DAHRA II
Elle était repartie. Je me devais de lui annoncer ce qui allait arriver, même si j'avais omis quelques détails. Il y avait peu de chances que je survive à ce voyage. Cela faisait presque cinq ans que j'avais quitté mes maîtres. La seule désertion était passible de mort alors je n'osais imaginer comment la survie pendant cinq ans après une désertion comportant un meurtre de compagnon était punie. Après toutes ces années à travailler pour les Ordekharo ou pour le sadique frère d'Ella, ma méfiance s'était relâchée. Je ne devais surtout pas oublier que chaque parole d'un Assassin était une promesse de meurtre prochain.
J'avais tant appliqué ce principe à leur service...J'étais partie pour éviter que cela ne recommence et j'étais maintenant forcée de revenir pour donner ou trouver la mort ; tout cela à cause d'une petite égarée. Pourquoi faisais-je tout cela pour elle ? Elle ne m'était rien, si ce n'était ma maîtresse. "Le meurtre sera ton seul maître." Ces mots que j'avais prononcés lors de mon serment me revinrent. Je priais pour qu'Ella n'ait jamais à le faire.
Je me mis en route. Malgré mes longues années d'inaction, je me rappelais encore de la façon de poser le pied des Assassins, faite pour qu'on ne les entende pas accomplir leur sinistre besogne. Je n'avais jamais marché ainsi depuis ma mission pour les Ordekharo. Je m'étais rendue compte lors de celle-ci, que quand une mission ne comportait pas de meurtre, j'étais incapable de l'accomplir. C'avait été ma première mission ratée. Les Ordekharo m'avaient sévèrement tancée le jour de mon retour, tout en ressentant de la peur face à cette créature que je suis qui ne sais que donner la mort. Mais ce n'était rien face à ce que je m'étais infligé dès que j'avais été à huis clos. La crainte des Ordekharo avait été plus grande encore à partir de ce jour-là. C'est également à ce moment que naquit l'idée fixe que m'utiliser revenait à jouer avec le feu. Ils avaient attendu plusieurs mois avant de me renvoyer, principalement car j'étais l'auteure de toutes leurs missions réussies. "Ils étaient faibles", avais-je pensé, quand la lettre qui m'informait que mes services n'étaient plus requis au sein des Ordekharo était arrivée. Ils l'étaient effectivement. Jusqu'à l'arrivée de mon Ella et de son amant.
L'assurance m'habitait et la peur était loin de moi pendant que je traversais cette forêt. Elle paraissait sans fin, mais je savais qu'il y en avait une. Elle semblait remplie de bêtes plus horribles et terrifiantes les unes que les autres, mais j'avais une confiance absolue en mes capacités. En cela, nous nous ressemblions bien, Ella et moi.
Les arbres m'entouraient, leurs branches crochues se tendant vers moi, tels de longs doigts. Ces arbres me faisaient penser à mes différents professeurs. Leurs noms et leurs visages ; je me les rappelais ; mais ce dont je me souvenais le plus vivement ; c'était la haine que je ressentais envers eux. Hal, Maoh, Nark...Tous ces gens qui m'avaient tant appris...Et de tous ces professeurs, le meilleur et le plus utile avait été Kuhik. J'avais été forcée de le faire. J'avais été forcée de le tuer. Il ne m'aurait pas laissée sortir sinon. Je n'avais pas eu le choix. Je le lui avais dit peu avant qu'il n'expire. Et ses dernières paroles avaient été comme marquées au fer rouge des Receleurs. "On l'a rarement."
Je craignais qu'Ella ne reconnût pas la menace à sa juste valeur. Elle semblait croire avoir une emprise quelconque sur le monde ; mais je savais bien qu'elle se faisait des illusions. Elle risquait tôt ou tard de tomber de haut. Elle n'avait pas compris qu'elle ne maîtrisait pas les soldats de cette troupe. Ils pouvaient se retourner contre elle à tout moment. Et surtout, elle n'avait pas compris qui était son plus grand ennemi. Mais j'étais sûre qu'elle le découvrirait bien assez tôt.
La sortie de ce labyrinthe n'arrivait pas mais je ne m'inquiétais pas car je savais que l'inquiétude ne fait jamais le moindre bien. On ne voyait qu'arbres et rien d'autre. les jours et les nuits étaient indissociables, étant donné l'immense quantité de lumière qui pénétrait dans les interstices entre les branches. Je n'avais aucune notion du temps et une semaine comme cinq ans pouvaient s'être écoulés. Je marchais sans cesse et ne m'arrêtais que quand je ne pouvais plus faire un pas. Je connaissais la flore locale et arrivais donc à me trouver à manger et comme il y avait beaucoup de lacs le long du chemin, je trouvais donc aussi à boire. Mais un jour, je me regardai dans le lac et vis que j'avais beaucoup changé au contact de ces montagnes. Mon visage était devenu cadavérique, émacié et pâle. Mon corps était squelettique et l'ensemble était pitoyable.
Je ne survivrais pas longtemps ainsi, me dis-je. Je devais arriver à la sortie dans les prochains jours. Avant de reprendre mon interminable route. Je n'avais toujours pas peur, mais commençais à désespérer. Je n'arrivais plus à me maintenir éveillée et étais tombée endormie plusieurs fois. La fatigue me prenait tout le temps mais connaissant aussi bien la faune que la flore de cette forêt, je n'osais m'endormir. Je n'en pouvais plus. La solitude était en train de devenir insupportable et je commençais à me parler à moi-même. Je me parlais d'Ella. Je me parlais des secrets que je connaissais sur elle. Je me parlais de son cruel frère. Je me parlais de mes maîtres. De mes impressions. Je pestais sur cette maudite forêt, ces maudites montagnes infranchissables. Je commençais graduellement à sombrer dans la folie. Je disais à des Assassins imaginaires que le prochain prisonnier pourrait être envoyé ici en guise de torture. Des hallucinations commençaient à apparaître et, dans ces moments, j'étais obligée de m'arrêter. Car, si je ratais un croisement, ma mort était assurée.
Quand le paysage commença à s'éclaircir, je crus à une hallucination. La lumière était devenue quelque chose d'inconnu, de merveilleux. Je m'arrêtai donc ; pendant ce qui me sembla être une heure, l'illusion resta. Les arbres étaient environnés de lumière. Et cette lumière venait du bout du chemin. Je courus aussi vite que possible, la joie au cœur que la traversée de cette maudite forêt soit achevée. La lumière semblait irréelle, surnaturelle. Et quand j'arrivai au bout du chemin et aboutis sur une gigantesque plaine, je poussai un cri de joie, le premier depuis trente ans. Cette forêt avait failli avoir raison de moi. J'avais erré pendant tant de temps. D'ailleurs, combien s'en était écoulé depuis que j'étais partie du château dEkhar avec Ella. Je savais que cette date se nommait avant-dernier jour de l'été, mais cela faisait si longtemps que je n'avais entendu de date que ces mots n'étaient rien d'autre qu'un concept abstrait et non pas la notation de la course du soleil. J'aperçus sur la plaine un château entouré d'une ville, mais sans le reconnaître. Je craignais que ce fût Ark, mais la bannière, pas celle des Ark, une épée rouge sur une flèche géante, ne me dit rien sur le moment. Un œil bleu y était représenté derrière une tête qui n'avait pas l'air d'avoir connaissance de sa présence. Je m'assombris. Un fort des Nelsold, une grande maison de l'ouest. C'était l'une des famille les plus anciennes, et je pense que c'était pourquoi le chemin aboutissait près de leur château. C'était aussi l'une des familles requérant le plus les services des Assassins. Je n'avais aperçu ce symbole qu'une seule fois, lors ce qu'un soldat était venu m'annoncer la mission qu'ils désiraient me confier, mission que j'avais d'ailleurs refusée avec l'accord du conseil des Assassins.
J'hésitais à y entrer ; des assassins devaient y séjourner et certains me reconnaîtraient peut-être. Je me rassurais. Qui se souviendrait de moi après toutes ces années ?
Je savais qu'il y avait un repaire d'Ombres, les Assassins n'accomplissant des missions que pour leur ordre, près de ce fort, mais j'avais néanmoins besoin de faire le plein de provisions et surtout d'eau qui se raréfiait à l'ouest. J'avais toujours de l'argent sur moi mais mes vêtements étaient en lambeaux, m'aperçus-je. Le voile qui retenait autrefois mes cheveux n'était plus, sans doute envolé sous l'action du vent. Je me sentais libre en même temps que misérable. Il va aussi falloir que j'achète de nouveaux vêtements, me dis-je. Acheter de nouvelles armes aurait été trop risqué mais j'avais mon poignard, et cela devrait suffire. J'avais pensé cela en riant. Il était tellement peu probable que je survive que je m'amusais de penser comme si cela m'était dû par le destin.
L'espace entre les Montagnes-Sans-Nom et le fort était désert. Ni homme, ni bétail ne se tenait là. Je le traversai jusqu'à arriver à la ville. Il n'y avait point de porte de ce côté-là, je dus donc contourner la ville, entourée d'une simple palissade en bois, au contraire du château qui en imposait pas ses hauts remparts de pierre. La ville était petite, semblait-il, du moins, la contourner pour arriver aux portes qui se situaient à l'opposé des Montagnes ne fut pas très long. J'arrivai bientôt à l'entrée de la ville. Celle-ci n'était point gardée ; j'entrai donc sans problème.
Les rues étaient sales, mais pas autant que celles d'autres villes que j'avais pu visiter pendant mes sinistres missions. Les odeurs n'étaient pas pestilentielles comme dans celles-ci ; seuls des parfums de bière et d'alcool du Sud se dégageaient des auberges sur les côtés. Leurs noms étaient souvent des hommages aux propriétaires des lieux : l'Oeil du visiteur, l'auberge des clairvoyants, la taverne des rusés, etc... Soit ils font régner la tyrannie ici, soit ils sont aimés du peuple, me dis-je. Je ne connaissais pas assez la famille pour en juger mais je connaissais assez les Guerriers pour parier sans problème sur la première.
Je décidai d'acheter le lendemain des provisions ; il me fallait tout d'abord un endroit où manger copieusement et dormir. J'était pourvue de quarante sous d'or ; cela devait être assez pour une nuit, un repas et beaucoup de nourriture. Je toisais les auberges avant d'en choisir une ; l'Hôtel des Yeux. Le nom ne m'inspirait guère confiance, mais c'était le seul où des individus habillés en noir ne se tenaient pas sur le seuil. J'entrai. Des hommes se tenaient un peu partout, des gardes, des serviteurs, des saltimbanques, des ménestrels, bref...des Assassins se tenaient forcément dans la pièce.
Le patron de l'hôtel était un homme de petite stature à la barbe grisonnante. Il était vêtu d'une veste en cuir noir, ainsi que d'un chapeau brun, en-dessous duquel on n'apercevait point de cheveux. Les habitants sont riches, à ce que je vois, dans ce fort. Il paraissait peu amical ; et c'est pourquoi je fus immédiatement convaincue qu'il n'était pas un Assassin. J'avançai vers lui. Il n'y avait point de femme ici ; et c'est pourquoi je regrettai de ne pas m'être déguisée en homme. Je me traitais moi-même d'idiote : j'avais vraiment perdu. L'Assassin que j'étais en ce temps-là n'y aurait même pas réfléchi. Tous les regards se tournèrent vers moi. J'inspirai et expirai longuement. Ca va bien se passer ; cela fait cinq ans que tu ne les as pas revus, me répétais-je, pendant que mon esprit démentait la véracité de la première affirmation.
Je dis au patron de l'hôtel :
"Une chambre pour une nuit." Et vingt pièces furent lancées pour arriver dans sa main qui s'était déjà ouverte.
Il ne dit mot et se contenta d'encaisser les pièces. Les gens autour de moi me regardaient d'un air intrigué. Je ne dis rien car je savais que la moindre de mes paroles serait analysée. Et chaque Assassin présent dans cette pièce se demanderait si c'était cela qu'il aurait dit. Et ils sauraient qu'un Assassin aurait pénétré ici. De plus, chaque chose qui se serait passée ici serait rapportée aux assistants des maîtres Assassins. J'ai commis la plus grande erreur de ma vie en faisant escale dans cette ville, me dis-je.
Je sortis tout de suite de l'auberge. On dut me regarder d'un air inquisiteur et d'un œil Assassin au sens propre, mais je ne jetai point de regard en arrière pour m'en assurer. Je m'étais déjà suffisamment fait remarquer.
Je n'avais plus qu'un seul choix : faire appel au seul membre de la maison Nelsold que je connaissais : sire Badol, le cousin de sire Oldus, sire de la maison Nelsold quand j'avais entendu parler pour la dernière fois de cette maison. Je savais qu'il habitait au château ; mais il me fallait tout d'abord des vêtements d'homme pour pouvoir y entrer. En acheter aurait été trop risqué. On formait les Assassins à tout ce qui pourrait leur être utile ; je savais donc assez rapidement comment fabriquer une tunique avec ma robe, un poignard et un peu de fil. Je m'y attelai. Je découpai tout d'abord la robe à l'aide du couteau. Etant donné son état, je me doutais que le résultat paraîtrait rafistolé mais sans un regard attentif et suffisamment proche, il serait dur de le remarquer. Il n'y aura que ça au fort, me désespérai-je. Je finis machinalement de confectionner la tunique. Et en la regardant, je vis qu'il n'y avait au fond pas besoin du regard d'un Assassin pour remarquer ses imperfections. De multiples coutures et déchirures étaient flagrantes. La tunique était irrégulière. Et surtout, elle n'avait rien de commun avec celles des habitants de la ville que j'avais pu apercevoir. Me déguiser dans une ville comportant des pauvres était plus difficile pour pouvoir jouer le jeu, mais plus facile quand on devait improviser. Je doutais que les plus grands maîtres Assassins auraient pu improviser un déguisement suffisamment convaincant pour passer inaperçu dans cette ville et berner les Assassins y étant présents.
Je commençais à me dire que je ne pourrai tout simplement pas entrer dans la ville. Je devais la contourner. Mais, ayant étudié longuement la géographie des Terres Divisées, je savais parfaitement que, malgré toute ma volonté et toutes mes ressources, je n'allais pas pouvoir survivre jusqu'au prochain caravansérail, qui se trouvait à des dizaines de kilomètres d'ici, sans provisions et surtout, sans eau. Retourner dans la forêt était impensable. Il n'y avait plus qu'une seule chose à faire pour parler à Badol, mon seul potentiel allié dans cette ville. Grimper jusqu'en haut du château. Et espérer qu'il soit suffisamment proche de moi pour pouvoir me venir en aide.
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