ALWIN IV
Les champs nous entouraient, verdoyants et couverts de plantes de toutes sortes. Le moine courait régulièrement et vite, mais pas trop pour que je puisse le suivre avec mon pied cassé. J'avais beaucoup de mal à marcher et le bâton de mon père m'était d'un grand secours. Même avec, je claudiquais de façon très visible. Nous ne parlions pas, non parce que nous étions subjugués par le paysage même s'il était d'une beauté époustouflante, mais parce que nous n'avions rien à dire et que chaque parole nous aurait ralenti. Or, lui, comme moi, souhaitait arriver au monastère le plus vite possible. Autour de nous s'étendaient aussi des plaines, vierges de toutes cultures, ce qui ne les rendait pas moins belles, loin de là. Je trouvais la nature plus belle sans qu'avec l'influence de l'homme. Elle était plus déchaînée, plus imprévisible mais c'était ce qui faisait sa beauté.
Nous ne vîmes un château, entouré de sa seigneurie, qu'une seule fois, car nous étions dans un coin isolé de la côte ouest, à la limite avec la côte nord, l'une des raisons pour lesquelles c'est notre village que les Raïs avaient attaqué. Les quelques paysans, à l'écart dans des faubourgs, que nous croisâmes ne nous saluèrent pas, par peur du moine, je pense. Cela me fit sourire, ainsi que le moine. Cette peur de l'Ord était apparemment universelle. Ce serait intéressant à savoir pour ceux de mon village qui souhaitaient une révolte contre l'Ord et dont je faisais partie. L'isolement causé par les Raïs nous pesait, et je crois que j'étais le seul être humain à avoir quitté Ordteka depuis longtemps car les Raïs étaient assez intelligents pour avoir remarqué que la peur des villageois envers l'Ord était plus forte que celle envers eux-mêmes. Et aussi car cette peur était contagieuse. L'Ord nous maintient prisonniers par l'isolement, pensai-je, c'est en nous unissant que nous pourrons les vaincre. Mais c'est également en nous unissant que nous pourrons mourir ensemble, me rembrunis-je. Un autre paysan fuit en nous apercevant. La peur était quand même plus présente ici. Peut-être notre ignorance de l'Ord était-elle bénéfique. Cela me fit peur. Qu'avait fait l'Ord pour que les gens d'ici les craignent plus que nous après tout ce que nous les avions vu faire ? Cela occupa mes pensées pendant une bonne partie du voyage, que je commençais d'ailleurs à trouver interminable. Le soleil commençait à décliner ; mais le moine refusait de dormir dans un château car, selon ses dires, "les Guerriers ne sont pas fiables". J'étais bien d'accord avec lui sur ce point mais la douleur primait sur la raison. Malgré tout, je ne dis rien. Nous nous couchâmes donc dans l'herbe, dans un de ces endroits que la main de l'homme avait épargné, car sinon, un paysan se serait fait une joie de nous tuer. Avant de dormir, nous discutâmes un peu.
"Comment t'appelles-tu ?", lui demandai-je, le tutoyant car je ne voulais pas me montrer trop pompeux.
"Je m'appelle Rokh, fils de Fark, des moines de Mui."
Mui était un monastère de la côte sud et Rokh était un nom qui en était originaire. Je développais envers lui, à partir de ce moment, un mépris, produit de son statut de moine et de son origine mais doublé d'une sorte d'admiration, peut-être parce que je me mettais à sa place et imaginais la douleur de devoir changer radicalement de conditions de vie. De passer du faste des palais de la côte sud à l'austérité des monastères de la côte nord. Néanmoins, fidèle à ma haine contre l'Ord, je n'éprouvais pas de pitié envers lui.
La douleur se faisait de plus en plus cuisante, et, malgré tous mes efforts, et les potions que Rokh m'avait régulièrement administré : au bout d'un moment, je n'y tins plus.
"Sommes-nous encore loin du monastère ?"
"Non, encore trois heures de marche à ton rythme et nous y serons."
Il n'avait pas l'air de trop mal prendre mes questions directes. Tant qu'à faire, autant en profiter.
"Pourquoi ne prenons-nous pas un cheval ? Nous irions plus vite."
"Le monastère où nous allons ne possède que des chevaux de petite taille, qui ne supporteraient pas forcément notre poids. De plus, si tu tombais, tu mourrais."
Je ne trouvai rien à redire à cela.
"Venez-vous de la côte Sud ?", le questionnai-je, continuant sur ma lancée.
"Cela se voit-il tant ?", me demanda-t-il, avec un air de supplication. De la sympathie vint s'ajouter au mépris et à l'admiration, car, par son humour, il changeait la vision que j'avais de l'Ord.
"Pourquoi avez-vous quitté le sud, plus sûr et épargné par les barbares, surtout pour venir dans ce coin perdu ?"
"Crois-tu que je l'aie fait par choix ?", me rétorqua-t-il.
Je n'y avais pas réfléchi, preuve de plus de ma croyance à l'époque de la toute-puissance des moines. Et parce que je croyais que les habitants de la côte sud pouvaient faire ce qu'ils voulaient et ne manquaient de rien.
"J'étais le benjamin de la maison Thar, une maison riche et respectée, gouvernée par le seigneur Fark, mon père. Ce n'était pas un homme commode, mais il faut lui reconnaître qu'il gouvernait bien. Il savait tout sacrifier au profit de son peuple. Les hommes de la côte sud sont très religieux, pas comme ici. Alors quand des tempêtes ont commencé à tout dévaster, le peuple a cru que les dieux se mettaient en colère contre eux. Ils ont donc demandé à mon père de faire quelque chose. Il a du se dire que le don de son fils au monastère de Mui, à l'extrême sud, apaiserait les tempêtes. Le plus ironique, c'est qu'elles n'en firent rien, du moins pas avant que trois ans furent passés. Malgré tout, mon père me trouvait beau dans l'habit de moine."
Il avait pris un visage haineux. Je compatis silencieusement car je connaissais le désespoir et la douleur dus au fait de ne pas être aimé par son père.
"Un jour, je commis un acte si horrible, si sacrilège, que celui-ci arriva aux oreilles de mon père : je tentai de m'enfuir ! Celui-ci, fou de rage à cause de mon "ingratitude", m'envoya aux confins de l'ouest, me disant de m'estimer heureux de ne pas avoir été envoyé au nord. Je ne crois pas, cette fois-ci, qu'il s'agissait d'un sacrifice au profit de son peuple."
Je me sentis mal pour lui. Mon père était toujours ivre, violent, méchant, et peu gentil envers ses enfants, mais il n'était ni sadique, ni prêt à envoyer ses enfants dans un monastère pour le restant de leur vie. La sympathie avait décidément pris le dessus. Je me dis en le voyant que, comparée à la sienne, ma vie n'était pas si mauvaise. C'était la dernière fois. Nous discutâmes encore pendant quelques minutes des moines, de leurs habitudes, de leurs obligations, puis nous nous endormîmes paisiblement, dans un sommeil sans rêve.
Nous arrivâmes pendant l'après-midi. Le monastère se dressait devant nous. C'était le plus grand bâtiment que j'eusse vu de ma vie, même s'il ne l'était pas tant que ça. Une grande cour se tenait au milieu, entourée de bâtiments et de tours dont je ne connaissais pas encore l'utilité. L'ensemble était imposant mais avait également un côté sinistre à cause des symboles de l'Ord qui fleurissaient deçà delà. Là, le rond et l'étoile de la déesse Gaëti, là, le croissant surmonté d'un œil du dieu Kâ, là, les chiens qui tournent sur une roue du dieu Fag, et bien d'autres. Il y avait là sept tours, autant que les sept dieux qui constituaient ensemble l'Ord. Sept dieux ne représentant rien en particulier d'autre que leur personnalité. Kâ le fougueux, Jaü, le serein, Gaëti l'irascible, Fag le secret, Dyù la pacifique, Kvô le dépressif et Pok, sans personnalité, sans identité, le dieu de la mort qui les complète. Sept qui s'équilibrent. Sept qui se détruisent. Voilà comment on parlait des dieux dans mon village. Ici, nous en parlons d'une toute autre manière... Les tours avaient chacune leurs styles et leurs couleurs, correspondant à la personnalité des dieux qu'elles représentaient. Je trouvais intéressant le fait d'attribuer une couleur à chaque personnalité. En tous cas, si je devais en donner une la mienne telle qu'elle est actuellement, elle serait noire.
Nous nous dirigeâmes vers la tour de Kvô, qui servait, je l'appris par la bouche de Rokh, à recenser les malades et les visiteurs résidant et ayant résidé au monastère. La plupart de ceux-ci venaient du sud de la côte est, les villages du nord étant trop craintifs de l'Ord. La tour était bleue, couleur de la tristesse, faisant écho à la personnalité dépressive du dieu Kvô. Le toit était noirâtre, représentant le désespoir. Nous y entrâmes et vîmes un moine à l'autre bout d'une salle rectangulaire, une table sous ses bras et une plume et un papier dans sa main. Il avait des cheveux et des yeux noirs, typiques de la côte est. Il avait l'air épuisé, inexpérimenté et ne donnait pas envie qu'on prît sa place. Ses habits étaient légèrement différents de ceux d'un moine, un peu plus amples, mais ils avaient la même sobriété. Il nous interpella d'une voix un peu faible, innocente mais joyeuse.
"Salut Rokh, bonjour à toi, aimable visiteur."
Mon compagnon lui répondit :
"Bonjour, Torda. Tu t'occupes des enregistrements. Ce n'est pas Shan qui le fait d'habitude ?"
Torda était effectivement un nom originaire de la côte est.
"Il est désormais considéré comme trop vieux pour exécuter correctement sa tâche. Il a été assigné à la tour de Gaëti."
"Il a toujours été un bon Ordineur."
Enfin une phrase que je compris ! Les Ordineurs étaient des membres de l'Ord, souvent très haut placés, capables de choses magiques et fantastiques. Je n'en avais jamais vu et espérais en ce moment en voir un sinon plusieurs accomplir leur magie. La voie de Torda me tira de ma réflexion.
"Nom et nom du père."
Je répondis machinalement.
"Alwin, fils de Teka."
Rokh et Torda semblèrent tressaillir à mes paroles mais je ne pus déceler si c'était à l'annonce de mon nom ou à celle de celui de mon père. Mais, à mon grand soulagement, ils me laissèrent passer et Rokh me dit :
"Va à la tour de Dyù, celle qui est verte. On t'y guérira."
J'y allai donc. La tour avait la pierre blanchâtre et le toit vert, peint à l'aide des peintures Séros. Elle était, je trouvais, plus belle que celle de Kvô, le vert étant plus "joyeux", plus "calme" et plus brillant que le bleu de Kvô. En traversant la cour spacieuse, je vis des moines prier en position soit assise soit agenouillée. Ceux qui n'étaient pas en train de le faire me regardèrent avec dédain. Des novices passèrent également, un livre à la main, et un moine à leurs côtés, sans doute leur professeur. J'entrai finalement avec moins d'appréhension qu'au moment où je l'avais imaginé dans la tour de Dyù. La salle était cette fois-ci circulaire et couverts d'un type d'objets que je n'avais jamais connus : des lits. A l'instant où je les vis, je ne sais pas si c'est ma blessure où la nouveauté qui le fit, mais j'eus envie de me coucher dessus et de ne pas me réveiller avant longtemps. Je réprimais cette envie, songeant qu'elle serait sans doute assouvie dans quelques instants. Une moniale m'accueillit. Elle avait elle aussi un visage caractéristique des natifs de la côte est, et paraissait chaleureuse. Elle était vieille et paraissait assurée et fière. Ses vêtements étaient amples, et noirs, contrairement aux habits de Rokh et de Torda, qui étaient marron. C'était la première fois que je voyais une moniale, et elle me fit bonne impression.
"Bonjour, voyageur."
Il était plaisant d'entendre quelqu'un qui ne commençait pas directement ses phrases par ce qu'il voulait dire. Ce qui n'était pas mon cas.
"Je me suis blessé à la cheville", dis-je en pointant du doigt la zone douloureuse. "Pourriez-vous me guérir ?"
"Pourquoi suis-je là, à ton avis ?", répliqua-t-elle.
Décidément, les membres de l'Ord n'étaient pas si antipathiques que le voulait la croyance populaire.
Je posai mon bâton et lui tendis mon pied, délicatement pour que mon cri ne soit pas trop bruyant. Elle me prit le pied, le soupesa, l'examina en tous sens, et finit par me le tordre, ce qui m'arracha un cri de douleur.
"Comment avez-vous fait pour venir ici ?", dit-elle avec une stupeur non feinte. "Votre pied est trop blessé pour ne parcourir ne serait-ce qu'un dixième du chemin !"
"Je suis résistant", lui dis-je, ce qui était totalement faux, je guérissais d'ordinaire très lentement. "Et puis, j'avais de l'aide.", dis-je en montrant mon bâton en le prenant.
Je me serais attendu à tout sauf à ce qui se produisit. Elle m'arracha violemment le bâton des mains et l'observa en tous sens comme elle avait fait pour mon pied. Et sa voix fut tremblante quand elle me demanda :
"Comment t'appelles-tu, mon garçon ?"
J'étais en état de choc. J'attendis quelques instants, le temps de reprendre mes esprits et lui dis, non sans qu'elle ait d'abord répété la question :
"Je m'appelle Alwin, fils de Teka, et rendez-moi mon bâton. Tout de suite."
A l'annonce du nom de mon père, et cette fois-ci, on ne pouvait s'y tromper, la tristesse puis la colère et enfin l'intense jubilation passèrent sur son visage, et il me sembla qu'elle n'entendit pas la suite de ma réponse. Elle m'entraîna alors dans la cour par le bras, avec une force dont je ne l'aurais pas crue capable étant donné son âge avancé. Et cria à tous les moines de la cour :
"Venez tous ! Je viens de retrouver un vieil ami, que vous serez contents de revoir."
J'étais tétanisé mais trouvai quand même la force de répliquer.
"Mais qu'est-ce que vous racontez ?! Ni moi, ni mon père n'est votre ami !"
Cette idée m'aurait d'ailleurs dégoûtée.
Elle ne sembla pas m'entendre, du moins continua-t-elle de hurler sans interruption.
"Parfaitement, mes amis ! Cela fait quinze ans que nous le cherchons et nous l'avons enfin trouvé par le nom et le bâton que nous amène son fils ! D'ailleurs, le voici ! Voici Alwin, fils de Teka, accompagné du bâton de son père !", dit elle en brandissant ma main et mon bâton.
Les réactions des moines, accourus pour voir l'origine des cris, furent variées. Les plus jeunes prirent un air surpris, tous les Hutkoraa, sans exception, prirent une expression de colère et les plus vieux des moines prirent quand à eux une expression de jubilation. Je vis toutes les émotions passer sur ces visages, qui fixèrent soudain tous leurs regards sur moi. Ma tétanisation s'accentua. Je voulus avoir devant moi un visage familier et cherchai ce qui s'en rapprochait le plus, à savoir le visage de Rokh, et y vis avec surprise un mélange de jubilation, de dépit et de haine pure. Celui qui devait être le chef du monastère, cheveux bruns de notre région et stature imposante, se leva de sa prière et demanda :
"D'où vient-il ?"
C'est la voix de Rokh, criante, et haineuse, qui répondit, celle de celui que j'avais presque considéré comme un ami, qui avait presque réussi me faire changer d'avis sur l'Ord.
"Je l'ai amené d'Ordteka ! Je l'ai amené d'Ordteka, Maître !"
Le Maître prit alors la même expression jubilatoire et en extase que ses confrères.
"Eh bien, voilà qui est réglé, envoyez des troupes sur Ordteka. Qu'elles arrivent au plus vite. Une fois sur place, tuez-Teka avec toute sa famille, jusqu'à son dernier parent."
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top