Code Noir, article 13.
Voulons que, si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfants, tant mâles que filles, suivent la condition de leur mère et soient libres comme elle, nonobstant la servitude de leur père, et que, si le père est libre et la mère esclave, les enfants soient esclaves pareillement.
J'ouvris les yeux sur un plafond en bois, les tempes bourdonnantes d'informations nouvelles, le front humide de la pluie qui dégouttait du toit. Je me trouvais dans un enclos à bétail, en pleine nuit. Je compris d'instinct où j'étais, submergée de souvenirs en bribes décadenassés et remontés à ma conscience. De toutes les mémoires qui gravitaient en moi, qui surgissaient parfois de par-delà leur carcan, m'imprégnaient et me guidaient sans que je ne puisse les saisir, celle-là était la dernière dont j'aurais souhaité me rappeler.
Les réminiscences de cette vie ne m'avaient touchées qu'en de rares fois, dans mes pires cauchemars, dans mes accès de colère et de fièvre, et bien que j'aie systématiquement reconnu l'effroi dans lequel elle me plongeait, je n'avais jamais pu y apposer une quelconque perception, mais des sensations confuses de peur, de rage et de souffrance. Maintenant qu'on m'y immergeait, je ne la reconnaissais que trop bien.
— Qu'est-ce que je fais là ?
Tout semblait différent, mais rien n'avait changé. Ma voix, le poids de mes membres, le froid qui me mordait jusqu'aux os, la paille qui m'irritait la peau, jetée en travers de la terre humide.
— Cette vie-là a un patrimoine génétique proche du tien, qui la rend facile à explorer. Les existences douloureuses ont beaucoup de retombées positives sur les sujets.
Ezéquiel. Il se tient là, dans l'ombre, adossé à la porte de l'enclos qui me servait de dortoir. Une redingote noire, troquée contre son sempiternel sweatshirt violet, tombe sur un pantalon à carreaux moulant.
— Le programme APPARENCE m'a choisi par défaut une tenue adéquate à la situation. Plutôt sympa, n'est-ce pas ?
Je suis abasourdie. Les souvenirs remontent vers mon cerveau comme une flamme court sur une traînée de poudre. Je sens mon esprit s'alourdir d'un mal-être profond, momifié, et mes deux vies se superposer l'une à l'autre.
Je me souvins des jours d'esclavage qui se ressemblaient tous dans leur horreur, du fouet qui cisaillait ma peau, de mes plaies ouvertes contre ma robe, pas même un tant soit peu soignées. Je me rappelai ma chair qui brûlait à chaque pas, parfois des jours entiers, parce qu'elle était pressée contre le tissu sale de vêtements que je remettais sans les laver, qui puaient la sueur et le sang, et qu'on badigeonnait certains jours de vieux parfums, pour ne pas indisposer les narines des maîtres avec nos odeurs. Je me rappelai qu'on nous laissait mourir, et pire, qu'on nous tuait, mais sur ce dernier point, nous étions tous d'accord, il aurait mieux valu que nous fussions morts.
— Je ne veux pas être ici, Ezéquiel...
— Je suis désolé. Ce parcours-là n'est pas des plus simples, mais c'est en recouvrant la totalité de ta génétique que tu pourras explorer des vies différentes. Et puis cette existence-là est remontée en premier, elle s'est imposée, en quelques sortes, ce qui signifie qu'elle te tourmente et que tu dois l'affronter. On ne choisit pas la vie qu'on explore, c'est elle qui nous choisit, mais après, tu en découvriras d'autres !
— Je ne veux pas découvrir quoique ce soit. Je veux arrêter.
— Maintenant que tu as consommé le produit, nous ne pouvons plus revenir en arrière. L'action est irréversible. De plus, il est fortement recommandé d'aller au bout d'une vie avant de démarrer l'exploration d'une autre. Les interruptions entraînent des dommages psychologiques non négligeables.
Ma mémoire se gorgeait d'événements, gonflait comme un ballon sur le point d'éclater. Je voyais des séquences défiler derrière mes yeux : mes balades dans le jardin, lorsque les maîtres faisaient la sieste, ma mère qui me racontait le viol dont j'étais le fruit, la façon dont les autres esclaves l'avaient ignorée quand elle appelait à l'aide, mon père et maître qui refusait de poser les yeux sur moi. J'écoutais ses récits qui m'épouvantaient, ces fois où nous étions assises sous le pommier, au fond du jardin. Je pleurais entre ses bras rassurants, tandis qu'elle répétait : « Les larmes ne te serviront pas ici, malheureuse enfant. Les histoires de princesses que les autres petites te racontent, celles qui te font croire qu'un prince Blanc viendra un jour t'acheter et t'affranchir car il aura vu ta beauté transparaître sous ta peau, et t'emmènera dans son palais en France pour faire de toi sa femme, ce sont des mensonges. Je veux que tu le saches, pour que tu ne perdes pas de temps à espérer ce qui ne viendra pas. Il faut que tu cherches une solution à cette misère, ou bien que tu te résignes, mais l'espoir... L'espoir et la bonté des autres sont les fausses vertus qui te perdront. La seule après laquelle tu dois courir, Dilenba, c'est la liberté. » Je pleurais quand maman m'avouait qu'elle n'avait pas choisi mon nom, qu'ils m'avaient nommée Dilenba comme ils l'avaient renommée Mango. Je pleurais quand les autres petites esclaves me rappelaient que je n'étais pas tout à fait comme elles, que j'avais en moi un sang de maître qui ne m'élevais pas au-dessus d'elles, mais me marginalisais tout de même. Je pleurais quand ma mère était punie sans raison par notre maîtresse, Marguerite. J'ai pleuré quand elle est morte.
Le reste, je ne m'en souviens pas. Je ne sais pas ce qui arrivera aujourd'hui, ni dans un an. Je découvre cette vie comme une histoire qu'on m'aurait conté pour la première fois depuis vingt ans.
— C'est ici que je vais avoir des dommages, Ezéquiel. Tu ne comprends pas ce qu'être esclave veut dire ?
— Pardonne-moi, Dilenba.
J'ai un haut-le-cœur.
— Ne m'appelle pas comme ça.
— C'est ton nom.
— Dilenba est morte.
— Elle continue de vivre à travers toi. Elle a reçu des blessures profondes, qui ont atteint ton âme. Il faut absolument panser ces plaies-là, sinon, tu pourrais être hantée très longtemps, et subir des épreuves semblables jusqu'à ce que tu comprennes ce qu'il faut. Ce n'est pas une punition, de revenir ici, au contraire, c'est une bénédiction.
— Eh bien, je ne veux pas être bénie !
— Dilenba est comme une plaie pourrie à laquelle tu t'accroches. Je te vois, tu sais. Tu es emprisonnée dans un étau de colère, isolée par des souvenirs que tu sens, mais que tu ne peux pas voir. Tu vis dans le passé, tu mêles la mémoire d'Elisabeth aux sentiments de Dilenba. Ce rêve, c'est l'occasion de tout démêler, de te libérer de ce fardeau pour que ta prochaine vie t'apprenne enfin autre chose...
— Je ne suis pas prête ! Laisse-moi sortir d'ici ! Tu ne peux pas me forcer.
— Je ne peux pas te forcer, mais je peux te guider. On est dans ta tête, et tu es la seule gouvernante à bord de ton esprit. Tout ce que je peux te dire, c'est que te retirer maintenant du rêve est dangereux.
— Qu'est-ce qui pourrait être plus dangereux que ça ?
— Le sommeil éternel. Une sorte de coma dont les Lucides, le groupe de rêveurs dont tu fais partie, sont parfois victimes.
La bulle de connaissances continuait d'enfler et enveloppait désormais mon cerveau d'une couche d'habiletés et d'un français différent. Je pouvais faire un certain nombre de choses nouvelles, d'autres étaient à réapprendre. Je savais à peine lire avec ces yeux-là, mais je pouvais coudre, broder, tricoter. Je n'avais plus de connaissances intellectuelles, historiques, et mes souvenirs du XXIème siècle disparaissaient, comme aspirés par un syphon d'ignorance, remplacés par un décor paradisiaque borné au kilomètre auquel j'avais librement accès, et des capacités hors-pair de ménagère.
Il me semblait pourtant que mon savoir était proche, rangé quelque part, derrière une vitre, qu'il me suffirait de poser mon regard sur un texte pour savoir lire à nouveau, et saisir une plume pour écrire correctement. J'avais l'impression que, si on me parlait d'Histoire, ce que j'en savais ressurgirait du rien comme d'un tiroir trop plein.
— Il y a trois groupes de rêveurs différents, poursuit Ezéquiel. Le groupe le plus le répandu est celui des Spectateurs. Ethan et moi en faisons partie. Les individus de ce type peuvent assister à leurs rêves et tirer des informations de ce qu'ils ont vécu, à l'instar des deux autres types, mais ils n'ont aucun pouvoir d'action dessus. C'est le groupe le plus simple à gérer. Les Spectateurs sont incapables de rejeter leur ancienne vie comme tu le fais à présent.
— Et moi, je peux la rejeter car je suis Lucide, c'est ça ?
— C'est ça. Les Lucides comprennent que leur vision du passé n'est plus réelle, et ce, durant le rêve. De ce fait, ils peuvent interagir avec les songes comme avec la vie. Vous avez un pouvoir d'action, dans la limite du raisonnable. BE – 10 endigue un certain nombre de possibilités, contrairement à un rêve dit « classique ». C'est aussi pour ça que les Lucides ont besoin d'un guide. Vous avez tendance à vous perdre. Le programme s'adapte aux besoins des sujets pour maximiser les bienfaits de l'expérience, et la rendre la plus agréable et saine possible.
Ezéquiel traverse le petit enclos, saisit et allume une lampe-tempête. Il n'avait encore jamais impacté l'environnement depuis son apparition. Dans la vie du XXIème siècle, il peut s'asseoir, tout au plus.
— Ce lieu est une reconstruction mentale d'un monde que tu as connu, m'explique-t-il. Les gens que tu y croiseras ne pourront jamais me voir, et je n'aurai aucun pouvoir sur eux. Mais ici, j'ai quelques possibilités qui me sont inaccessibles quand tu es éveillée.
— Tu peux allumer des lampes, rétorqué-je, cynique.
— Tu serais surprise de voir tout ce que je peux faire.
— Quelle est la troisième catégorie de rêveurs ?
— Les Clairvoyants. C'est de loin le type le plus rare. Nous n'en avons qu'une poignée d'enregistrés, mais il semblerait qu'Agnès fasse partie de ceux-là. Ils peuvent accéder à des vies qui ne sont pas les leurs. La croyance populaire veut que certains Clairvoyants soient mêmes capables de prédire le futur.
J'évoque à grand-peine le souvenir d'Agnès. Je savais qu'elle comptait beaucoup pour moi, que nous étions amies, mais son visage, le son de sa voix, même son odeur avaient disparus. Ezéquiel aussi, je ne le connaissais plus. Je l'aimais, je lui faisais confiance, et il était là pour me protéger. Les choses qui, jusque-là, avaient été pour moi immuables se délitaient, s'effaçaient de mon esprit, remplacées par des gens et des jours que j'avais connus sans les vivre.
— Avec le temps, quelques souvenirs d'Elisabeth reviendront.
Ezéquiel s'approcha de moi, et déposa la lampe à huile près de la paille qui me servait de couche. Il me sourit, caressa mon visage du bout des doigts, puis murmura :
— Tu es prête, Dilenba ?
Mon cœur flancha.
— Je crois.
— Tant mieux, ça commence.
La porte de la grange s'ouvrit avec fracas. Au dehors s'abattait une pluie diluvienne. Dans l'obscurité, je devinai la grande silhouette d'un homme un peu voûté.
— Dilenba ! Dépêche-toi de te lever ! Le petit-déjeuner ne se prépare pas tout seul... Regarde-toi, tu n'es même pas habillée. Tu n'es plus une enfant. Nous avons mieux à faire que de te courir après tous les matins.
Son visage apparut à la lueur de la lampe. C'était Nimajimbe, l'esclave le plus proche des Florival, celui qui avait formé ma mère aux tâches domestiques et au français, un homme âgé et sévère, qui semblait avoir choisi l'esclavage de plein gré, tant il s'y complaisait.
— Je me dépêche !
— Par pitié, enfile une tenue décente.
Il se détourna pour ne pas regarder ma poitrine qui pointait à peine au travers de mon haut en coton. J'évitai de le secouer, car il sentait mauvais, et l'odeur de la sueur accumulée dans les fibres me répugniait
J'avais deux sous-vêtements. L'autre était prévu pour les hivers rudes, mais à Saint-Domingue, il ne faisait jamais bien froid. J'attendais les jours de forte chaleur pour laver celui que je portais, afin que le tissu sèche plus vite, et je supportais alors le vêtement de grosse laine rêche pour la journée. Il pleuvait depuis plusieurs semaines, et la dernière fois que j'avais plongé mon haut dans un bac à linge datait du mois précédent.
Je me dépêchai d'enfiler ma robe grise, prenant soin, dans la précipitation, de ne pas trop la rouler dans la terre. De robe, je n'en avais qu'une, et j'en prenais un soin particulier. Je la reprisais dès que j'avais du temps, rebouchais les déficits, replaçais les dentelles décousues qui pendaient du jupon. Quelques fois, nous pouvions laver nos robes, cachées derrière les haies du jardin dans nos petites tenues, forcées d'attendre au soleil. Ces après-midis-là étaient les plus beaux. Les robes séchaient, et nous nous étendions à l'ombre des arbres, inspirions l'air imprégné par l'odeur du savon. Personne ne pouvait rien nous demander.
Avec mes amies, nous savourions ces journées de lessive. Nous riions, jouions, profitions de ce que les Blancs de notre âge appelaient l'enfance. Deux fois dans le mois, les Florival partaient de l'autre côté de l'île avec Nimajimbe et Caroline, la femme qui avait remplacé ma mère en tant que suivante principale de Marguerite. C'étaient les seuls jours où le temps nous appartenait. Nous nous lancions de l'eau et du savon, nous nous poursuivions, puis nous nous endormions jusqu'au soir, sans avoir à cuisiner, récurer, porter des sacs de notre poids. Ces jours-là étaient des jours heureux.
Je serrai grossièrement les lanières de cuir dans mon dos. D'habitude, je m'appliquais à faire de jolis nœuds sur lesquels je laissais retomber mes cheveux. Selon moi, tout mon charme résidait dans les larges boucles de ma coiffure. J'avais une chevelure de reine que personne ne pouvait nier. Même Marguerite me l'enviait. Prendre soin de mes cheveux était donc mon unique coquetterie. Je volais de l'huile partout où j'en trouvais, et j'en enduisais chaque mèche, après les avoir trempées dans de l'eau, puis je me brossais longtemps, rêveuse, songeant au prince Noir que je m'inventais quand j'avais le temps de penser.
— Dépêche-toi, Dilenba, ou je te jure que je te fouetterai moi-même.
J'enfilai mes bottines et suivis Nimajimbe hors de la grange. La pluie m'écraisait. Je courus, la tête basse, ma capuche rabattue jusque sur mon front, sans voir où j'allais, devinant les herbes couchées et lourdes, noyées sur les bords du chemin. J'entendis l'océan qui rabattait ses vagues sur la côte, et je sursautai quand l'orage gronda au-dessus de ma tête, illuminant la nuit. Le temps d'arriver à la cuisine de service de la maison des maîtres, j'avais crotté mes souliers. Ma robe sale souilla les marches déjà tachées du perron.
— Dilenba ! Ce n'est pas trop tôt ! S'il te plaît, va presser les oranges, m'ordonna Caroline.
La cuisine était bien trop petite pour accueillir tout le personnel. Nous nous marchions sur les pieds, et empressés que nous étions d'apporter la nourriture, les incidents n'étaient pas rares. Je m'activai au fond de la cuisine, entre mes amies, deux esclaves d'à peu près mon âge que je considérais comme des sœurs. Emma, la plus jeune d'entre nous, sortit de sous un torchon un petit fruit orange qu'elle me tendit, le plus discrètement possible.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Goûte, c'est pour toi, me répondit-elle.
Francine, d'un an mon aînée, fit claquer sa langue.
— Arrête ! Elle va croire que tu l'encourages à dormir aussi longtemps.
L'horloge affichait quatre heures et quart. Je roulai des yeux, prête à traiter Francine de petit Nimajimbe, mais Emma me coupa en pouffant.
— Dépêche-toi d'avaler ça, insista-t-elle.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Ce qui va nous faire pendre toutes si tu ne le manges pas maintenant.
Elle avait volé le fruit aux maîtres. Nous commettions régulièrement ces menus délits. C'étaient les rares récompenses que nous nous octroyions. Les maîtres ne s'en rendaient même pas compte. Ils laissaient pourrir un tiers des fruits qu'ils achetaient, et nous n'hésitions plus à nous servir en douce. Je croquai dans le fruit. La peau était rougie par endroits, duveteuse comme une joue d'enfant, et la chair, à l'intérieur, était juteuse, dense, délicieuse. Mes dents heurtèrent un noyau central. Je le retirai vivement, et engloutis le reste.
— Oh..., murmurai-je avec délice.
Emma sembla ravie de me voir si bien apprécier son présent.
— C'est un abricot. Les espagnols en vendent partout, de leur côté de l'île. Apparemment, il y en a en France, mais Madame Florival ne les aime pas beaucoup. Elle en a fait acheter à Caroline car ils n'étaient pas chers.
— Pourquoi n'en mange-t-elle pas ?
— Tu connais sa lubie avec les fruits verts, répondit Francine, avant d'ajouter plus bas, elle attend qu'ils soient moisis pour y goûter.
Nous rîmes le plus doucement possible, la main sur la bouche pour étouffer nos ricanements, puis je m'attaquai à mon pressage d'oranges. Emma avait douze ans, mais elle était la plus mâture d'entre nous. Elle tenait son sérieux de Caroline, sa mère. Cette dernière nous avait appris que la meilleure manière de profiter de quelques minutes de liberté par jour était de faire un travail exemplaire le reste du temps. Son crédo était : « Travaillez assez bien pour vous faire oublier. » Quand on nous oubliait, on ne nous punissait pas, on ne nous réclamait pas. Nous pouvions nous atteler à la confection d'autres robes avec des chutes de tissu, ou fuir par le jardin pour nous balader.
Francine et moi tentions d'investir la même rigueur qu'Emma dans tout ce que nous accomplissions, mais nous ne pensions qu'à nous amuser. Francine était amoureuse d'un voisin qui ne l'avait jamais regardée, et dont elle avait décrété qu'il était âgé de quinze ans, comme elle. Elle n'espérait pas grand-chose, ne faisait rien d'autre que le regarder. Parfois, ses yeux perdus dans le vague me laissaient penser qu'elle songeait à lui. Elle s'était inventée une vie dans ses bras qui lui permettait de supporter la vraie, une vie où il ne posait ses yeux que sur elle, où il venait la chercher à cheval. Elle savait qu'il ne pouvait pas voir les gens comme nous, mais elle rêvait quand même. Il n'y avait que le rêve et Dieu pour nous sauver la vie.
— Parle-nous encore de ton London, demanda Francine.
A la cinquième orange, mes mains avaient commencé à me faire souffrir. J'étais désormais à la huitième, et je sentais ma peau s'irriter du jus qui s'écoulait dessus.
— Eh bien, si je parviens à m'échapper dix minutes, je le verrai peut-être, aujourd'hui.
London était mon amoureux. Nous nous étions rencontrés un jour de marché, et depuis, il m'avait prise sous son aile. Je le considérais comme mon protecteur plus que comme mon amant. Nous n'avions jamais rien fait d'autre qu'échanger quelques baisers, et il tâchait de m'apprendre à lire et à compter, quand nous avions un peu de temps.
— Il est bien habillé, et si cultivé, dit Francine. Ton London en sait plus que nos maîtres.
— Il est intelligent, dis-je.
— Il est vieux, surtout, remarqua Emma.
— Pas si vieux... Il a vingt-deux ans ! Il pourrait être mon mari.
Nous rîmes.
— Vous auriez de beaux enfants, continua Francine.
J'imaginais parfois le visage de nos enfants, le soir, quand le sommeil ne venait pas. London était beau, et physiquement, j'étais prête à enfanter. C'était dans ma tête que le combat se jouait, dans l'idée qu'ils sortent de mon ventre avec des chaînes aux poignets. Souvent, je songeais que j'aurais préféré ne pas naître du tout, plutôt que d'être esclave.
Le petit-déjeuner prêt, nous apportâmes les plateaux chargés sur la grande table. Les Florival étaient des gens aisés. Ils avaient investi dans une immense demeure aux escaliers et aux fenêtres démesurés.
Au rez-de-chaussée, derrière le hall, se situait la salle de réception dans laquelle ils prenaient chaque repas. Des lustres pénibles à dépoussiérer pendaient du plafond, un papier peint vert ornait les murs. Nous, les esclaves, nous déjeunions en dix minutes, superposés dans notre petite cuisine miteuse, où la peinture s'arrachait par pans entiers, et dévoilait des traces de moisissure causées par la pluie.
Emma, Francine et moi, étions chargées de faire le service, à la demande de Claude, mon père. Pendant ce temps, les autres esclaves rangeaient la cuisine et profitaient d'un peu de répit. Comme nous étions nombreux, et que les Florival n'était qu'un couple, nous avions plus de temps pour nous que la plupart des autres esclaves. Il suffisait de se relayer.
Claude avait demandé que nous fassions le service les jours où ils ne recevaient pas, car nous étions jeunes, minces, et adroites. Nos peaux étaient encore éclatantes, et nos muscles, fermes. Il disait qu'il préférait avoir une jolie vue pendant ses repas, mais moi, je nourrissais l'espoir secret qu'il profite de ces moments pour se rapprocher de moi, et nouer peut-être une relation de père à son enfant.
Depuis quelques temps, Claude caressait mes cheveux quand je passais près de lui. Il commentait la beauté de ma « crinière », me comparait à une lionne. Malgré mes efforts pour m'accoutumer à sa présence, je n'étais pas très à l'aise avec lui. J'avais manqué de le frapper avec une louche pleine de bouillon, une fois, parce qu'il m'avait touché la cuisse tandis que je le servais, mais depuis, j'avais réussi à m'habituer. Je me disais qu'il s'agissait peut-être d'une chose que les pères faisaient, comme un geste de tendresse. Je n'en avais, néanmoins, jamais parlé à Francine, ni à Emma.
Ce jour-là, comme d'habitude, Marguerite parut en premier. Elle portait sa robe d'intérieur verte, assortie au tissu vert placardé sur tous les murs du rez-de-chaussée. Marguerite était rousse, belle, avec des frisettes dressées haut sur la tête. Elle se fardait chaque jour de poudre blanche avant de se présenter à son mari, et disposait sur son visage de gros grains de beauté à la mode à Saint-Domingue. Son nez était aquilin, plutôt imposant, aussi mettait-elle l'accent sur ses lèvres grâce à du carmin.
Elle descendit sans se presser, son menton escamoté lui ouvrant la marche, garda les yeux baissés pour ne pas avoir à croiser nos yeux, la main nonchalamment appuyée sur la rampe. Caroline la suivait à petits pas, la tête basse, puis elle s'éclipsa dans la cuisine.
Marguerite ne nous souhaita pas le bonjour. Nous la suivîmes dans la salle à manger, où elle s'installa en bout de table, attendant que nous la servions. Nous disposâmes de petits pains dans son assiette, lui proposâmes de la confiture dans de petites coupelles en porcelaine, ainsi que du beurre et du miel. Sa tasse fut remplie de café et de sucre local, cultivé par les esclaves des champs, et son verre, du jus d'orange que je m'étais évertué à presser pour qu'elle n'en boive pas la moitié.
Claude parut en second, par l'autre porte de la salle. Il dit à Marguerite :
— Vous ne m'attendez même plus pour commencer. Il n'y a plus d'amour dans ce foyer.
— Il faut dire qu'envers moi, vous êtes avare sur le sujet.
— Vous n'êtes pas bien aimable non plus, chère Marguerite.
Ils roulèrent des yeux à l'unisson. Claude n'avait de révolutionnaire que le style. Ses idées étaient bien conservées, disait-on entre nous. Il portait ses cheveux bruns assez courts et sans décorations, une redingote marron, un ruban rouge sous le col de sa chemise, et des chaussures de ville. Les filles se pressèrent pour le servir. Je me montrai plus réticente, mais je dus quand même me résigner à l'approcher pour remplir son verre, une sensation désagréable au creux de l'estomac.
Je me penchai, ma cruche en main, tressaillis soudain et versai du jus sur la nappe. Sa main avait effleuré ma cuisse et remontait doucement. Pour la première fois, je la sentis passer vers l'intérieur, et effleurer mon autre jambe. Choquée, je ne pus m'empêcher de faire un pas de côté. Un petit cri m'avait échappé. Claude me fixait, interloqué. Marguerite, Francine et Emma, avaient sur le visage la même expression, mais celle de ma maîtresse changea rapidement. Elle pinça ses lèvres, me lança un regard qui me fit frémir. J'en vins presque à désirer qu'elle se lève et me gifle, et que nous en restions là, mais elle ne bougea pas. Effrayée, je murmurai :
— Pardonnez-moi, j'avais cru voir une bête.
— Regarde mieux, la prochaine fois, avant de crier ainsi, répliqua Claude.
A la fin du déjeuner, tandis que nous débarrassions, mon regard s'arrêta sur les pages du Code Noir, placardées au mur de la salle de déjeuner. Je n'y avais jamais fait attention, avant. De loin, je me mis à lire en plissant les yeux.
L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées, et sera marqué d'une fleur de lys sur une épaule ; s'il récidive, un autre mois, à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et sera marqué d'une fleur de lys, sur l'autre épaule ; et la troisième fois, il sera puni de mort.
— Tu as remarqué, n'est-ce pas ? lance Ezéquiel. Tu as conservé les connaissances de ta vie au XXIème siècle. C'est une faculté propre aux Lucides. Les autres oublient tout ce qui n'appartient pas à leur rêve.
Le temps s'est arrêté. Je suis seule dans la pièce, et tout me semble calme. On ne perçoit pas le murmure lointain des vagues, ni celui des esclaves de champs, qui chantent pour se donner le rythme et le courage. Je n'entends plus le bruit des feuilles, au-dehors, je ne distingue plus si bien les couleurs autour de moi. Le temps s'est grisé, enrayé, et j'ai l'impression, soudain, de n'être plus vraiment là.
Je réponds :
— Je ne suis pas sûre que ce soit pour le mieux. Je n'avais jamais réalisé qu'ils avaient accroché ça.
— Tu verras, ça te sera utile, de savoir lire.
— London va être fier de moi.
— A qui est-ce que tu parles ? demanda Emma en entrant dans la pièce.
— Personne. Je parlais pour moi-même.
Elle fit la moue, mais n'insista pas, empila des assiettes et me dit :
— Nous ferons en sorte que tu t'approches moins de Claude, avec Francine.
Je rougis de honte, hochai la tête, et m'enfuis dans la cuisine.
Dans l'après-midi, Marguerite me chassa de la maison, en proie à une de ces colères phénoménales qui la prenaient régulièrement. Claude travaillait comme banquier dans la ville, et durant ce temps, elle restait seule à la maison. Un jour, elle était même parvenue à renverser une commode.
Moi, j'étais seulement heureuse de pouvoir sortir. Je me précipitai jusqu'à la maison de London. Il avait été acheté par des maîtres anglais, puis revendu à des espagnols, avant de devenir esclave de maison pour l'une des plus riches familles de l'île. Sa maîtrise des langues étrangères lui avait permis d'éviter les champs de canne à sucre. Ces esclaves-là vivaient encore moins longtemps que nous.
Nous avions adopté un petit rituel pour nous retrouver. Ce n'était pas difficile. Quand les crises de Marguerite démarraient, je savais que j'avais une demi-heure devant moi, avant d'être dans le pétrin. J'avais trouvé le moyen de déclencher sa rage. Un jour, je décalais un portrait, le lendemain, je déplaçais un meuble. Elle prenait ces événements pour de la sorcellerie, et n'osait pas en parler à son mari, de peur qu'il ne la traite de folle. Ce manège me permettait de vaquer à mes occupations, quelques minutes dans la journée.
London m'attendait. Sa maîtresse l'aimait bien. Elle lui permettait de sortir deux heures par jour, tant qu'il promenait les enfants avec lui. Il était beau comme un dieu, et propre comme un Blanc. Rien à voir avec le tissu empoussiéré de ma robe.
— Dilenba ! Dilenba !
Deux petits garçons blonds se jetèrent sur moi, me serrèrent et m'embrassèrent. Je soulevai le plus léger des deux, et caressai les cheveux de l'autre. J'éprouvai pour eux des sentiments réservés. Je savais qu'un jour, lorsqu'ils seraient adolescents, ils commenceraient à me regarder comme les autres maîtres nous regardaient, c'est-à-dire comme des meubles.
London me mena à l'arrière de la maison, invita les deux petits à chahuter plus loin, et m'embrassa. La nature de nos baisers évoluait avec le temps, et cela me plaisait. Je n'aurais pas su décrire l'étrange frisson qui me parcourait, chaque fois qu'il m'effleurait, mais j'attendais toujours qu'il revienne me le provoquer. Quand je m'effleurais moi-même, il ne se passait rien. Le résultat était aussi nul avec Francine et Emma. Il n'y avait que lui qui pouvait faire cela.
— Viens, ce soir, à la réunion, me dit-il, alors que j'étais toujours dans ses bras.
J'hésitai à lui faire part de ce qui était arrivé avec Claude, plus tôt dans la matinée. Comme je ne trouvais pas les bons mots, je me résignai et répondis à sa requête :
— Les Florival sont vigilants, et je ne sais pas ce qu'en penseraient les autres esclaves. Ils n'aiment pas que je revienne en pleine nuit. Ils pensent que je manigance quelque chose.
— C'est le cas, Dilenba. La révolte se profile, là-haut, dans les forêts. La rébellion est proche. Sois prête pour le jour où nous nous soulèverons, car tu devras te battre pour ta liberté.
— Comment sais-tu que ça fonctionnera, cette fois-ci ? les maîtres sont armés et puissants.
— Nous le sommes également. Et nous sommes nombreux, forts, enragés par les fers qui nous entravent. Nous voulons racheter notre liberté dans le sang ! Ne te laisse pas berner par la propagande de l'Homme Blanc, Dilenba. Nous sommes capables.
Les discours bien préparés de London me faisaient toujours le même effet. Il croyait à la liberté, et ses compagnons y croyaient aussi. Ceux qui se réunissaient au repère des Nègres Marrons s'entraînaient chaque nuit dans l'espoir et l'attente du soulèvement. Moi, je me sentais loin de ces histoires. Je tentais de capter chaque instant de bonheur comme une fleur cherche le soleil.
— Je ferai en sorte d'être là, répondis-je tout de même.
Il me sourit, puis m'embrassa encore.
— Fais-moiconfiance. La révolution est proche.
Esclaves fugitifs de la propriété de leurs maîtres, à l'époque coloniale, se réfugiant dans les forêts.
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Si vous avez lu la première version de ce récit, vous savez qu'il contient énormément d'ajouts. Je tenais à enrichir la partie de Dilenba, qu'on saisisse mieux son univers, et qu'il n'y ait pas de distance émotionnelle avec elle, bien qu'elle intervienne plus tard dans le récit.
La taille de ces chapitres risque d'être un peu démesurée, comparée à celle des autres, mais je préfère quelque chose de touffu plutôt qu'un récit vide d'émotions.
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