ALWIN IX
La porte de la cellule s'ouvrit, grinçante. Cette fois-ci, ce ne fut pas Shan qui apparut mais un inconnu. Celui-ci avait des cheveux du même noir que la terre humide et des yeux de la même couleur qui exprimaient le dégoût. Il portait, non pas la tenue de moine qui m'allait devenir si familière, mais une sorte d'armure de ce qui me sembla être du fer noir. Cette matière, venue des contrées de l'Est était la plus grande richesse de leurs peuplades. J'ignorais que l'Ord en faisait le commerce et les Hutkoraa que j'avais vu jusqu'à présent n'en portaient pas. Mais il n'est pas encore temps de parler de ceci.
Cette armure s'arrêtait entre les épaules et le coude et j'aurais pu me noyer dans ce noir d'une profondeur telle qu'elle en était presque hypnotisante. Il avait l'air jeune, de mon âge à peu près, quoique peut-être s'était-il écoulé suffisamment de temps pour que celui-ci eût changé. Tout dans son expression était neutre, totalement impassible, à l'exception de ses yeux. Mais c'est seulement quand il entra dans la zone où la lumière était la plus forte que je remarquai les piques sur ses épaulières.
Il me prit par le bras et m'entraîna hors de cette prison, à qui je dis « adieu » sans regret. Sa poigne était ferme, mais pas suffisamment pour me couper la circulation ou me faire mal. Mais, connaissant l'état actuel de mon corps, je ne tentais pas de m'échapper ni d'échapper à mon destin.
« Est-ce qu'on m'emmène à mon éxecution », me demandais-je, tout en espérant que ce fût le cas. Le monde est cruel, et je n'en voulais plus. « Que cet homme soit la mort. Que cet homme soit la fin de tout et je serai content. », demandais-je. Il me fit sortir de la prison par un réseau de couloirs dont j'étais trop fatigué pour en retenir les chemins. Il faisait sombre et il me semblait percevoir autour de nous des rats, sous la forme de couinements et de traits fugaces. Un autre dans ma situation aurait eu peur. Un autre dans ma situation se serait enfui. Mais pas moi, avec tout ce que j'avais subi. Pas moi, l'orphelin. Un autre dans ma situation aurait tenté de se dégager de cette main. Mais l'appel du destin me semblait trop fort pour que j'y résiste.
Nous passâmes devant ce qui me sembla être des milliers de cellules, presque toutes sans occupant ; il n'était pas difficile de deviner ce que ceux-ci étaient devenus. Cela m'encouragea.
Il était difficile et horriblement douloureux de marcher ; chaque pas était une torture sans nom. Mais cela, comme tout, sera bientôt fini, me disais-je. Un ultime effort. Malgré tout, il ne fut pas rare que mon compagnon dût me relever après un énième effondrement. Mon corps ne m'appartenait ni ne m'obéissait plus, me semblait-il.
Une porte arriva enfin, et mon compagnon y toqua. Celle-ci s'ouvrit sur le visage souriant du Maître du monastère. J'eus le temps de l'observer plus avant et déduis par ses cheveux blonds et le reste de sa physionomie que j'avais affaire à un natif de la côte Sud. Il avait l'air contrarié : ses traits étaient plissés et ses sourcils froncés. Il n'avait pas la tête réjouie que j'escomptais, celle qui aurait sans doute annoncé ma fin. Mais peut-être n'aimait-il pas particulièrement tuer. Ou peut-être n'aurait-il pas l'honneur de le faire lui-même. Je repris espoir.
Il me salua d'un simple « bonjour, petit », ainsi que le faisait Shan et prit la relève pour me tirer par la main. Sa poigne à lui était dure, presque douloureuse, d'ailleurs sans doute l'aurait-elle été pour quelqu'un d'autre.
Cette fois-ci, le trajet fut des plus courts. Il m'entraîna simplement vers la cour, là où venait la lumière. Les couloirs du monastère étaient magnifiques, remarquai-je, et leur architecture traditionnelle nordique. Des fresques couraient le long des murs et les colonnes stylisées associées aux plafonds arqués donnaient à l'ensemble un style ancien avec toutefois une couleur moderne. La pierre du centre du monastère était blanche, contrairement à celle des tours aperçues il y a ce qui me semblait être une éternité.
La cour était vide, sans doute les moines étaient-ils en train de prier. C'était une extrapolation de ma part, étant donné le fait que je ne connaissais point encore les habitudes des monastères. Il m'arrêta brusquement me faisant tomber tel un oiseau abattu sur le sol blanc os. Cette couleur est-elle un présage, me dis-je. Mais un bon présage.
Nous entrâmes dans la grande cour centrale. Celle-ci était divisée en sept parties, une pour chacun des dieux, imaginais-je. Et il me parla ici-même :
« Alwin, Alwin, je ne sais que faire de toi... » Ma réponse fut immédiate :
« Tuez-moi s'il vous plaît ! »
« Rien ne ferait plus plaisir à mes compatriotes, le sais-tu ? »
« Non, mais on s'en fout. Tuez-moi ! »
J'avais parlé crû, mais mieux valait lui faire croire que j'étais un rustre qui ne méritait pas de vivre.
« Ton procès va avoir lieu, maintenant. »
La colère s'empara de moi.
« Ah maintenant, vous faites des procès à vos victimes ?! Vous avez fait un procès à chacun de ceux que vous avez tué chaque année dans mon village ?! »
La phrase suivante ; je ne fis pas exprès de la prononcer ; elle sortit toute seule. Ainsi, c'est d'une voix larmoyante que je dis :
« Avez-vous fait un procès à la famille ?! »
Et je m'effondrai en pleurs. Ma tristesse me reprenait avec ces maudites larmes que je tentais désespérément d'empêcher de sortir. Je ne voulais pas pleurer devant cette créature que je ne considérais désormais pas comme humaine. Je ne voulais plus pouvoir ressentir. Je ne voulais plus pouvoir exister. Et ce fut le déclic. Je ne voulais pas mourir, je m'en rendais à présent compte. Mourir aurait été un déshonneur pour ma mère, pour mon père, pour ma famille. Pour tous ceux qui étaient morts de la main des Hutkoraa cette nuit-là. Pour tous les orphelins de toujours.
Mourir sans les venger aurait été inhumain. Il était temps de se ressaisir pour s'atteler à cette tâche. Je séchai mes larmes et pris une expression déterminée. Et, en levant les yeux, j'aperçus dans ceux du Maître du Monastère une émotion nouvelle. Quelque chose que j'avais trop ressenti depuis longtemps et qu'il était temps d'interdire en moi. De la peur.
Nous entrâmes dans la tour de Jaü. Ce dieu était surnommé le Serein. Peut-être les procès s'y déroulaient-ils parce que quelqu'un de serein était supposé être souvent quelqu'un de juste. La tour était blanche, sans doute en écho à la pureté de cette couleur. Son symbole était un visage sur une pleine lune. Il se trouvait partout sur les murs, tantôt à sa forme pure, tantôt stylisé, plein d'ornements et de détail sur le visage et de cratères sur la lune. Une porte se tenait devant nous ; le Maître l'ouvrit. Ici se trouvaient des dizaines de moines. Je reconnus des visages que j'avais vaguement aperçus lors de l'ordre de boucherie. Je cherchai Shan des yeux et finis par le trouver en haut à gauche. Tous les moines étaient assis sur des gradins, stoïques et silencieux. Quand le Maître arriva avec moi, ils s'inclinèrent. Il me poussa sur une estrade plus durement que d'habitude, sans doute pour complaire à mes détracteurs. Et le procès commença.
« Êtes-vous tous à mon écoute ? », demanda le Maître, en hauteur, présidant l'assemblée. Un moine s'avança et je vis qu'il s'agissait de Torda, le moine qui gérait les registres. Il déclama :
« Juge : Fu, Maître du Monastère d'Ordfus ; Accusé : Alwin, fils de Teka, dit le Traître ; Hérault : Torda: moine d'Ordfus ; Avocat : Shan, Maître Ordineur. » Je remarquai qu'il ne disait point le nom du père des moines, comme il en était l'usage. Comme si le statut de Moine, de Maître, de Serviteur, ou encore d'Hutkoraa suffisait amplement à définir la famille de la personne. Il continua à annoncer des noms. La plupart m'étaient inconnus ; même si je reconnaissais parfois le nom d'un quelconque fils de seigneur du Sud ou de l'Est. J'étais trop fatigué pour réfléchir à ces mystérieux noms : tenter de deviner à qui appartenaient-ils, de quelle région des Terres Divisées venaient leurs propriétaires ; tout cela était au-delà de mes forces. Je n'oubliais toutefois pas qu'ils appartenaient presque tous à des ennemis. Une fois l'annonce finie, Torda avait le visage totalement rouge, sans doute s'était-il abstenu de respirer. Quelques moines dans l'assemblée exprimèrent leur mépris par leur expression, d'autres par un rire discret. Le mien était également bien présent mais je n'osais l'exprimer. De plus, ces moines qui se disaient grands et importants, tels des lions, ne m'évoquaient en ce moment-même que des poules caquetantes.
La question ne fut pas « Quelles sont les charges contre l'accusé ? Qu'a fait l'accusé ? », comme dans la tradition paysanne, celle des Guerriers prônant les duels judiciaires. Non, ce fut comme on pouvait s'y attendre de la part de moines :
« Pourquoi devrait-on tuer l'accusé ? » Il n'est nul besoin de commentaires là-dessus, je présume. Un moine cria :
« C'est le fils d'un traître, or ne dit-on pas « tel père, tel fils »! »
Un autre cria, plus fort encore :
« Il est dangereux, la haine se lit sans son regard ! »
Il était probable que celui-ci extrapolât mais, dans le doute, je m'employai à prendre une expression la plus neutre possible.
« D'autres charges sont-elles retenues contre Alwin, fils de Teka ? » Je remarquai, tout en espérant que ce fût bon signe, qu'il avait cette fois-ci omis le « dit le Traître ». Le silence se dit dans la salle, ne restant que les échos des cris des deux moines. L'espace d'un instant, la peur se fit en moi, celle que le procès soit fini et qu'on m'envoie dès maintenant au bûcher.
« La parole est donc à l'avocat de l'accusé. » Je me mis en colère :
« En tant qu'accusé, n'ai-je pas droit d'auto-défense ? »
Le Maître me regarda d'un air las.
« Après le procès, quel que soit son sort, tranchez-lui un doigt. »
Je fus soufflé.
« Mais...vous ne pouvez... »
« Reparle et on enchaîne sur ta langue. »
J'étais tétanisé. Je décidai de ne pas y penser avant que mon sort ne soit sûr. Fu, que je savais désormais être le nom du Maître tant détesté, rapella mon seul potentiel allié dans cette salle.
« Shan, qu'avez-vous à dire pour la défense de l'accusé ? »
Celui-ci se leva et répondit d'une voix calme et éloquente :
« Vous accusez le jeune Alwin d'être son père. Vous l'accusez d'être un traître. Vous l'accusez de tant de choses qu'il n'a point fait. Vous l'accusez de choses que personne dans cette salle, hormis Fu et moi n'a vu. Vous l'accusez de choses qu'on vous a inculqué que son ascendance a fait. Vous l'accusez sans rien savoir. Vous l'accusez de choses toutes invalides. »
Ce fut un vieux moine, à la courte barbe grise, aux yeux vifs et sournois, au visage triangulaire et aux cheveux blancs en devenir, qui répliqua :
« Et en quel honneur, je vous prie, Garde aux Mille-Faces ? »
Si ce surnom était curieux, la réponse de Shan m'intéressa bien plus encore.
« En l'honneur de Dyù et de son dixième ordre. « Ce qui est imputé aux pères ne le sera pas aux fils. », Kuk »
Le visage du moine se décomposa.
« Ces lois sont archaïques ! Elles ne méritent pas d'être suivies. »
Fu parut se réveiller. Il se redressa soudain. Ainsi vêtu dans sa robe noire, il dégageait une sensation de puissance telle que le Kuk se recroquevilla. Il s'agenouilla devant Fu et dit d'une voix implorante.
« Excusez-moi, je ne le pensais pas...je ne le... » Le Maître l'interrompit en le soulevant brusquement de terre, une expression de mépris et de colère sur chaque fibre de son corps.
« Qu'on brûle cette larve ! » Kuk eut une expression d'horreur pure et continua ses supplications mais à voix trop basse pour être audibles par quiconque excepté le Maître. Celui-ci le jeta sur le sol et comme si rien ne s'était passé, il eut un instant de réflexion. Le stress en moi était à son comble et la peur l'était tout autant. Puis s'ensuivirent un soupir et un :
« Qu'on emmène le gamin, les charges sont abandonnées. »
Je soupirai de soulagement. Ma vie n'était pas encore finie. Je pourrai venger mon père ! J'étais au comble du bonheur quand une parole de Fu l'anéantit.
« Emmenez-le dans la salle de torture et que son doigt soit tranché. »
Ma frayeur reprit, plus forte que jamais et je me mis à hurler.
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