Rêve IV
Lemmonier-Delafosse, Mémoires
« On vit (horrible spectacle !), les cadavres flotter dans la rade du Cap, et ces cadavres paraissaient blancs. La raison en est toutefois facile à déduire. Chez les nègres, le tissu cellulaire est noir, tandis que chez les blancs, il est rose ; la peau est donc la même chose chez les deux races. Or l'eau a la propriété de décolorer les tissus ; ainsi, elle enlève le noir à l'un, le rose à l'autre ; alors les corps, quelle qu'ait été leur couleur primitive, deviennent également blancs et verts après un long séjour dans les eaux. »
Rêve IV – Scène -1 : An -12
Nous avons jeté les cadavres dans la grange, avec London, et nous y avons mis le feu. Je pensais prendre plus de plaisir à voir brûler cette horrible bâtisse, et ces corps de gens que je haïssais. C'était ce que tout le monde faisait, et dans la rue se répandait une violente odeur de chair brûlée. Il ne restait rien à détruire. On entendait des pleurs et des cris percer les chants de grillons. Le sol était baigné de sang. London me prit dans ses bras, la mine plus grave encore que d'habitude, et je m'y trouvai dans un tel confort que je m'endormis immédiatement.
Il nous fallut quatre jours de travail, à Emma et moi, pour nettoyer le sang de Claude. Elle n'arrêtait pas de pleurer, me lançait des regards étranges, distanciés, et refusait de me parler. Le troisième matin, ne supportant plus son silence accusateur, je lui demandai :
— Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi est-ce que tu ne me parles plus ?
Comme elle ne répondait pas, je continuai :
— J'ai fait ce dont tout le monde rêvait. J'ai mis fin à la tyrannie de nos maîtres. Vous refusez de me regarder, mais vous êtes tous venus vous installer dans les chambres, sur les lits de plumes, dans les draps frais. Vous ne travaillez que pour vous-mêmes. Il y en a même déjà trois qui ont quitté la maison. Comment peux-tu jouir de tout ça, et refuser d'avoir de la reconnaissance envers nous ? Tu es jalouse de n'avoir rien fait, hein ?
Cette dernière phrase eut le mérite de lui faire lever sur moi un regard plein de haine. Elle répondit :
— Merci, Dilenba, de tout ce que tu as fait pour nous.
J'eus l'impression qu'elle me craignait, et cela me rendit si malheureuse et effrayée du pouvoir que ces gens m'avaient attribué, que je m'agenouillai à nouveau, et frottai le sol avec plus de vigueur que jamais. J'avais tué les maîtres, mais ils ne pouvaient plus imaginer une vie où personne ne domine personne. Dans leur logique, j'étais la nouvelle maîtresse, et bientôt, j'allais devenir aussi méchante et cruelle qu'eux, quand je serais habituée à mon statut. « Le Roi est mort, vive le Roi. » Voilà ce qu'ils devaient penser de mes actions. J'étais devenue l'incarnation du mal, parce que j'avais tué. J'avais tué Nimajimbe, et sans doute, Emma considérait que j'avais tué Francine aussi.
Rêve IV – Scène 1 : An -11
En devenant libre, j'avaisnaïvement imaginé que tous mes problèmes seraient résolus, mais on ne voyaitpas le bout de cette guerre d'indépendance. « République » et« Gouvernement » avaient remplacé le mot Liberté dans toutes lesbouches de Saint-Domingue, et chacun fantasmait des concepts qu'il ne comprenait pas, les évoquant, les yeux brillants et la bave aux lèvres, luttant en leur nom jusqu'à la mort. Avec les états de transe successifs, nous perdions la notion du temps. Les jours s'écoulaient en quelques minutes, un mois passait en une semaine, et une date, soudain, nous rappelait que nous avions déjà essuyé un an de guerre, de meurtres, d'incendies et de tortures.
Une blague qui avait germée entre nous, quand nous avions appris que le Roi de France s'était fait enfermer en prison, prit des accents officiels : un des chefs Marrons, Georges Biassou, se faisait maintenant appeler « vice-roi » jusque dans les lettres que nous nous adressions. Cette fantaisie ne fut pas au goût de London, qui explosa de colère en découvrant l'un des courriers contenant cette mention.
— Comment veux-tu que les Français nous prennent au sérieux avec ce genre d'imbécilités ? s'agaçait-il. Ils s'en serviront pour nous faire passer pour des sauvages doublés d'idiots, mais les chefs sont si contents d'eux-mêmes qu'ils perdent tout leur discernement.
— Je peux aussi comprendre qu'ils n'aient pas envie de se faire passer pour un peuple exemplaire, juste pour séduire ou impressionner les Blancs, avais-je répliqué. Nous ne sommes pas des animaux de compagnie, et nous n'avons pas besoin de leur plaire.
— Si. Maintenant, si. Sinon, cette guerre ne se terminera jamais, et nous finirons par mourir, épuisés et désespérés. Ce serait plus simple qu'ils nous accordent ce que nous voulons, mais avec tout ce qui se passe ici, avec cette cruauté dont nous faisons preuve, et qui rivalise avec la méchanceté des Blancs, nous devons déjà avoir bien trop mauvaise presse.
— Je ne vois pas pourquoi. Ils font la même chose chez eux.
— Eux, ils sont Blancs, Dilenba, ils n'ont rien à se prouver. Qu'est-ce que tu ne saisis pas, là-dedans ?
Justement, je ne saisissais rien. Je frappais ce qu'on m'ordonnait de frapper, soulevée à toute heure du jour et de la nuit par ce vent de révolte qui nous emportait. Un soir, dans la forêt, après avoir démarré un nouvel incendie, je trébuchai sur une racine sous laquelle mon pied se coinça. Je tentai de m'en dégager quand je vis arriver un gros serpent, prêt à me mordre. Ce fut un autre Marron qui me sauva en lui écrasant la tête, puis il coupa les liens qui me retenaient. Après ce choc, que mes nerfs ne pouvaient plus endiguer, je passai une semaine entière couchée dans le lit des maîtres, et personne ne daigna vérifier si j'étais toujours en vie. A cette occasion, London emménagea avec moi. Il me préparait à manger dès qu'il le pouvait. En cette période de trouble où personne ne cultivait rien, nous n'avions plus grand-chose, seulement du blé conservé dans les caves et des fruits qui poussaient sur l'île. C'était aussi ça, qui énervait les gens : la faim.
Parfois, je me demandais si nous étions du bon côté. Il me semblait que j'avais le monde contre moi, peu importe où j'allais. Même mon propre monde s'était mis à me détester. Les gens avec qui j'avais grandi, ceux qui m'avaient élevée, me fuyaient désormais comme la peste.
Au moins de septembre 1792, des Blancs de France débarquèrent de Port-au-Prince, soi-disant tous amis, soi-disant tous ici pour nous aider à conquérir notre liberté. Un certain Sonthonax distribua des titres honorifiques à tout va, comme si nous avions eu besoin d'attendre son assentiment pour savoir qui nous étions. La fierté nous étouffait, tandis qu'il se pavanait entre nos rangs serrés, avec son sourire supérieur. J'espérais secrètement que notre calvaire ait trouvé son issu. Ce fut une malheureuse méprise.
Rêve IV – Scène 2 : An -10
Emma m'amena, un après-midi de janvier, deux jeunes enfants dont la mère esclave avait péri dans l'un de nos incendies. Nos conversations étaient désormais moins que cordiales, mais au moins échangions-nous quelques mots utiles, de temps en temps. D'autres esclaves avaient quitté la maison, et nous avions gagné une place dans une des chambres.
— C'est votre faute s'ils sont dans cette situation, me lança-t-elle avec mépris, alors tu dois t'occuper de Bernadette et Gaston.
J'acquiesçai en silence, sans chercher à défendre ma cause. Quand nous étions esclaves, nous avions à manger, la ville n'était pas un coupe-gorge perpétuellement enflammé. Je comprenais qu'Emma m'en veuille. Moi-même, avec les mois qui passaient, je commençais à désespérer.
Sonthonax ne faisait visiblement l'unanimité auprès de personne, et ceux qui étaient venus avec lui se levèrent bientôt contre nous. Soudain, tout le monde nous promettait la liberté, si nous nous dressions contre ceux-ci ou si nous guerroyions contre ceux-là, et même notre groupe soudé se mit à se déliter.
Les événements prirent des accents plus pénibles encore quand il fallut se battre contre les mulâtres. Les Marrons se méfiaient de moi et craignaient que je les rejoigne, et il fallait réaffirmer en permanence un engagement sans faille envers notre mouvement. Ces batailles me troublèrent néanmoins. Tuer des Blancs était une chose à laquelle je m'étais habituée, mais quand, sur le champ de bataille, je croisais un autre qui me ressemblait, nous marquions toujours un temps de surprise fatal pour l'un d'entre nous. La première fois, je m'en étais sortie in extremis, mais bientôt, nous fîmes face à tant de gens de ma couleur que j'utilisai leur doute à mon avantage, car ils n'étaient jamais bien certains que je n'étais pas avec eux, malgré mes vêtements de Marrons.
Rêve IV – Scène 3 : An -9
Une lettre arriva par bateau, un matin, qui garantissait notre liberté, une vraie liberté officielle approuvée par la France, une promesse de paix, après toutes ces années de guerre épouvantables. Nous avions gagné. Plus personne, jamais, n'attenterait à nos vies, plus personne n'essayerait de nous prendre à nouveau notre bien le plus précieux. La liberté, enfin, de vivre pour soi et d'être le maître de sa propre vie. London et moi pleurâmes longuement dans les bras l'un de l'autre.
Toussaint Bréda, que nous avions renommé Général Louverture alors qu'il s'imposait comme chef de notre mouvement, ne comptait faire aucune alliance avec la France, ni avec personne, d'ailleurs. L'esclavage à peine aboli, il nous ordonna de reprendre les armes pour chasser les espagnols qui s'installaient sur notre frontière. Il caressait le rêve de créer une République entre nous, par nous et pour nous, sans que personne ne puisse tenter de nous soumettre à nouveau, et bien que le projet nous séduise, — il faut dire aussi que le Général Louverture avait l'art de la formule — je me demandais quels genres d'ennemis ses allégations allaient encore nous apporter.
Rêve IV – Scène 4 : An -8
La guerre, encore et toujours. En substance, rien à Saint-Domingue n'avait vraiment changé. La moitié d'entre nous guerroyait contre tout le reste de l'île du matin au soir. L'autre avait été de nouveau réduite en esclavage. Ils disaient que c'était différent, parce qu'on ne cultivait plus pour des hommes, sans contrepartie, mais pour de l'argent. Moi, je ne voyais pas de différence. Les sommes qu'on gagnait à se rompre le dos étaient dérisoires, et parfois inférieures à ce que les maîtres les plus humains donnaient à leurs esclaves comme argent de poche. London n'était pas satisfait non plus, même s'il ne l'avouait qu'à demi-mot. Il n'avait pas pu en dire grand-chose puisque son chef, Toussaint Louverture, avait rétabli ce qu'il avait mis plus de cinq ans à abolir, et en deux fois moins de temps. S'il avait osé dire qu'en mettant fin à l'esclavage, Louverture en avait amené un autre d'un genre nouveau, inventé par des Noirs et pour des Noirs, c'était soit la pendaison, soit l'arme d'exécution en vogue, toute droite sortie de la Révolution Française et arrivée jusqu'ici par bateau : la guillotine.
Rêve IV – Scène 5 : An -7
Louverture devenait quelqu'un d'important. Même les Blancs s'étaient mis à l'appeler Général. Nous le voyions moins souvent. London me disait qu'il négociait, qu'il tenait un rôle particulier à cause duquel il ne pouvait plus venir sur le champ de bataille. Car les ennemis continuaient d'affluer, et personne parmi nous ne comprenait pourquoi nous en attirions autant.
Ce fut à cette période qu'Emma quitta la maison avec sa mère vieillissante. La pauvre Caroline s'était mise à trembler des mains de façon incontrôlable. Je ne sus jamais où elles étaient allées. Un matin, en m'éveillant, je constatai qu'elles n'étaient plus là, et qu'elles avaient emporté avec elles tous leurs effets personnels. Restaient les deux orphelins pour peupler la maison. Tous les autres avaient fui.
Rêve IV – Scène 6 : An -6
London voulut un enfant qui, par miracle, ne venait pas. Son désir était pour moi le fruit de divagations égocentriques, d'une crainte soudaine de mourir demain sans avoir rien laissé. Je refusai, feignis des douleurs terribles, des sècheresses et des maladies chaque moment du mois où j'étais fertile, et le reste du temps, je tentai de le raisonner.
— Et si l'on meurt tous les deux dans ces combats incessants, qui prendra soin du bébé ?
— Tu resterais ici pour t'occuper de lui, et alors, tu serais hors de danger. Dans le pire des cas, je pourrais aller à la recherche d'Emma.
— Laisse-là en dehors de ça. Je ne ferai pas un enfant pour qu'il grandisse dans les bras de quelqu'un d'autre. Je ne peux pas être enceinte ici et maintenant. Un ventre pareil serait un handicap rien que pour me déplacer, et je ne veux pas me retrouver enfermée toute seule dans cette maison de malheur. Je ne veux pas renoncer à ma vie juste pour satisfaire tes inquiétudes. Moi, enceinte, c'est le risque de nous perdre tous les deux, le bébé, et moi. Quand la situation sera réglée, quand nous n'aurons plus de guerre à mener contre qui que ce soit, ou que nous serons ailleurs, alors nous ferons un enfant.
Rêve IV – Scène 7 : An -5
Nous luttions sans grand espoir contre les anglais, bien que nous nous renforcions de jours en jours avec les combattants revenus de la frontière espagnole. Depuis quatre ans, ils s'étaient emparés des ports de l'île et organisaient des blocus pour nous affamer. Nous vivions des mauvaises récoltes de nos sols épuisés par la culture successive du sucre et du café, et commercions avec les quelques ports que les anglais n'avaient pas su prendre. Le plus étonnant était qu'il n'y avait pas que des Blancs dans cette armée-là. Tout un tas de Noirs venaient en première ligne, peu certains du camp auquel ils devaient se rallier, et très vite, London organisa des discussions avec eux, pour les convaincre de se battre pour nous, ou du moins, pas contre nous. Son anglais était plus parfait encore que son espagnol, peut-être même plus beau que son français, et son accent britannique me caressait les oreilles. Il leur parla avec tant d'adresse que bientôt, les britanniques perdirent près d'un tiers de leur armée. De là, la victoire fut aisée. Les Britanniques, démoralisés, combattaient mollement, et grâce à notre Général, nous gagnions chaque mois des renforts et du soutien.
Le 16 mai, nous pénétrâmes fièrement à Port-au-Prince, derrière Toussaint Louverture, qui saluait la foule en liesse, assis sur son cheval blanc. Je vis les visages heureux de ces gens qui nous applaudissaient et criaient de joie, et enfin, je me dis que tout cela n'était peut-être pas vain.
Rêve IV – Scène 8 : An -4
London m'interdit de participer à la guerre du Sud, du moment que nous pénétrâmes les lignes ennemis. Je pensais avoir tout vu. Je croyais être arrivée plus loin que le bout de l'horreur. J'avais vu des hommes noyés, d'autres se faire énucléer au tire-bouchon, arracher la langue, brûler vif, rouer de coups jusqu'à ce que mort s'en suive. J'avais vu des enfants se faire fusiller avec leur mère devant leurs époux. J'avais vu des Marrons qu'on avait enfermés dans tonneaux cloutés et jetés du haut de falaises, et je croyais que là était le pire de la cruauté humaines, les extrémités auxquelles on parvient quand on ne risque rien, puisqu'après tout, c'est la guerre.
De loin, on aurait pu croire qu'il s'agissait d'une guerre de couleurs, car nous étions une nouvelle fois contre les mulâtres, mais c'était notre territoire que nous étions venus défendre, et qu'ils voulaient nous prendre. Il y avait aussi cette vieille rivalité entre Louverture et Rigaud — dont on n'avait jamais bien compris où son sang Noir s'était manifesté, tant il était pâle.
Nous n'en pouvions plus de nous défendre, et à l'épuisement s'ajoutait une irritation générale. Les quelques mulâtres de notre camp étaient souvent confondus avec les autres. Nous étions nombreux, et tout le monde ne se connaissait pas. Il y eut un accident. Un mulâtre esseulé, qui était avec nous, mais venu du mauvais côté, et qu'on poussa vivant dans une de ces bouches de l'enfer que nous avions creusées, et dans lesquels nous jetions les corps de nos ennemis, avant d'y mettre le feu.
La vision me terrifia tant, que je n'insistai pas quand London m'ordonna de ne plus quitter la maison jusqu'à ce que cette guerre-là soit achevée.
Rêve IV – Scène 9 : An -3
Je voyais les années s'écouler dans ces deux orphelins que nous gardions dans la demeure, et qui devenaient adultes. Tous deux profitaient de leur jeunesse comme si la guerre n'existait pas. Gaston travaillait la journée dans les champs. Depuis la fin de l'esclavage, on était un peu plus clément sur les conditions. Il n'y avait plus de fouet, et personne ne cultivait les plantations entre midi et deux, aux heures de la journée où le soleil tape le plus fort, alors il ne se plaignait pas de trop, même s'il rentrait épuisé, le dos perclus de douleurs. Il y avait trois jours de la semaine où il n'allait pas au champ, et alors, il s'employait à savourer la vie, multipliant les conquêtes futiles dans le voisinage, à la recherche de son « grand amour » comme il disait, non sans ironie.
Un jour, Bernadette, sa sœur, entra dans la maison avec un ventre conséquent. Elle était enceinte depuis quatre mois, et n'avait pas osé me prévenir, de crainte que je me mette en colère. Elle s'assit à la table de la salle à manger, et entreprit de m'expliquer ce qui s'était passé :
— Cela fait plus d'un an que nous nous fréquentons, et il est très gentil avec moi. C'est un ami de Gaston qui travaille au champ avec lui. Il voudrait m'épouser.
— Et comment se fait-il que je ne l'aie jamais vu ?
Mal à l'aise, elle entortillait ses mains l'une contre l'autre. Elle m'avait déjà avoué que je l'impressionnais beaucoup, et qu'elle peinait à soutenir mon regard.
— Tu n'étais pas souvent là, murmura-t-elle. Toi et London, vous êtes si souvent en guerre à l'autre bout de l'île. Je l'ai... Je l'ai peut-être déjà invité à la maison une fois ou deux.
J'hochai la tête sans rien répondre. Ces enfants-là n'étaient pas les miens, et je ne m'étais pas beaucoup occupée d'eux. Bernadette avait l'âge d'être enceinte. J'espérais seulement que l'ami de Gaston soit plus sérieux que son frère.
— Tu ne vas plus au combat parce que tu es enceinte, toi aussi ? demanda l'adolescente d'une petite voix.
— Non ! Depuis le temps, tu aurais bien fini par le remarquer.
Elle haussa les épaules.
— Il y a des femmes chez qui ça ne se voit pas trop, surtout les premiers mois.
— Eh bien, non. Je ne suis pas enceinte.
— London ne veut pas d'enfants ?
— Si, il en voudrait, mais ça ne m'intéresse pas. Vous, vous ne vous en rendez peut-être pas compte, car vous vivez d'un côté de l'île calme, où la guerre n'existe plus depuis longtemps, mais moi, avec tout ce que je vois, je sais à quel point la paix ici est un bien fragile. Je ne pourrais pas faire grandir un enfant dans des conditions pareilles.
Je réalisai trop tard ma maladresse. Bernadette regarda son petit ventre avec chagrin, et se mit à le caresser.
— Pour toi, c'est un peu différent, m'empressai-je d'ajouter. Tu n'es pas une guerrière, et maintenant, avec Toussaint qui est là, et la France de notre côté, ici, tu ne risques rien. Personne ne te ferait du mal.
Rêve IV – Scène 10 : An -2
Une atmosphère de deuil pesait sur la maison. L'ami de Gaston s'était fait fusiller la veille. Bernadette pleurait, son petit d'à peine un an endormi dans ses bras, et Gaston s'était muré dans le silence, les yeux vagues. Malgré mes arguments, il n'avait pas réussi à convaincre son ami de ne pas se jeter dans ce massacre inutile des Blancs qui habitaient encore l'île, orchestré par Moyse, le neveu adoptif de Toussaint Louverture. Cette idée idiote avait germé entre les cultivateurs, car beaucoup de Blancs étaient encore propriétaires de plantations, et traitaient leurs employés comme ils traitaient les esclaves.
C'était une époque où soufflait un vent de passion pour la France. Il nous semblait que c'était un pays digne de nous, dont le peuple nous ressemblait. C'était l'endroit où l'on renversait le pouvoir. Dans la chambre, à la place du tableau de Louis XIV, j'en avais accroché un, tout petit, de Napoléon. London me l'avait rapporté quand je lui avais demandé à quoi le nouveau Roi ressemblait. Il m'avait dit en riant qu'ils l'appelaient Premier Consul, et que sa plus grande différence avec les Rois résidait en son absence de perruque. J'admirais donc souvent mon roi sans perruque qui représentait tout Paris à lui seul, restant là, couchée dans le lit de mes anciens maîtres, à contempler dans ses pupilles sans reflets la plus belle ville du monde.
Toussaint Louverture semblait être pris du même feu de passion pour ce pays, car il s'était mis dans l'idée de peser auprès de Napoléon un poids considérable, et il comptait pour cela sur les cultures de canne à sucre, ignorant les conditions de travail des cultivateurs, et les rendant peut-être pire qu'avant, sous prétexte qu'on y allait désormais de son plein gré.
Moyse Louverture s'était donc fait tuer, avec treize d'entre ceux qui le suivait le plus fidèlement, et l'ami de Gaston en faisait partie. Je ne l'avais jamais rencontré. Il avait vingt ans.
London rentra le soir, la mine épuisée. Il travaillait désormais au cabinet de Toussaint, et l'aidait à gérer ses relations internationales. La politique le vieillissait à vue d'œil. Ses cheveux blancs s'imposaient, des rides de souci lui barraient le front, et il grossissait. Il se laissa tomber sur une chaise et souffla :
— Je ne sais plus quoi penser. Toussaint fait pour nous les belles choses qu'il a promises. Tu vois tous ces chantiers fleurir partout sur l'île. Les écoles, les bâtiments administratifs, l'église... Et pourtant, aujourd'hui, nous avons lutté, car il veut renforcer les forces de l'ordre pour empêcher d'autres révoltes d'éclater. Il dit que ce n'est plus le temps, mais ce n'est pas comme si... Je ne sais pas si la situation pour nous, ici, est bien meilleure qu'avant. Il veut donner à notre île une importance internationale, et puis il veut plaire à Napoléon. Je ne sais plus s'il lutte pour nos intérêts ou les siens. Aujourd'hui, je lui ai un peu résisté, et il a fini par me regarder d'une telle manière, comme si je ne valais rien, et qu'il n'avait qu'à claquer des doigts pour m'achever, que je n'ai plus osé lui dire quoi que ce soit.
Il paraissait si troublé et malheureux que j'eus de la peine pour lui, et vins de derrière la chaise l'enlacer dans mes bras. Il déposa sa tête contre la mienne et murmura, les paupières closes :
— Dilenba, je n'avais jamais eu peur de lui, avant.
Rêve IV – Scène 11 : An -1
La confiance de Louverture en Napoléon fut de courte durée. Le bruit courait que la France comptait envoyer une grande armée contre nous, et cette rumeur inquiétait tout le monde. Depuis un an à peine, nous vivions dans un relatif état de paix. Le garçon de Bernadette grandissait correctement, il marchait, babillait, souriait à tout le monde. Nous mangions à notre faim, les récoltes allaient bon train, malgré la question toujours houleuse des cultivateurs de canne à sucre. Personne n'avait envie de reprendre les armes, mais cette fois, au moins, nous étions tous du même côté. Nous voulions protéger cette liberté dont nous jouissions enfin, et qui était inscrite dans notre Constitution.
Ce n'était pas seulement des rumeurs. L'armée des français arriva plus tôt que prévue, et c'était la plus puissante que nous ayons vue. Nous ne parvenions pas à leur résister. Ils investissaient les villes en ruine, en incendiaient d'autres, nous forçaient toujours à reculer. Gaston et Bernadette s'enfuirent de la maison Florival avec le petit enfant. Nos adieux furent brefs, car je devais moi-même rejoindre l'armée. Bernadette se jeta dans mes bras en pleurant.
— Merci, murmurait-elle. S'il vous plaît, faites attention, London et toi.
Je lui tapotais le dos, la gorge nouée. Gaston aussi retenait ses larmes. Il me contemplait gravement, le petit dans les bras. Je gravai dans mon esprit leurs deux silhouettes qui disparaissaient loin des maisons en flamme.
En trois mois, les français décimèrent cinq-mille d'entre nous, et sept-mille autres n'étaient plus en état de combattre. Les généraux de Toussaint Louverture nous ordonnèrent de nous rendre, mais la majorité d'entre nous préférait encore mourir. Furieuse, je saisis Jean-Jacques Dessalines, mon supérieur, par le bras, alors qu'il prenait le chemin pour descendre de la montagne où nous nous étions réfugiés. Il se retourna, les yeux écarquillés, à la fois surpris et outré. Je hurlai :
— Mais enfin, Général, vous ne comprenez pas ? Ils sont venus ici rétablir l'esclavage ! La liberté ou la mort, vous ne vous en souvenez pas ? Ça ne vous dit plus rien ?
Ses yeux étaient si pleins de renoncement que je le lâchai. Il répliqua :
— Vous ne savez rien de tout cela, sous-lieutenant Florival. Vous ne pouvez pas continuer de vous lancer éternellement dans ces grandes prédictions... De plus, si nous périssons tous, alors notre combat n'aura servi à rien.
— Si nous périssons tous, ils n'auront rien.
Il fut pris d'un rictus, puis s'en alla sans rien répondre.
Cette défaite avait le goût désagréable d'un retour en arrière. Plusieurs quartiers autour de la demeure Florival furent incendiés, et nous pensâmes devoir évacuer plus d'une fois. Quelques semaines après la reddition de Dessalines, London arriva à la maison plus tard que d'habitude, chancelant. Je le rattrapai avant qu'il ne s'écroule au sol.
— Nous avons tout perdu, murmurait-il. C'est terminé... C'est terminé.
— Qu'est-ce qu'il se passe ?
Au prix de maints efforts, je l'allongeai sur le sofa de l'entrée. London pesait bien plus lourd qu'avant. Il restait sur ses bras les souvenirs de ses muscles fondus.
— Louverture s'est rendu, souffla-t-il, après avoir repris son souffle.
— Quoi ?
Il me fixait gravement, éclata en sanglots.
— Il était seul, il n'avait plus le choix. Il... Il s'est excusé auprès de nous, ses conseillers, avant d'aller annoncer sa décision, d'avoir été pris de cette folie de grandeurs, de s'être fait avaler par notre fierté, par sa peur que nos alliés potentiels se retournent contre nous. Tout est perdu.
— Mais non, London ! Nous avons créé une armée ! Beaucoup d'entre eux sont à nouveau dans les montagnes. Ils réhabilitent certains camps. Ils mettent en place une espèce de système de gouttières et...
— Comment veux-tu que la révolte s'en sorte s'il n'y a plus de dirigeants ? On n'a plus de bannière, plus de visage connu de tous en qui avoir confiance. Dilenba, tu ne comprends pas ? Louverture qui s'effondre, c'est la fin de tout.
Je détournai les yeux pour qu'il ne voie pas les larmes rouler sur mes joues. Nous avions dédié nos vies à ce combat. Nous étions prêts à mourir, mais mourir libres et imprégnés de noblesse.
— Les autres généraux sont devenus des pantins des français, continua-t-il. Ils veulent rentrer dans leurs bonnes grâces pour survivre, et puis on leur a dit que notre liberté n'était pas menacée, alors ils leur font confiance. Napoléon a rétabli l'esclavage partout, sauf en Guadeloupe et à Saint-Domingue. Il n'était pas forcé de nous épargner, alors je comprends qu'ils leur fassent confiance.
— C'est de la manipulation.
Il hocha la tête gravement, soupira :
— Je pense aussi... Le type qui dirige les français ici, Leclerc, il n'est pas net. Mais celui qui m'inquiète le plus, ce n'est pas Leclerc. Le vrai danger, c'est Rochambeau. Dilenba, j'ai vu les yeux de cet homme, je te dis qu'il n'a pas d'âme.
Et les inquiétudes de London s'avérèrent fondées. Au mois de juin, Toussaint Louverture fut arrêté sur l'île et envoyé en France, alors qu'il s'était retiré dans sa plantation avec ses enfants et son ancien maître. On n'avait jamais vu un tel amassement de gens sur le port. Nous chantions et dansions pour lui rendre hommage, le sanglot dans la voix, clamions notre malheur et notre fierté à l'unisson. Louverture nous avait fait connaitre au monde, et c'était peut-être le plus important.
Les mois qui suivirent son départ furent une angoisse de chaque instant. Tous les jours, un nouveau décret nous retirait un droit. On se sentait floués. On nous avait arraché cette liberté garantie et de nouvelles règles tombaient sans que personne ne parvienne à endiguer la situation. On nous désarmait, on nous retirait la nationalité, puis l'accès au territoire français, puis on voulait rétablir l'esclavage.
Il y eut quelques bonheurs au milieu de cette débâcle. On disait que les rangs des insurgés grossissaient, et que même ceux qui nous avaient abandonnés, même Dessalines, reprenaient le combat. Une terrible épidémie de fièvre jaune se répandit chez les Blancs, et emporta finalement Leclerc. Notre réjouissance fut de courte durée. Rochambeau, celui qui le remplaça et dont London se méfiait, démontra une cruauté qui dépassait largement celle de son prédécesseur. Là où Leclerc s'était contenté de combattre, Rochambeau jetait sur nous d'énormes chiens, dressés pour nous déchiqueter. La guerre avait changé de visage. Rochambeau ne cherchait pas à mâter notre indépendance, il avait décidé de nous exterminer. Il fit exécuter des officiers noirs avec leurs femmes.
Pourquoi cet énième incident embrasa de nouveau le peuple ? Je n'en eu jamais une idée très claire, mais en quelques jours, je me sentis replonger des années en arrière. La colère était là, comme un monstre assoupi toujours prêt à renaître, alimentant cet étrange climat de guerre civile dont nous ne voyions pas l'issue.
Rêve IV - Scène 12 : An 0. L'ombre de Louverture
Je m'éveillai à l'aube d'une journée que je présumais paisible. La rue était calme, sans cris ni coups de feu, sans bagarres à arbitrer. Comme chaque matin, le lit était vide, London étant parti vadrouiller du côté des français, pour surveiller Rochambeau.
Je fis courir mes doigts sur l'oreiller, inspirant les draps baignés de soleil, rêvant Paris, les grandes rues de Paris, les monuments de Paris. Je ne me figurais rien et imaginais tout. London m'avait promis de m'y amener, un jour, et ces nouveaux fantasmes me permettaient d'affronter mon quotidien. Je n'aimais pas me plaindre, car ma situation n'était pas la plus désespérée. J'avais de l'argent, et une liberté franche écrite sur un papier. J'étais l'une des seules femmes guerrières de l'île, héritière, qui plus est. Je sautai au bas du lit et fis craquer mes os, vérifiai mon bandage au bras droit, qui couvrait une entaille profonde, vieille de quelques jours. London avait hurlé en la voyant. Il devenait sensible, avec le temps.
Je descendis à la cuisine pour moudre du café, posai mes yeux sur le grand jardin vide où gisaient les derniers vestiges de la grange. Je soufflai sur le liquide brûlant, en humai les arômes avec concentration. Le café, ce fut London qui m'en apporta, un jour. Les Blancs en avaient fait don à tous les généraux de l'île, comme cadeau d'arrivée. L'ironie m'avait fait grincer des dents. J'avais refusé pendant des mois de boire le fruit de l'esclavage, mais London, pensant que jeter le café eût lamentablement gâché le labeur de nos compagnons, en buvait une tasse tous les matins, les paupières closes « parce que la vue trouble les vrais délices ».
Je finis par goûter le café avec, je crois, la culpabilité d'Eve lorsqu'elle croqua la pomme. Le café fût mon fruit défendu, mais à mon grand regret, il ne me chassa pas du jardin d'Eden pour m'emmener à Paris. Si le jardin d'Eden était comme Saint-Domingue, j'aurais traqué le serpent dans tous les coins pour m'échapper.
D'habitude, mes matinées calmes n'étaient que de courte durée. Je n'avais jamais fini de moudre mon café qu'on toquait à ma porte pour m'ordonner de courir quelque part. Pourtant, ce matin-là, j'avais eu le temps de boire ma tasse tout entière, quand London déboula, violent comme le déluge.
— Dilenba ! Prends tes affaires !
Son état m'inquiéta, je ne l'avais jamais vu aussi débraillé.
— Quelles affaires ?
— Tout ! Prends tout ! On s'en va !
— Mais où ?
— A Paris !
Il trépignait dans l'encadrement de la porte, hors d'haleine, suant, énervé. Quand il comprit que je ne bougerais pas sans avoir saisi ce qui se tramait, il ferma la porte d'entrée, s'assit pour reprendre son calme. Ses pieds tressautaient. Il serrait ses poings, plantait ses ongles dans ses cuisses pour y puiser sa concentration.
— Cela fait plusieurs jours que j'entends des rumeurs, mais c'est officiel ! Nous avons suffisamment résisté, et les Blancs n'en peuvent plus. Ils sont épuisés. Pour apaiser les tensions, Napoléon a décidé d'emmener en France les généraux Noirs, et les instigateurs principaux de la révolte, les soldats, les diplomates, afin d'organiser de grandes discussions sur l'avenir de Saint-Domingue et des autres îles sous la domination française !
Exorbités, les yeux de London attendaient de me voir comprendre et sauter de joie.
— Pourquoi ne viennent-ils pas faire les négociations ici ? demandai-je.
— Je pense que c'est une stratégie politique pour calmer les émeutes. Les gens ne supportent plus ces visages de Blancs qui apparaissent ici tous les quatre matins. S'ils nous amènent en France, ils donnent au peuple l'espoir de rejoindre un jour ce pays libre.
— Nous serons quand même nombreux...
— Deux mille, trois mille tout au plus ! C'est quoi, trois mille, face à la taille de la France ?
— La France, répété-je, abasourdie.
— Mieux que la France, mon amour, Paris !
Paris. Paris Notre-Dame. Paris les immeubles. Paris les avenues. Paris Napoléon. Paris tout blanc.
— Seigneur..., murmurai-je.
— Tu réalises enfin !
Je fondis en sanglots dans les bras de London. Ce matin encore, l'embarcation pour Paris me semblait être un rêve inaccessible, et voilà que je partais dans la journée.
— London !
— Oui !
— Pourquoi est-ce que tu ne m'as rien dit ?
Incapable de retenir sa joie plus longtemps, il éclata de rire, me souleva par les hanches et me fit tournoyer dans toute la pièce. Je me mis à rire à mon tour sans cesser de pleurer. Il finit par me reposer au sol, attrapa mon visage entre ses mains, m'embrassa comme il ne m'avait plus embrassée depuis plusieurs années, et expliqua :
— Je suis désolé, mon amour. Je savais que ce rêve comptait beaucoup pour toi. Je ne voulais pas te briser le cœur s'il ne se réalisait pas, car moi-même, j'avais du mal à y croire, même si je les entendais en parler depuis plusieurs mois... Mais voilà, les bateaux sont là. Plusieurs sont déjà partis, et ils continuent à accoster, les uns après les autres !
Je portai mes mains à ma bouche, muette. J'allais quitter cette île de misère. Je partais pour Paris.
— Prends le nécessaire, Dilenba. Vêtements. Argent. Nous ne pouvons rien emporter de plus. Il n'y a pas assez de place sur les bateaux, mais ils m'ont dit que nous serons logés là-bas, le temps de ce conseil politique.
Sans me faire prier davantage, je me mis à courir dans les escaliers jusqu'à la chambre, jetai sur le lit une valise de Marguerite, et la remplis au hasard des vêtements qui me tombaient sous la main. Quelques habits chauds. Paris froid. On m'avait dit qu'à Paris, de la neige tombait, parfois, que c'était une poudre blanche, douce et glaciale qui descendait du ciel. Une ombrelle. Paris soleil.
London m'imita. Il remplit un grand sac de ses vêtements, puis il décrocha le seul manteau de femme disponible dans l'armoire, un souvenir emporté de la Normandie par Marguerite, et me le tendit :
— C'est le mois d'octobre. Tu n'auras jamais eu aussi froid de ta vie.
Il s'agissait d'un grand manteau noir, fait d'une laine épaisse de très bonne facture, et doublé de soie. J'y accrochais la capuche bleue que m'avait offerte ma maman, et dont je ne me séparais pas, passai le manteau sous mon bras, puis déclarai :
— Je suis prête !
Il me sourit, ému, m'embrassa encore, les mains pressées sur mes joues, son corps tout contre le mien. C'était un baiser qui disait je t'aime.
Sur le port régnait une chaleur d'enfer. Toutes les ethnies se mélangeaient en une marée humaine déchaînée, qui se bousculait, s'entortillait, se battait déjà. L'air sentait le feu et l'humidité. Le soleil au zénith nous tapait sur le front. Il me sembla que je n'avais jamais eu si soif. Sur le pont, un homme hurlait :
« Dernière embarcation ! Dernière embarcation ! Que tous les Nègres importants se mettent en rang ici ! »
Nous nous plaçâmes au bout de la file d'attente, impatients, pressés par les autres. London salua le couple devant nous, qu'il connaissait. Je me présentai poliment, puis mes yeux se perdirent sur les bateaux qui disparaissaient derrière la montagne.
« Dernière embarcation ! Dernière embarcation ! »
— Ne vous inquiétez pas, madame Florival. Ils sont bien organisés. Nous allons tous pouvoir monter, me dit la femme.
Je la jaugeai du coin de l'œil, répondis un « Oui. » qui signifiait « Je sais. ». C'était une femme très ronde, dont la peau sombre luisait au soleil. Elle portait un chapeau démesuré, couvert de dentelle violette et noire, et une robe assortie qui masquait sa taille sous des couches infinies de tissus. Elle me détailla, elle aussi, froide et pincée. Je m'étais habillée à la va-vite, avec les premiers vêtements qui m'étaient tombés sous la main, et qui faisaient tout sauf Madame Florival, puisque je portais une chemise et un pantalon en toile.
— A Paris, la toilette est très soignée. Je ne suis pas sûre que les femmes en pantalon existent, là-bas.
— J'aurai le temps de me changer avant qu'on arrive.
Nous étions désormais devant le douanier. Je vis London se tourner vers la montagne nord pour admirer une dernière fois le ciel, les maisons colorées qui formaient un dédale de rues compact, impénétrable de là où nous nous tenions. Je le vis regarder les oiseaux, les palmiers qui se dressaient, dont les feuilles virevoltaient avec le vent. Quand il se tourna vers moi, ses yeux brillaient, et je ne sus jamais s'il pleurait de douleur ou de joie.
— Tes papiers, réclama le douanier d'un ton bourru.
Il les lui avait pris des mains et les étudiait, les sourcils et le menton froncé, quand je me sentis arrachée à la file. Je trébuchai, surprise, les bras tendus. Dans le brouhaha, j'avais perdu mes repères.
— Dilenba ! s'exclama London, à qui le douanier rendait ses documents.
L'homme qui me tirait gronda d'un ton agacé :
— Je vais ouvrir une autre file. Le bateau doit partir dans cinq minutes et vous êtes nombreux.
— J'arrive ! criai-je à London. Monte dans le bateau, je te rejoins !
London acquiesça, emporta ma valise, inquiet, bientôt embarqué par la foule de voyageurs, et finit par disparaître à l'intérieur du navire. Celui qui m'enlevait m'avait tirée jusqu'au bout du bateau, face à l'océan, là où il n'y avait personne.
— Qu'est-ce que...
Je n'eus pas le temps de formuler ma question que l'homme me jeta au sol. Surprise, je perdis l'équilibre, écorchai mon genou sur le bois rêche du port. Je tentai de me relever quand il s'écrasa sur moi. Il était grand, très athlétique, et parvenait à me maintenir les bras et les chevilles.
— Tu es trop jolie pour mourir, toi, murmura-t-il, tout proche de mon visage.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Dégage ! Je veux prendre le bateau !
« Départ dans deux minutes ! »
Je me débattis plus fort, étourdie par les cris, venus de toutes part, d'humains agacés et de mouettes qui s'entretuaient pour des morceaux de poissons, et ces cris étaient entrecoupés par l'assourdissante corne de brume qui sonnait le départ. Moi, j'avais déjà le nez plein de l'air marin, j'entendais l'océan se fracasser sur le rivage, mon genou me brûlait, et cet inconnu se dressait entre London, Paris et moi, vociférant des mots que je n'entendais pas et que je ne voulais pas entendre, jusqu'à ce que la fatigue m'oblige à lui prêter attention.
— Crois-moi, tu ne veux pas le prendre.
— Bien-sûr que si ! Je vais à Paris !
Il eut un rire bref, vaguement désolé, les yeux luisants d'une gourmandise malsaine, voulut m'embrasser le cou et la ligne de la mâchoire. Je serrai les dents, tentai de m'écarter pour lui asséner un coup de tête. Il m'esquiva.
— S'il te plaît, reste calme. Cette affaire de bateau me déprime autant que toi, mais je nous ai trouvé un moyen de nous réconforter, si tu veux bien cesser de te débattre. Je vais te faire oublier tes camarades.
Je lui crachai au visage. Il ressemblait à Josquin, avec les yeux noirs, les cheveux plus sombres et la peau rosie, tannée par le soleil.
— Réconforte-toi tout seul !
Il souffla, essuya le crachat du revers de sa main droite et me gifla avec.
— Je suis gentil, mais il vaudrait mieux pour toi que tu ne m'énerves pas.
La mâchoire contractée, je profitai de ses menaces pour chercher le manche de mon couteau, caché dans ma botte, tentai de combler les centimètres manquants au prix de mon épaule qui s'étirait douloureusement. L'homme s'était mis à me peloter le sein. J'ignorai de mon mieux ses doigts enfoncés dans ma chair, mon articulation qui menaçait de céder, la tension qui me remontait le long de la nuque et me faisait grimacer. Prise d'un élan désespéré, je parvins à attraper l'arme et eut tout juste le temps de la ramener sous ma paume, avant que l'homme ne m'emprisonne à nouveau.
« Départ dans une minute ! On ne prend plus personne, reculez ! »
— Lâche-moi !
— Ne te débats pas autant ! Ce serait du gâchis d'abimer un si joli visage.
— Les femmes d'ici ne sont pas à la disposition des Blancs ! Je ne te dois rien !
— Rien, à part la vie.
Quand je vis les marins détacher les cordes qui reliaient le bateau au ponton, je m'agitai de plus belle, cognai mon épaule meurtrie et ma tête par terre sans même ébranler mon agresseur. Son souffle chaud répandu sur ma peau, il baladait ses mains moites sous ma chemise, laissait partout sur mon corps de répugnantes trainées de sueur.
— C'est trop tard, de toute façon. Même si tu tenais absolument à mourir aujourd'hui, ton navire s'en va.
— De quoi tu parles ?
Il ignora ma question, me mordit l'oreille. Je grognai.
— Ça te plaît ?
— Explique-moi de quoi tu parles.
Il se redressa, me fixa avec une gravité soudaine, l'air de peser ses mots. Je remarquai alors qu'il avait de la pitié pour moi, et ce sentiment qu'il ressentait à mon égard me terrifia. Si, après tout ce que nous nous étions mutuellement infligés, si, après ces interminables années de guerre, il pouvait encore éprouver de la pitié pour mon camp, alors leur plan ne devait témoigner que d'une effroyable cruauté.
— Je n'ai pas le droit d'en parler... Tu te tiendras tranquille, si je t'explique, hein ?
J'hochai la tête, profitai du moment pour prendre mon couteau bien en main, pointé sous son abdomen.
— Si jamais ce qui se trame ici s'ébruite chez les Nègres, crois bien que je te retrouverai et que je serai beaucoup moins aimable avec toi... Peu importe, je suis las de te menacer. Tous ces navires qui défilent pour « Paris » depuis ce matin sont les deux mêmes qui vont et viennent. Celui après lequel tu cours sera de retour dans trois heures.
— Pourquoi ?
Il soupira, tourna ses yeux inquiets vers le bateau, dont la corne de brume sonnait encore, tandis qu'il se détachait du ponton et emmenait London vers le large.
— Non ! hurlai-je.
— Arrête de crier, idiote, ou ils te sauront encore ici et te mettront dans un bateau dès demain !
Je m'écriai, soulagée :
— Et alors ? Tant mieux !
— Mais enfin, tu ne comprends pas ? Rochambeau a mis à exécution le plan de Leclerc et Napoléon. L'idée était de vous faire croire qu'on vous emmenait à Paris, et une fois au large, de remplir les cales de soufre pour vous étouffer. Si tu étais montée dans ce bateau, tu serais morte avec eux !
Il leva vers moi le regard hargneux et larmoyant d'un enfant fâché, et le visage tout à coup parfaitement verrouillé, il se mit à déboutonner les boutons de ma chemise.
— Tu sais tout, maintenant. C'était la condition pour que tu te tiennes tranquille, négresse. Honore ta promesse.
Au moment où il tirait sur ma chemise et dévoilait mon sein, je lui plantai la lame de mon couteau dans l'abdomen et l'éventrai sur la longueur. Une fois relevée, je pus voir le bateau qui s'éloignait, les voiles toutes déployées et le vent en poupe, emportant avec lui sa nuée d'oiseaux marins. Quelque part, dans la cale surchargée du navire, London me cherchait, bousculait tout le monde en criant mon nom, mais intimement convaincu que je ne pouvais pas être à bord, désespéré d'être seul au milieu de tous ces gens. Il fallait le rejoindre. A la nage, je serais bien trop lente. Je songeai à passer par la terre, courir suffisamment bien sur la côte et sauter sur le pont, mais le bateau partait déjà vers le large. London était trop loin.
Mon agresseur m'avait attrapé la cheville, se hissait sur moi, gémissait, répandait son sang sur mes bottes, la bouche grande ouverte, en quête d'un air qui ne lui parvenait plus. Je le poussai dans l'eau, courus jusqu'au bout du port et m'engageai dans la ville. J'allais vers la montagne pour mieux voir la mer.
Je m'arrêtai très haut, au niveau de notre vieux camp de Marrons dont il ne restait rien, seulement des morceaux de tissus, quelques planches pourries, ravagées par les pluies successives. Pliée en deux, les poumons en feu et un goût de sang dans la gorge, je me laissai aller contre un arbre. J'étais tombée, je m'étais blessée. Mes genoux saignaient, mes bras étaient écorchés. La moitié de mes paumes se retrouvait sans peau.
Je scrutais l'eau, regardais très loin, là où le soleil entamait lentement sa descente, le bateau qui emmenait London vers mon rêve, sans le trouver. C'est lorsque je cherchai dans l'eau plus proche des côtes que je remarquai, dissimulé derrière les palmiers, le bateau pour Paris qui s'était arrêté, les voiles repliées. De la cale, des restes de fumée blanche s'évaporaient, formant une couche de brume étrangement statique entre les arbres. Jaillirent bientôt de la coque des centaines de cadavres enchaînés à des pierres. Parmi tous les corps, je cherchai longtemps celui revêtu de la belle veste blanche que London portait en embarquant, avant de remarquer qu'ils avaient tous été déshabillés. On les jetait dans l'eau où ils tombaient sans bruits, car ils étaient si nombreux qu'ils s'écrasaient les uns sur les autres, autour de la coque.
Je me sentis tomber et vomir, à genoux dans la boue. Des centaines de noms me dansaient dans la tête, des milliers de visages, et partout où je regardais, je voyais Paris. Paris la nuit, Paris sanglant, Paris Napoléon. Je courus sur le camp abandonné, vers London, trouvai finalement sa tente ensevelie. Je l'appelai, creusai pour le sortir de la boue, hurlai qu'il avait raison, que Rochambeau était une ordure infâme qui assassinait les nôtres, prise d'un désespoir sauvage dont je ne connaissais plus l'origine. Alors je songeais au bateau, aux cadavres nus qui s'empilaient sur l'eau, et je retournais voir, au bord de la falaise le spectacle toujours pareil, si ce n'est qu'on lançait moins de corps et qu'ils commençaient à s'enfoncer entre les vagues. Il n'avait pas pu s'en sortir. Je tournais sur moi-même, tombais encore, me relevais, hurlais et riais au soleil, continuais de creuser, le cherchais partout, au pied de la montagne, derrière les arbres, caché entre des branches. J'avais raison, London devenait trop bon avec le temps, il s'était mis à croire en l'humanité, il avait baissé sa garde.
Je ris à m'en déchirer les poumons, je ris en me griffant la peau. Je ris parce que j'entends leurs cris, maintenant, parce que j'entends sa voix qui m'appelle. Paraît qu'à force de sourire on peut créer du bonheur, alors voilà, je ris. Je ris parce que ça ne peut pas être vrai, je ris parce qu'il va forcément arriver de quelque part, parce que je vais bien le voir. Moi aussi, je suis morte. Entre cadavres, on se reconnaît. Je suis pas morte au fond de la cale mais c'est tout comme. Peut-être même que je peux encore y aller, ou y retourner demain, dans une semaine. Ils vont bien venir me chercher moi aussi pour m'étouffer, ils vont le faire, ils peuvent pas en laisser un seul. Les cafards, ça disparaît jamais vraiment, alors faut les traquer, les tuer jusqu'au dernier. Ils vont forcément venir me chercher, et je pourrai rejoindre London moi aussi, crever au fond de la cale. Je dois crever au fond de la cale. Une agonie infernale, les poumons qui cherchent l'air, inhalent bien fort la fumée qui les tue, la peur, la terreur, l'éclat de lucidité qui survient trop tard, et puis tout qui s'arrête. J'étais pas avec lui. Il a subi tout ça tout seul. Moi aussi, je veux crever au fond de la cale. Je veux mourir et je sais que j'aurais jamais le courage. Jamais le courage de Marguerite. Jamais le courage de Francine.
Ne baisse pas ta garde, une seule fois suffit, qu'il disait. Ça a toujours été ça, ton défaut, avec ton impatience, tu vois du bien partout, tu ne peux pas croire que les gens sont méchants, mais ils le sont, et ils te frappent... Tant pis si tu tombes, ce qui compte, c'est que tu te relèves et que tu cours. Trouver un but, c'est le seul truc qui sauve. On se fatigue vite quand on avance vers nulle part. Invente-toi quelque chose, accessible ou pas, on s'en fout, le principal, c'est que tu profites entièrement du cadeau d'être en vie. Hausse pas les sourcils comme ça, je suis bien conscient que je te donne des conseils difficiles à entendre, mais toi aussi, tu peux avoir un but. Non, la liberté, c'est trop flou. Faut quelque chose de concret... Mon but à moi ? Tu veux vraiment que je te le dise ? Non, tu vas trouver ça stupide. D'accord, d'accord... Je veux vivre assez longtemps pour connaître un événement hors du commun. Un truc immense, une date qui resterait dans l'Histoire, un truc où je pourrais dire des années plus tard « Ouais, j'étais là, j'ai participé... » Je t'avais dit que c'était idiot ! T'as raison, c'est vrai que c'est flou. Dans le fond, moi non plus, je sais pas pourquoi je me bats. Je me bats parce que je ne sais pas mourir. En réalité, ce que j'aimerais, ce serait de réussir à continuer à voir du beau malgré tout, à croire que les gens pourraient être réunis, un jour, au-delà de ces frontières horribles qu'on a toujours connues. J'ai fini par me rendre compte que je ne trouvais pas d'objectifs qui ne soient pas haineux, qui ne reposent pas sur la mort de quelqu'un... C'est pour ça que j'ai dédié ma vie à Toussaint et à toi, surtout. Ce sont les seules belles choses que j'ai trouvées à regarder. Je suppose que quand on vit dans le désespoir, soit on abandonne, soit on déteste. Déteste si tu veux, Dilenba. Ce qui compte, c'est que tu n'abandonnes jamais, même si tu choisis la haine comme secours au désespoir. Trouve-toi une lumière et cours vers elle. En chemin, tu rencontreras forcément quelque chose de beau. Le plus important, c'est de regarder la lumière pour ne jamais laisser l'obscurité t'envahir, même si c'est stupide, même si c'est irréalisable, même si tu sais au fond de toi que tu n'y arriveras pas, trouve, prends n'importe quoi qui te vient, et dresse-le en étendard. C'est la seule façon de survivre, ici.
Je revois son sourire en coin.
— Alors ? Des idées ?
— Oui. Je vais tuer Napoléon.
Fin du livre I.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top