paraissait mener à cette conclusion. Ce jour où mon père m'avait battue. Ce jour où il m'avait traitée de tous les noms. Tous ces souvenirs où mon père m'avait fait du mal. Y penser fit monter la colère en moi. A partir de ce jour, la vie m'apprit la haine.

Comme je comprenais désormais mon frère, Ulf, qui haïssait mon père. La paranoïa s'empara de moi. Etait-il au courant du dessein que mon père avait conçu pour moi ? Je sentis que j'allais craquer et me ressaisis. Je me répétais sans cesse en un mantra abrutissant : "personne ne te fera de mal, personne ne te fera de mal" et ainsi de suite... Je finis par y croire.

Et, alors que je séchais mes joues, emplie de cette nouvelle certitude, un événement qui allait les mouiller derechef survint. Mon frère Ulf apparut devant moi. Il avait un visage grave mais je crus distinguer une lueur de joie dans son regard. Il me fit le signe de venir dans sa chambre. Je le suivis et nous entrâmes.

La chambre était sombre, exigüe, et un tas de foin servait de lit, la chambre étant en dehors du château. Je vis ainsi que les conditions auxquelles mon père avait soumis mon frère  étaient plus incommodes que les miennes, car, en cas de soif, je n'avais qu'à traire les vaches qui paissaient dans l'étable. Le seul secours de mon frère était la générosité des paysans et cela, il l'avait, heureusement pour lui, compris depuis bien longtemps. Mais, apparemment, il ne suffit pas de l'aide de paysans pour tuer son père, ce qu'il dit me le prouva.

"Bonjour, ma sœur, j'ai ouï dire hier que mon père vous envoyait chez le seigneur Arkus pour des négociations. Qu'en pensez-vous ?"

J'eus envie de lui dire ce que j'en pensais réellement mais mon instinct me dit qu'il n'avait pas forcément deviné le dessein de mon père et je préférais pour l'instant le garder pour moi.

"J'en penses que mon père veut enfin négocier et qu'il se montre pour une fois moins borné."

Ma réponse le fit sourire.

"J'aime le franc-parler dont vous faites preuve, ma sœur, surtout que ce n'est pas souvent le cas."

Heureusement qu'il n'utilisait pas souvent le sien sinon, il serait déjà décapité, révolte des paysans ou pas. Mon frère n'était, heureusement pour lui, pas bête. Il me le prouva ce jour-là.

"Je pense qu'il y a anguille sous roche.", me dit-il. "J'aimerais malgré tout que nous profitions de cette opportunité. Voici une lettre que vous devez à tout prix garder secrète. Elle est à remettre en secret au seigneur Arkus et contient des propositions de négociation et de guerre contre notre père. Je vous l'offre à vous, car je sais que vous n'aimez pas votre père, et que vous ne me trahirez pas, ce qui n'est pas forcément le cas de tous dans ce voyage. Heureusement, vous ne serez pas seule. Une servante, qui a toute ma confiance, et finira, j'en suis sûr, par acquérir la votre, est, elle aussi au courant de mon dessein. Elle vous connaît peu, m'a-t-elle dit, mais vous a déjà parlé. Elle a été rejetée par les Ordekaro, ce qui joue en ma faveur, ceux-ci étant dévoués à mon père. Son nom est Dahra."

Ce nom était celui de la servante qui m'avait parlé des Ordekaro. Mais, s'il aimait mon franc-parler, ce fut heureux car j'en fis preuve de beaucoup par mes prochaines paroles.

"Je suis profondément désolée, mon frère, mais je ne puis accepter. Je vais sans doute parler trop franchement mais, moi, j'ai au moins du bon sens, et ce que vous proposez-là en va à l'encontre. J'aurais aimé vous aider et vos raisons sont bonnes mais trouvez une autre façon de vous y prendre, car, si je ne vous dénoncerai pas, en cela, vous avez raison, je refuse de participer à un suicide collectif."

Je m'étais attendu à ce que son visage se décomposât, qu'il s'effondrât, mais il n'en fut rien. Il me regarda avec une tristesse que je savais feinte.

"C'est drôle mais j'avais prévu cette éventualité et la réponse à te fournir. La voici : si tu n'es pas avec moi, je considérerai que tu es avec père."

La réponse ne m'étonna guère de la part de mon frère. Je baissai malgré tout la tête et sortis. Mais avant de le faire, je dis à voix si basse qu'il ne pourrait l'entendre :

"Prends garde, Ulf. Je pourrais l'être vraiment."

Je me rendis dans ma chambre, en refusant de réfléchir à tout ce qu'il s'était passé. A ce moment-là, comme j'enviais les gens capable de vivre au jour le jour. Ce n'était pas mon cas. Car, à peine arrivée dans ma chambre, je me laissai tomber sur mon tas de foin et me mis à pleurer.

Je pleurais le fait que la totalité de ma famille me détestât. Je pleurais le futur. Je pleurais tout ce qui m'était arrivé depuis le début de ma vie. Je pleurais à n'en plus finir. Je pleurais car je n'en pouvais plus de l'indécision qui me rongeait. Y aller et mourir ou m'échapper, ce qui serait à priori presque impossible. Obéir à mon frère ou n'en rien faire. Le dénoncer ou n'en rien faire. Tuer mon père, ce qui serait presque totalement irréalisable, ou n'en rien faire. Je débattis longtemps avec moi-même, mais je n'avais pas connaissance de la force qui sommeillait en moi. Je pris donc la décision de ne rien faire et d'attendre. Car, malgré tout ce que je m'étais promis, je serais incapable de tuer mon frère. Ou mon père. Alors que ceux-ci n'auraient aucun scrupule à le faire. Mais quelque chose vint ajouter une nouvelle option qui s'ajouta aux précédentes. Sous la forme de coups frappés à la porte.

J'ouvris la porte et vit entrer un homme. Il était brun, au teint mat et aux muscles de celui qui a connu la guerre. Il s'annonça ainsi :

"Bonjour, madame, je viens de la part des Ordekaro et je voulais vous voir pour vous faire une proposition."

Ce n'est pas possible, me dis-je. Je ne peux pas avoir autant de malchance, ce n'est pas possible.

"Nous avons entendu parler du dessein de votre père, qui est de négocier avec le seigneur Arkus, par votre biais."

Ca recommence.

"Nous estimons cette entreprise néfaste pour notre organisation."

Cette fois-ci, peu importe leur proposition, je n'irai pas à l'aveuglette.

"Pourquoi cela serait-il néfaste ? Un peu de soutien ne devrait pas vous faire de mal, non ?"

L'homme s'assombrit.

"C'est ce que j'ai soutenu, mais les Commandants pensent qu'il y a trop de risques, étant donné la personnalité...tumultueuse de l' "illustre" seigneur d'Ark. Ils pensent que le fait qu'il connaisse notre cachette serait une catastrophe. Ils vous offrent donc ce poison, à verser dans le verre du seigneur.", dit-il en me tendant un petit sac de poudre. "Indétectable par le goût et l'odorat. Par contre, versez bien le tout, car sinon, cela ne lui causera que des aigreurs d'estomac. Et nous voudrions introduire un agent là-bas pour influencer le prince de trois ans maintenant et lui faire accepter nos idéaux. Vous devrez demander à votre père de le prendre comme valet, car si c'est nous qui le faisons, il risque d'avoir des soupçons. Nous aimerions le faire arriver là-bas nous même, mais les Montagnes-Sans-Nom sont infranchissables sans l'aide de votre père. Nous requérons donc votre aide."

Leur proposition changeait la donne. Mais une inconnue demeurait. Je décidais de l'éclaircir.

"Qui sera ce valet ?"

Et il me répondit :

"Ker, bâtard de Tus, seigneur de la côte nord. Autrement dit, moi."

Je souris :

"Je m'en serais douté."

Juste avant de partir, il ajouta, tout en me tendant le sachet :

"Je reviendrai demain, vous me direz quel est votre choix. En attendant, voici le poison, veillez à ce qu'il ne soit découvert de personne. Et, quel que soit votre choix, songez au danger auquel nous nous soumettons en vous révélant tout cela. Ne trahissez pas notre confiance. Même emprisonnés, nous pouvons vous faire du mal."

Et il referma la porte, me laissant seule avec mes pensées.

Sa proposition était extrêmement attirante mais elle était dangereuse et m'exposait au courroux de mon frère et de mon père. Au fond, face à toutes ces options, peut-être vaudrait-il mieux mourir et veiller à ce que les négociations par la main du seigneur Arkus, en faisant en sorte qu'il croit que nous voulions négocier. En me présentant sous mon meilleur jour, avec mes meilleurs habits. En attendant la mort. Que ferais-je ?

Je disposai le poison, la robe et la missive pour le seigneur Arkus devant moi pour avoir une vue d'ensemble.

Je réfléchis longtemps, pesai le pour et le contre, pensai à chaque aspect de chaque option. Et me décidai.

Je pris une respiration avant de prendre deux choses.

Le poison.

Et la plume sur ma table pour écrire une petite lettre à mon père au sujet de mon frère...

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