Ambivalence

Le lendemain, après avoir traîné au lit le plus longtemps possible, afin de reprendre des forces en prévision de ultime surprise qu'Akito réservait à sa belle, notre petit couple s'habilla chaudement et prit le train en direction du mont Fuji.

Enfant, Naomi avait toujours rêvé de visiter cet endroit magnifique, son père lui racontait souvent à quel point ce volcan était à la fois merveilleux et dangereux. En effet s'il venait à sortir de son long sommeil, il pourrait complètement dévasté la petite île qu'était le Japon. On raconte que l'on ne devient vraiment japonais qu'une fois le sommet du mont Fuji atteint. Gravir cette montagne est une expérience unique que beaucoup de touristes envisagent lorsqu'ils se rendent au pays du soleil levant. Une expérience, que monsieur Uchida avait promis de partager un jour avec sa fille, fascinée par ses récits. Malheureusement, ce dernier n'avait jamais eu l'occasion de tenir sa promesse.

Akito avait basé son choix sur cette simple conversation qu'ils avaient eu, en regardant un reportage quelques semaines plus tôt, qui annonçait que cette année là, exceptionnellement, les visites du mont Fuji étaient ouvertes toute l'année.

Leur ascension devait débuter à la 5em station de la Fuji Subaru Line, afin d'emprunter le sentier Yoshida, réputé comme étant le plus facile et le seul étant ouvert aux visites en dehors de la saison estivale. Sur la grande air de repos à flanc de montagne, pas un seul touriste aux alentours. Naomi et Akito étaient presque les seuls à s'apprêter pour la montée, car seuls quelques téméraires natifs avaient osé braver le froid hivernal pour se lancer à l'assaut de la montagne.

Aux environs de 21h, ayant attendus de s'habituer à l'altitude et après s'être équipés, ils entreprirent l'ascension du Fuji Yama. Les quelques personnes présentes pour l'ascension quelques heures plus tôt étaient déjà partit devant car ils avaient prévu de dormir un peu dans le refuge de la 9em station. Mais Naomi tenait à faire le trajet d'une traite. Ils allaient donc effectuer cette ascension comme s'ils étaient seuls au monde.

Akito portait un sac avec tout le nécessaire pour l'ascension. Une couverture, un thermos de thé bien chaud, un autre d'eau chaude pour manger des nouilles instantanées et divers outils utiles pour l'escalade à venir. Naomi quant à elle emportait des chaufferettes, des barres de céréales et d'autres choses indispensables à la montée.

Après avoir remonté un sentier grimpant dans la forêt endormie sous la neige, ils virent un terrain de lave foncée s'étendre à perte de vue devant eux devenant de plus en plus blanc à mesure que l'on levait les yeux. Lorsque Naomi posa les siens sur le sommet du volcan majestueux qui les dominait de toute sa hauteur, son enthousiasme fut bien vite mis à l'épreuve, doutant soudain d'être capable d'arriver au sommet, elle lança un regard inquiet à Akito.
- Ne t'en fais pas, nous traverseront cette épreuve ensemble. Je serai toujours là pour t'aider en cas de besoin, avait-il répondu à cet appel au secours silencieux.

Ils atteignirent sans difficulté la 6em station, et après une courte pause, accompagnée d'une rapide photo de ce paysage à couper le souffle, ils reprirent leur route, tout impatients qu'ils étaient, d'arriver au sommet. Naomi se félicitait de s'être souvenu des conseils de son père, lorsqu'il lui racontait ses ascensions : Surtout ne pas aller trop vite pour ne pas s'essouffler car déjà à cette altitude le manque d'oxygène se faisait ressentir. Elle repensa à ce proverbe nippon disant : 

"Celui qui gravit le mont Fuji une fois est un sage, celui qui le fait deux fois est un fou."

Le père de Naomi se vantait souvent de ne plus être sage depuis longtemps, ayant fait sa première ascension seul, il n'avait pas hésité un seul instant à accompagner la mère de Naomi lors de leur première rencontre. Il aimait dire que la mère de Naomi l'avait rendu fou amoureux et que c'était le volcan qui l'avait aidé à gagner son cœur.

Durant le trajet qui les menait vers la 7em station, ils furent émerveillés par l'endroit, regardant les lumières de la ville rapetisser graduellement et admirant en contrebas les résineux chargés de neige, baignés dans la lumière lunaire. Le reflet blafard de la pleine lune sur cette neige immaculée leur permettait de ne pas avoir besoin de lampe torche. C'était un spectacle magnifique. La nostalgie ayant totalement prit le dessus, Naomi en profitait pour parler un peu de ses parents à Akito qui l'écoutait silencieusement. Il se perdit bien vite dans la contemplation des pommettes de Naomi rosit par le froid et des volutes de buées sortant de sa bouche. Même dans un instant pareil, c'était elle son paysage.

Arrivés à la 7em station, une pause plus longue leur fut nécessaire, pour se reposer avant de se remettre en route. Ils profitèrent de cette récupération imposée mais essentielle pour admirer les lumières des villes alentours en buvant du thé chaud, assis sur un banc en rondin de conifère. Les autres apprentis sages devaient déjà être reparti car il ne virent pas âme qui vive. Sur le chemin de la 8 station, la contemplation laissa place à la concentration, les pentes se firent moins douce et l'oxygène et la végétation s'effaçaient peu à peu au profit de la neige et de la glace. Cependant, le froid était loin d'être insupportable grâce à l'effort et aux chaufferettes de Naomi.

La 8em station leurs offrit un peu de chaleur et de repos et après avoir repris un peu leurs forces, ils continuèrent leur long périple sereinement, patiemment. Plus ils montaient, plus la végétation et l'air se raréfiaient, le chemin se faisait plus escarpé, le vent plus insistant. Les cache-nez et les gants que Naomi avait tenu à emporter ne furent pas de trop. Leur progression était lente et difficile dans cette neige qui leurs arrivait maintenant au dessus des chevilles cachant les marches rudimentaires faites de terre volcanique et de planches de bois sur lesquelles reposaient quelques congères glacées, qu'il fallait soigneusement éviter afin de ne pas tomber. Par moment, seuls les chaines des balises leurs permettaient de tenir debout. Plus ils y pensaient plus l'idée d'être partit de nuit en plein hiver leur semblait folle. Et même avec des pauses régulières la fatigue et l'arasement commençaient à avoir raison de leur détermination. Mais il était trop tard pour reculer à présent.

Enfin, vers 2h du matin, alors que leurs muscles semblaient vouloir déclarer forfait, la 9em station se dessina devant eux. C'était une simple cabane encastrée à flanc de montagne. Minuscule construction humaine, témoins de la tentative désuète de l'humanité de conquérir chaque recoins de la planète. Cette insignifiante architecture, perdue, esseulée, accrochée à l'immensité du volcan, prenait cependant des airs d'oasis de chaleur dans ce désert glacé.

A l'intérieur, un restaurant montagnard japonais tout ce qu'il y a de plus typique et sobre. Un endroit chaleureux, très calme, quasiment désert en nuit d'hiver. Après un repas chaud, composé de riz et de soupe miso, ils décidèrent de se reposer quelques heures avant d'entreprendre la dernière étape. Ils s'allongèrent sur les futons du refuge et se blottir l'un contre l'autre avant de laisser la fatigue les emporter.

La cruelle montre d'Akito sonna deux heures plus tard. Il était temps de reprendre l'ascension. Le temps de boire un thé chaud et ils étaient presque prêts à repartir. Même avec tout ce que son père lui avait raconté, elle ne s'était pas attendu à autant de difficulté, en revanche, elle savait qu'ils n'étaient pas encore au bout de leurs peines. Le plus difficile restait à venir...
Soudain, un homme ressortit du refuge à son tour, rompant leur retraite solitaire. Faisant fit de la présence d'Akito, il se planta devant Naomi et se pencha prêt de son visage, beaucoup trop prêt.
- Excusez-moi mademoiselle, vous auriez du feu ?

Akito qui venait seulement de le remarquer, lui lança aussitôt un regard assassin. Mais l'homme ne vit pas l'avertissement, trop occupé qu'il était à plonger son regard dans celui de Naomi. Un ces regards perçant, gênant, à la recherche de tout sauf d'une allumette. Il convoitait la lueur agréable et discrète d'un contact chaleureux.
- Non, désolée, je ne fume pas.
Elle pâlit, l'homme ne réagissait pas. Il restait là devant elle, immobile. Puis sans décrocher le regard, il lui adressa un sourire en coin, malicieux et moqueur. Naomi sentit se réveiller en elle une peur viscérale, instinctive. Elle détourna le regard vers Akito, l'appelant silencieusement à l'aide. Avant que le professeur puisse dire quelque chose, l'homme se retourna et s'en alla d'un pas leste et détendue en lui lançant sans se retourner :
- Merci quand même, ja ne !

Le regardant s'éloigner l'air hagard, quelques instants furent nécessaires à Naomi pour reprendre ses esprits. Un sifflement sourd retentissait dans ses oreilles, et affolait son rythme cardiaque, l'empêchant d'entendre Akito. La main du professeur vint se glisser dans la sienne
- Viens, reste prêt de moi, dit-il le visage grave.
Elle se serra alors contre lui, à la manière d'une enfant se réfugiant sous ses draps. Akito grommela :
- Ce mec est pas net du tout.

Ils reprirent leur route, silencieusement, l'esprit confus, le corp fatigué par la montée, le froid et le manque d'oxygène. C'était la dernière ligne droite avant le sommet, bien que celle-ci soit tout sauf droite. Akito semblait avoir du mal à avaler l'attitude de ce type. Il sentait une colère irrépressible monter en lui, lui nouant la gorge, lui vrillant les entrailles. Après quelques pas, Naomi ressenti le besoin de dédramatiser. Elle ne voulait pas laisser cette rencontre sordide, pour ne pas dire malsaine, abîmer le magnifique cadeau qu'Akito lui avait offert.
- On a peut être paniqué pour rien. dit-elle, de sa voix la plus rassurante.
Tout en continuant de marcher en silence, Akito ne lui répondit que d'un regard songeur.
- ... Il avait l'air bizarre mais il n'a fait que me demander du feu, renchérit-t-elle, en forçant un grand sourire.
Après un moment d'hésitation, Akito sortit de son mutisme.
- Il ne m'en a pas demandé à moi...

Pendant le reste de l'ascension, Akito ne lâcha plus l'homme des yeux, craignant qu'il ne profite d'un moment d'inattention pour leur jouer un sale tour. Mais il n'en fit rien, ne se retournant à aucun moment, il ouvrait le chemin, seul.

Ils firent de nombreuses haltes pour reprendre leurs souffles et se désaltérer, le vent glacé leur lacérait le visage, et endolorissait leurs doigts. Chaque inspiration gelait leurs poumons essoufflés. Les caches nez et les chaufferettes ne suffisaient plus. Ils ne pouvaient pas faire plus d'une quinzaines de mètres sans avoir besoin de s'arrêter pour se reposer. Akito devait régulièrement venir en aide à Naomi qui commençait réellement à être à bout de force. Elle glissait et trébuchait sur ce sentier abrupte et instable. Ils finirent par perdre l'homme de vue et leurs esprits échauffés se calmèrent un peu.

Soudain, il aperçurent un Torii gardé par deux statues, semblant les attendre pour les féliciter. Enfin, les portes du sommet leurs tendaient les bras. On apercevait également la passerelle qui surplombe le monde. Malgré leur lente progression, le soleil ne se lèverait pas avant une bonne heure. Ils se trainèrent péniblement jusqu'à l'abri et réchauffèrent leurs mains gelées au dessus d'un feu brûlant dans un gros baril. La poignée de sages, ou plutôt de fous, à être monté en cette nuit glacée, s'étaient rassemblés pour se maintenir au chaud. Akito refusa catégoriquement de se mêler aux autres, de peur de retomber sur le drôle de type qui avait interpellé Naomi quelques heures auparavant. Enfin, ils se décidèrent à quitter la faible chaleur de l'abri pour aller admirer le cratère du volcan et en faire le tours. Bien le sommet regorge belles choses, autant historique que mystique, ils en virent vite le tour, et se retrouvèrent à attendre.

Dans le but de faire passer le temps, ils se mirent en quête d'un petit coin de paradis pour un pique-nique en amoureux. Et au bout d'une dizaine de minutes, ils aperçurent enfin l'endroit idéal. Niché au creux d'un renfoncement dans la roche volcanique, à l'abri du vent glacial, un petit Mélèze régnait aussi majestueusement qu'il le pouvait sur son domaine à plus de sept cent mètres au dessus de son milieu naturel, tel un miracle de la nature. A cette altitude, il y avait bien longtemps que toute autre végétation avait disparue. Ses branches parsemées d'épines d'un vert encore vif, que même la pâleur de la nuit ne pouvait ternir. La lumière de la lune décorait la neige de jeu d'ombres gracieux. Le regard ébahi, devant cet endroit irréel, Naomi cru un instant être face à une toile, une œuvre créé de toute pièce.
- Voilà l'endroit parfait ! dit-il avec un sourire triomphant.

Installés au pied du chétif résineux, sous la couverture qu'ils avaient apportée, ils grignotèrent, blottit l'un contre l'autre. Quelques rires, quelques mots... Le soleil n'allait pas tarder à se lever et malgré le froid et l'épuisement, ils songèrent un instant, que plus rien d'autre au monde n'avait d'importance. Plus rien ne se discernait plus nettement : leurs corps et leurs esprit, l'hêtre et le volcan, la neige et le ciel...tout ne faisait plus qu'un. Leur amour et le sublime rayonnait à l'unisson.

Puis, sortit de nulle part, un nuage vint couvrir leur lumière. Cette ombre portée sur le visage d'Akito, rompit sa douce quiétude. Il se remémora alors la peur et la colère qu'il avait ressentit quelques heures auparavant. Et comme ça, sortit de nul part, Akito laissa cette bombe de sentiments nocifs s'abattre sur eux.
- Je ne veux plus que tu sortes seule.
- Comment ? demanda Naomi incrédule.
- Je tiens à toi plus que tout au monde. Je ne peux courir le risque que... il s'arrêta, ne parvenant pas à finir cette phrase. Tu ne dois plus sortir seule.
- Mais ? Quoi ? Arrête ... Tu vois le mal partout ...
- Non mais tu as vu la façon dont il t'a regardé ? On aurait dit qu'il allait te sauter dessus. Heureusement que j'étais avec toi !
Scandalisée Naomi se redressa vivement.
- Écoute, je comprends que tu sois inquiet mais tu ne vas quand même pas m'interdire de sortir seule ?
- Je fais ça pour ton bien Naomi. Pour notre bien. Il est hors de question que je te perde à nouveau !
- Comment ça me perdre à n... ? commença-elle.
- Ce n'est pas la peine d'en discuter ! Crois moi, je sais de quoi je parle... Et je ne vois pas en quoi ça te dérange que l'on soit toujours ensemble. l'interrompit il en s'emportant.
- Mais je ne suis plus une gamine !
- Tu es une proie dans un monde prédateur ! Ça ne t'a pas suffi toutes ses histoires ? Tu crois que j'arriverais toujours à temps ?
- Je ne compte pas me laisser enfermer...
- Si tu m'aime tu feras ce que je te dis Naomi ! gronda-t-il
- Tu n'es pas mon père ! cria t-elle avant de se lever, en frappant du pied la neige, puis retourna vers le sentier battu. Et j'en ai plus qu'assez qu'on décide à ma place !

Akito rouge de colère, refusa de regarder son départ. Il se mit à ruminer, et songea à leur rencontre. Il se demandait si la réaction de Naomi aurait été la même avec un autre. Pendant qu'il pestait et ressassait ses idées elle alla s'asseoir sur un banc, qui se trouvait sous un petit chalet à demi ouvert, quelque peu chauffé par un feu dans un vieux baril. Incapable de réfléchir rationnellement à la situation, elle aussi ruminait sa frustration et son sentiment d'injustice en regardant les flammes danser. 

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