ELLA II
Pour moi, tout commence dans les cuisines du château d'Ekhar (la guerre dans la langue de l'Ord). C'était autrefois ; j'utilise ce terme car il me semble s'être passé une éternité depuis ; un beau château fortifié, qui aurait sans doute fait beaucoup d'envieux, s'il n'avait été derrière les Montagnes- Sans-Nom qui séparaient les terres de mon père de celles du seigneur Arkus d'Ark, le seigneur le plus puissant de la région, si l'on considère que la puissance est caractérisée, non par la vertu mais par la terre.
Mon père et le seigneur d'Ark furent rivaux, ce qui me servit, mais également tous deux mes ennemis, ce qui, évidement, ne me servit pas. La petite fille que j'étais en ce temps là et que je ne regarde toujours pas comme une étrangère, contrairement à mon mari, était intelligente, vivace et la vie, qui avait toujours été sa seule maîtresse, lui avait appris ce qui lui servirait le plus dans la vie, l'autonomie.
Le château avait un certain charme, du moins à mes yeux, car j'avais appris, depuis ma petite enfance à apprécier la valeur du silence, car si cet apprentissage ne s'était pas fait, je me serais sans doute suicidée depuis longtemps. J'appris également rapidement à bannir toute envie d'explorer le monde extérieur, bien que ces envies soient nombreuses. Chaque bruit était entendu par tout le château, étant donné que des bruits y étaient rares, car le seigneur, mon père ne souhaitait pas qu'on s'y sentît à l'aise car chaque personne qui y venait était un risque de plus qu'on découvre la nature de ses activités secrètes.
Le château servait en effet de base aux Ordekharo, un groupe de rebelles contre l'Ord. Leur nom signifiait la guerre contre l'Ord. Je me demandais, étant enfant, pourquoi le nom de cette organisation était dans la langue de ceux qu'ils affrontaient. Cette langue, qui, selon l'Ord était la langue des dieux. Cette langue qui, selon les Ordekharo, était la langue des charlatans qui faisaient croire que des paroles dans cette langue étaient en réalité des incantations. J'eus ma réponse par l'une des servantes, ayant été exclue des Ordekharo, pour un motif que je vous conterai plus tard. Celle-ci me dit que les Ordekharo anticipaient déjà le moment où ils auraient détruit l'Ord et prévoyaient qu'à ce moment-là, ils changeraient de nom, prenant un nom dont la seule caractéristique que put me révéler la servante était qu'il n'était pas en langue de l'Ord. Ce qui m'étonnait, c'était que pour elle comme pour moi, c'était vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Ce qui m'étonnait et m'étonne plus encore, c'est qu'elle et moi comprenions et comprenons parfaitement pourquoi ils le faisaient. Parce que, sans espoir, et sans la profonde conviction que l'Ord serait anéanti, ils se seraient rendus à l'évidence, à savoir qu'il était, étant donné leurs moyens et leur puissance, extrêmement peu probable qu'ils y arrivent. Mais l'espoir fait vivre. Et, s'ils n'ont pas réussi, ça n'a pas été mon cas, même si j'imagine que cela a dû les frustrer de voir quelqu'un d'autre accomplir ce qu'ils ont toujours considéré comme leur travail.
Dans ces mêmes cuisines où j'ai rencontré la servante, un domestique entra, m'informant que ma présence était requise auprès du seigneur. A cause du reniement que m'avait fait subir "mon seigneur", il ne l'appela pas "votre père", mais "le seigneur". Cela ne me blessa pas, tant j'y étais habituée.
Mon père nous avait reniés, mon frère et moi, dès notre plus jeune âge, lors d'un jour où il avait découvert que sa femme le trompait, avec un serviteur. Ce genre de choses est fréquent à notre époque, même si je comprends parfaitement ma mère ; comment aurait-elle pu supporter un tel homme comme mari ?
Toujours est-il que je me dirigeais vers la salle à manger, dans le donjon, obéissant ainsi à mon père, sans me douter le moins du monde de ce qui m'attendait.
La salle était grande, de forme carrée, et était, comme presque tout le reste du château, aussi silencieux qu'une tombe. Les domestiques avaient l'air de fantômes. Des armes, ainsi que des tableaux étaient accrochés au mur. La table s'étendait, couverts servis le long de la salle et, au bout, trônait le seigneur, le visage qui aurait paru impassible au commun des mortels, mais je l'avais vu suffisamment de fois, pour savoir y déceler une once de joie. Je l'avais également connu assez longtemps pour savoir que cette once n'était pas de bon augure. Il se leva, prenant place à côté de la table, pour que je puisse m'agenouiller devant lui. Je m'étonnait qu'il fasse cet effort, mon statut n'étant qu'à peine plus reluisant que celui d'une bâtarde, même s'il était possible que j'en fus une. Je m'agenouillai à un peu plus de neuf mètres devant lui, obéissant ainsi à la règle que mon père avait imposée à chaque personne devant le voir, jusqu'à ses propres enfants. Mon seigneur était paranoïaque, raison pour laquelle ses enfants ne faisaient pas exception à la règle. Même si je dois reconnaître qu'en ce qui concerne mon frère Ulf, de deux ans mon cadet, il avait totalement raison, car celui-ci n'a jamais accepté le fait d'être renié et veux la tête de son père à tout prix. Mais en ce qui me concerne, je ne lui souhaitais aucun mal et trouvais cette attitude envers moi pathétique.
Il me regarda avec mépris et me dit avec la même expression :
"Bonjour, ma...fille."
Ce devait être la première fois qu'il m'appelait ainsi, depuis mes deux ans. Malgré tout, l'émotion qui transparaissait dans sa voix était contraire aux mots qu'elle prononçait. S'il ne le faisait pas par les mots, il me rappelait en y prenant un malin plaisir que je n'avais aucun rang à cause de lui. Cela me causait une immense tristesse de voir combien il haïssait ses enfants. Cette tristesse poignante, Ulf arrivait à s'en défaire en la transformant en colère sourde. Lui n'était jamais convoqué car notre père le craignait et avec raison. Il aurait adoré lui apporter la mort mais ne pouvait le faire sans s'attirer une révolte car mon frère, sachant que ce serait là son seul moyen de survivre avait pris soin de se faire aimer du peuple. De plus, le seigneur n'avait toujours pas repris femme et, s'il tuait Ulf, se retrouverait sans héritier. Et l'on ne peux se permettre ni la révolte, ni le manque d'héritier, en ces temps où chaque seigneur profite de chaque miette de chaos pour envahir votre territoire. Sans même parler des Séros, l'un des nombreux peuples barbares, vivant au-delà du lac de Sér qui attisait la convoitise des seigneurs voisins car il était le seul moyen de commercer avec les Séros. Ce lac était entouré de deux bandes de terre, presque impossibles à franchir, à cause des escarpements de leur chemin. Il m'était très difficile, étant une enfant avide d'exploration, de supporter que ce lac soit si proche.
"J'irai droit au but", me dit-il. "J'ai besoin de quelqu'un de ma famille à Ark, au delà des Montagnes-Sans-Nom. Et y envoyer votre frère serait du suicide. Vous irez donc, dès demain voir le seigneur Arkus." Avant que je ne le coupe, il ajouta :
"Il n'est pas au courant de votre disgrâce. Votre seule chose à faire est de ne pas la lui révéler. Vous devriez y arriver, malgré la médiocrité dont vous avez hérité de votre ascendance maternelle."
J'étais imperméable à ces critiques, tant j'y étais habitué. Par contre, ce voyage n'annonçait guère de bien. Le seigneur Arkus était quelqu'un de violent, de brutal et, s'il m'envoyait me marier, je croyais qu'il serait temps de mettre à l'œuvre cette fameuse tentative de suicide à laquelle je songeais depuis longtemps.
"Vous devrez juste restez chez lui. S'il vous fait prisonnière, j'en serais averti et viendrai vous chercher."
Plus il me parlait, plus toute cette affaire me paraissait étrange. Quel intérêt avait-il à me...Tout d'un coup, sa manœuvre prit sens. Mon père m'envoie, le seigneur d'Ark, impulsif comme il est, me capture, annonce à mon père qu'il détient un otage et se croit protégé sans savoir que je n'ai pas la moindre valeur ! Mon père attaque alors le seigneur d'Ark, alors qu'il ne s'y attend pas et conquiert son immense territoire. De plus, le seigneur Arkus, impulsif comme il est, me tuera sans doute pour se venger. Quelle façon utile et originale de me tuer de la part de mon père ! Je reconnais bien là son style, pas de gâchis, de la ruse, de la cruauté mais du raffinement. Je vais donc mourir et par la volonté sinon la main de mon propre père.
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