Partie I

Ceci est l'histoire de ma mort. Enfin, de ce qui y a mené. Cette suite d'événements que certains appellent Histoire et que d'autres appellent mort lente. Pour moi, ce deuxième qualificatif conviendrait mieux à ma situation. C'est cette chose, si difficile à nommer et si complexe qui m'a poussé à devenir ce que je suis aujourd'hui. Un monstre qui utilise tout le monde jusqu'à sa propre femme. Un homme assoiffé de vengeance.

Au début, j'agissais pour de bonnes raisons. Je ne sais pas si c'est encore le cas. Au début, j'étais optimiste. Insouciant. Ce que les autres voulaient que je sois. Les autres avaient raison. J'aurais mieux fait de rester ce que j'étais. J'ai changé et je vais en mourir.

Cette histoire est le récit d'une mort lente. Le récit d'un homme qui a tout perdu. Sauf le bâton de son père. Je fais tourner ce même bâton, brun et brisé, dans mes mains. Il est le seul vestige que j'ai de mon passé. Le seul vestige que j'ai de mon père. Mon père... Les souvenirs que j'ai de lui me paraissent si lointains qu'ils sont à présent presque effacés. Seule subsiste l'affection que j'ai pour lui, ce qui rend les choses plus dures encore.

Le bâton est la seule chose qui m'aide à faire remonter ces précieux souvenirs ; mais les seuls qu'il ramène sont ceux où mon père me frappe. J'en viens même à me demander d'où me venait cette affection inconditionnelle que je ressentais pour lui.

Si peu de choses me sont chères, ces souvenirs en font partie malgré l'image peu élogieuse qu'ils dépeignent de mon père. C'est pour cela que je garde sur moi ce bâton en permanence. La seule fois où je ne l'ai pas fait, il s'est retrouvé brisé en deux. La tristesse que cela m'avait causé m'a définitivement convaincu que ma résolution était justifiée.

J'ai remarqué une surprenante particularité chez les hommes. Quand quelque chose de marquant leur arrive, ils perdent autant en souvenirs qu'en personnalité. Les souvenirs qu'ils jugent les moins importants deviennent flous et lointains voire s'effacent. Leurs propriétaires s'en mordent les doigts. Car ils sont inconscients. Inconscients de leur bonheur et de l'importance des choses.

Quand ils partent et changent d'environnement, ils oublient les souvenirs de leur vie d'avant sans se rendre compte de l'importance qu'ils ont. Père et mère s'effacent donc sous ce tri impitoyable. Pour les autres, ce ne sont que des suppositions mais pour moi, c'est comme ça que j'ai perdu mon père. Je regrette beaucoup cela et c'est pourquoi je suis presque soulagé de savoir que je vais mourir ce soir. Parce que je sais que si je croisais ma mère dans les rues tortueuses de Tezarchah, je ne la reconnaîtrais pas. Malheureusement, il n'est pas possible de croiser des morts.

J'ai dit que les événements importants effacent les souvenirs. Mais comment définir un événement important ? Ce que je vais vous conter en est un, en tout cas. Certaines personnes disent que ma vie est belle, d'autres, qu'elle n'est qu'une succession interminable de malheurs et de catastrophes. Je fais partie de cette deuxième catégorie.

Ma vie ne comporte que souffrances, remords et bains de sang. Ce qui est sûr, c'est qu'elle s'achève maintenant. Je ne finirai sans doute pas ce récit avant ma mort et c'est pourquoi j'ai demandé à Ella de le conclure. Vous saurez ainsi à quel point j'ai été misérable jusqu'à la dernière seconde de ma courte vie. Certains trouveront ce récit épique, d'autres triste. J'aimerais tout oublier mais mon traître esprit considère les malheurs comme importants...