Rêve 1 - Scène 2 : Le pire des mépris
Récit écrit par un esclave.
N'ont-ils pas pris des hommes pour les pendre la tête en bas, les noyer dans des sacs, les crucifier sur des poteaux, les enterrer vivants, les broyer dans du mortier après les avoir fouettés ? N'ont-ils pas laissé les corps vivants sur des fourmilières, ou encore rongés par les vers ? Ne les ont-ils pas attachés à un pieu dans les marais, puis abandonnés aux moustiques ? Ne les ont-ils pas jetés dans des chaudrons de sirop de canne bouillants ? N'ont-ils pas mis des hommes et des femmes dans des tonneaux cloués qu'ils ont ensuite roulés dans les précipices ?
Après avoir vu London, je me faufilai dans l'allée de service des Florival, me doutant de mon retard. J'avais perçu les minutes qui s'égrenaient sur nos lèvres trop gourmandes, et il m'avait semblé sentir peser sur moi le regard d'Emma, de très loin, dans ma tête, sans doute.
Francine rêvait sur le perron, une broderie à la main. Ce qui devait être un oiseau prenait des allures de chevreuil à deux pattes. Elle espionnait le voisin, qui discutait avec une jeune femme blonde, bien mise, joliment coquète.
— Regarde un peu ce que tu fais, dis-je.
Elle ne m'avait pas entendue arriver. De la peur que je lu dans ses yeux, je compris qu'elle s'était attendue à être confrontée à Marguerite. Elle baissa les yeux sur son ouvrage, poussa un cri d'horreur.
— Comment je vais réparer ça ?
Je haussai les épaules.
— Je suis sûre que tu vas trouver quelque chose.
Elle reporta son attention sur le voisin, qui se tenait un peu trop proche de son amie. A cette heure de la journée, seuls les esclaves étaient dehors. Les Blancs restaient dans leurs salons, abrités de la chaleur et du zénith.
Francine bredouilla :
— Tu vois comme il la courtise ?
— Je vois.
— Ça me tue. Je n'imaginais pas...
— Il est en âge pour ces choses-là.
— Ça ne lui ressemble pas. C'est tout.
— Tu ne le connais pas.
— Peut-être que si. Peut-être que je le connais.
— Comment...
L'immonde clochette à vaches de Marguerite se mit à tinter, entrecoupée des hurlements de porc égorgé qui accompagnaient sa fin de sieste. D'habitude, j'étais présente avant son réveil. Entre cet incident et celui du matin, je craignais d'aggraver mon cas. Je coupai la conversation.
— Je dois y aller. On en reparlera.
Francine me répondit quelque chose que la cloche assourdit. Je me mis à courir, embarrassée de laisser mon amie là. Elle l'avait tant regardé ce garçon qu'elle croyait le connaître. Son état m'inquiétait.
Je gravis quatre à quatre les marches de l'escalier, ouvris en trombe la porte de la chambre. Marguerite se tenait-là, stupéfiée par son portrait de Louis XIV. Elle dormait déjà quand je l'avais renversé, un peu avant mon départ. Elle cessa de secouer sa clochette, tourna vers moi son regard assassin, pointa l'œuvre.
— Remets ce tableau en place ! Sais-tu depuis combien de temps je t'appelle ?
— Pardon, maîtresse.
— Les esprits de cette île maudite ne cessent de me tourmenter ! Ils vont bientôt venir me tuer, et toi, tu n'es même pas là pour me protéger de votre satanée sorcellerie !
— Pardon, maîtresse.
— Et dire que l'on vous baptise..., pouffa-t-elle. Cela fait bien joli sur vos âmes damnées.
Ses yeux morgues détaillèrent ma tenue, puis se posèrent sur mon bas de robe tâché. La poussière encore fraîche du dehors en souillait les extrémités. Je n'avais pas le droit de quitter la résidence, excepté pour aller au marché. Ce n'était le jour du marché, alors pourquoi étais-je sale, devait-elle se demander.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? Tu es sortie sans ma permission ? Pourquoi faire ? Aller t'accoupler comme le faisait ta mère avant toi ?
A la manière dont elle soupirait, je pressentis la punition. Depuis le bas des marches, je m'y attendais. Marguerite adorait me punir. Elle puisait son inspiration dans ma torture. Quelques semaines plus tôt, elle m'avait fait sortir avec Nimajimbe sous une de ces pluies torrentielles qui tombaient si souvent à Saint-Domingue. Elle avait ordonné à Nimajimbe de noyer ma face dans la boue jusqu'à je voie la mort, mais sans que je puisse la toucher. Il avait obéi.
Le corps humain est une machine étrange. Au début, j'eus peur, mais je songeai qu'il suffisait d'attendre que ce châtiment ridicule se termine. De toute manière, même s'il ne m'aimait pas, Nimajimbe n'allait pas risquer de me tuer. Marguerite n'avait pas daigné superviser sa condamnation, alors il allait forcément se contenter de faire semblant ! Voilà ce que je m'étais dit. Je me suis lourdement trompée. Dès l'instant où je me mis à manquer d'air, alors que je savais très bien qu'il ne fallait surtout pas respirer, je me mis à avaler la boue, en quête d'oxygène. Mes poumons avaient commencé à me piquer, puis à brûler franchement, et je n'avais pas su résister à mes instincts. Une fois la chose lancée, je ne pus plus m'arrêter de m'étouffer. J'inspirais toujours plus, la boue s'engouffrait dans mon nez et mes bronches, me faisait vomir, tousser, inspirer encore. Mon corps convulsait, mes organes, mes muscles s'étiraient et se contractaient d'eux-mêmes. Je me sentais me tordre, me débattre, sans pouvoir rien faire, sans être capable de lutter, bien que je lutte de toutes mes forces. Je sentais mes mains chercher partout Nimajimbe pour le faire ployer, le griffer jusqu'à ce qu'il me lâche, et ma gorge en feu, ma trachée qui se rétractait, qui mourait, et sa main qui négociait le prix de mon entrée au royaume des morts, avec l'entité vaudou du Baron Samedi en personne. Toute ma vie, j'avais eu un fantasme. Je croyais que je saurais me défendre le jour où je serais en danger de mort, que je révèlerais une force insoupçonnée et admirable. Sur ce point-là aussi, je m'étais trompée.
Nimajimbe me sauva quand je fus sur le point de perdre connaissance. Quinze, peut-être trente secondes s'étaient écoulées. J'avais cru qu'elles seraient les dernières. La boue m'obstruait encore le nez et la gorge, et il me fallut la cracher un long moment, avant de parvenir à respirer convenablement.
Mes genoux ployèrent. Je baissai les yeux avec un frisson, empoignai le tableau de Louis XIV, comme s'il se fut agi d'un nourrisson, et le remis en place, bien droit sur son clou.
Ezéquiel dit, les bras croisés :
— Ce n'est pas très ressemblant.
— Qu'est-ce que tu en sais ?
— Je l'ai côtoyé d'assez près.
Il effectue une courbette théâtrale, un pied devant l'autre, suffisamment penché pour embrasser sa chaussure. Ce n'est qu'à cet instant que je remarque le silence. Marguerite a cessé de vitupérer ses insultes. Le bruit de la rue, l'odeur, le soleil qui chauffait les carreaux, tout s'est mis en état veille. Le monde est gris, éteint, comme si un morceau d'éternité s'était égaré au-dessus de nous.
— Seigneur Guillaume de Saint-Hermine, pour vous servir.
— Tu étais noble ?
— Oui. D'une famille influente. C'est à la cour que mon chemin a croisé celui d'Etienne.
— Ethan ?
— Nomme-le comme il te plaira. Ça n'a pas d'importance. Je crois que c'est là que j'ai été le mieux... A Versailles... Ce que tu en connais n'est que le vestige muséifié de ce que cette cité a été. J'en conserve le souvenir éclatant du crépuscule d'or, le hennissement de la terre au passage des chevaux, le troisième prologue d'Armide, où, à cause de la foule qui emplissait le parterre, le corps d'Etienne s'est trouvé collé à mon dos. J'aurais voulu ne jamais quitter Versailles... Toi aussi, tu connaitras Versailles, mais celui-là n'aura pas la couleur du mien.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— Je temporise entre l'avant et l'après. Je t'offre une pause. Je te dis de ne pas résister.
— Résister à quoi ?
— Ne te laisse pas sortir du rêve. Ne modifie pas le rêve. Même si tu en meurs d'envie, laisse couler.
— Qu'est-ce qu'il va se passer ?
Pris de compassion, il me sourit.
— A la fin, tu te seras rasé la tête.
Et il disparut, faisant refluer cet espace inconvenant. Marguerite crachait ses injures en de longs cris sauvages, et commençait à m'inquiéter.
La frayeur induit quelque chose de nouveau : elle ramène ma conscience. Je suis Elisabeth dans le corps de Dilenba. Il y a des ciseaux sur la commode. Je pourrais les prendre et menacer Marguerite avec. Je dois agir, ou elle va me faire du mal. Je le sais. C'est toujours comme ça que ça se passe. Je crois que je peux agir, mais quand j'essaye de bouger, rien ne répond. Mes jambes n'avancent pas. Je ne sais pas comment mettre ces pieds-là en branle, et puis qu'arriverait-il, si je faisais ce que je veux ? Brandir ces ciseaux devant elle serait comme brandir la mort-même, la mienne.
— Regarde-moi quand je te parle, chienne !
Ses traits distendus révélaient son véritable visage. Le masque de la maîtresse s'était fendu pour laisser apparaître le démon, celui qui me punissait chaque jour d'être le fruit du viol de son mari, celui qui s'apprêtait, une fois de plus, à me supplicier sans motif, pour la jouissance de mon sang pourri répandu sur le sol.
— Tu n'es qu'une enfant, mais tu te comportes déjà comme une vulgaire traînée ! Les coups que je te donne ne t'apprennent rien ? Sale petite tentatrice... — Elle soupira soudain et pris un air presque aimable. — Enfin, ce n'est pas grave ! Nous recommencerons jusqu'à ce que tu intègres que tu m'appartiens et que tu n'obéis qu'à moi.
Marguerite sauta au bas du lit, échevelée. Une véritable sorcière. Des sanglots m'échappèrent, et terrassée de peur, je tombai à genoux. Sa dernière punition enflammait encore mon épiderme blessé. Les traces boursouflées, creusées dans ma peau rougie brûlaient comme la lame d'un poignard chauffé à blanc. Elle allait me tuer. Je voulais croire que ma mère veillait sur moi, de là où elle était, et qu'elle écartait les dangers, mais je ne savais pas pour combien de temps.
Un sourire dément déchira en deux le visage de Marguerite.
— Ta peau est trop dure pour sentir le fouet...
Ses doigts s'enfoncèrent dans les boucles de mes cheveux. Elle dénoua le chignon serré qui les retenaient à l'arrière de ma tête. Ma coiffure cascada tout autour de mon visage et jusqu'au bas de mon dos.
— Tu as de très beaux cheveux. Tu le sais. Tu les utilises pour charmer les hommes. Crois-tu que je n'aie pas vu le petit jeu qui se livre entre toi et mon mari ?
Je me rappelle ses doigts effleurant ma cuisse.
— Il n'y a aucun jeu, maîtresse. C'est mon père !
Et je ne sais même pas s'il s'en souvient.
— Tais-toi, insolente ! Cesse donc de mentir, ou je coupe ta langue au lieu de ta fichue crinière !
Elle rit, attrape les ciseaux.
— Tu seras bien moins jolie, une fois chauve.
Un brûlant refus me retourne le ventre.
Non.
La peau, elle peut la dégrader si elle veut, mais pas les cheveux. La peau, ça se répare, la peau, je la hais, elle me fait trop de mal. Mais les cheveux, les cheveux, c'est mon bonheur. Je les brosse avant de dormir, avec un petit peigne que j'ai fabriqué à partir d'os de poulet. Elle ne peut pas toucher mes cheveux.
Je me lève.
Elle m'attrapa par le bras, et m'écrasa de force sur le sol. Le plat des ciseaux s'appuya contre mon crâne. Je n'osai plus me débattre, elle pouvait cisailler la tête à tout moment. Les lames crissèrent l'une contre l'autre. Elle avait décidé de commencer par le milieu. Ma mèche glissa sur le parquet. Marguerite rit. Je tentai de bouger, mais elle me retint.
— Ne gigote pas comme ça, ou je te troue le crâne.
Elle recommença. L'arme grinça, elle éructa de joie. Un nouveau morceau de ma chevelure tomba comme un poids mort sur mes épaules. J'allais devenir laide. Sans ces boucles majestueuses, sans la beauté, que restait-il ? A quoi bon vivre ? Comment imposer à la vue des autres une face aussi difforme ? On rirait de moi. Le soleil frapperait de plein fouet sur mon front. Marguerite avait raison. Plus jamais je ne saurais sortir, ainsi défigurée. Les murs de mon esprit m'emprisonneraient bien mieux que ceux de cette maison.
Ses gestes devinrent brusques et violents. La lame traça un long sillon à l'arrière de mon cou. Je sentis ma chair s'ouvrir sur son passage. Mes larmes jaillirent, j'étouffai un cri. Ouvrir la bouche ne me blessait que plus. Bouger la tête déchirait la plaie.
— Plains-toi encore. Je te donnerai une bonne raison de hurler.
Je me tus, et sanglotai en silence, le corps soulevé de spasmes. Elle m'arracha la quasi-totalité de mes cheveux, traçant sur ma tête nue des cercles inégaux. Elle pinça ma peau à plusieurs endroits, les fines lésions brûlaient ma chair à vif, et des gouttes de sang roulèrent le long de ma nuque. Soudain, la paire de ciseaux ricocha sur le sol. Aux trois-quarts de la coupe, elle s'était lassée de son œuvre.
— C'est trop long, et je suis ennuyée. Tu es parfaite ainsi. Ramasse tes cheveux, et dégage de ma vue.
Les ciseaux sont là. Je veux la tuer, mais je peux pas. Elle est trop forte, trop rapide. C'est moi qui suis morte. Je me levai en titubant, j'avais mal, j'étais humiliée. J'enlaçai mes cheveux, et les lames qui m'avaient mutilée. Mes larmes glissaient entre mes mèches mortes. A moitié aveuglée, je courais jusqu'au petit lavabo réservé aux esclaves, au-dessus duquel se trouvait un minuscule miroir sale et fissuré.
Avec plus de volonté, j'aurais pu ne pas réagir quand il enfonçait ma tête dans la boue. Si j'avais vraiment voulu, je l'aurais laissé m'achever, sans lutter, dans le silence. Je serais morte par moi-même, sans qu'il s'en rende compte, avec mon corps et mon visage, avec la seule chose que j'aimais chez moi et que chacun m'enviait, qu'il soit maître ou esclave.
J'étais pitoyable. Inégalement rasée, des restes de mèches mal découpées broussaillant sur ma tête. Elle m'avait massacrée. Mes cheveux gisaient dans le lavabo, s'étalaient sur le sol.
Je peux pas laisser ça comme ça.
Armée de tout mon courage, les ciseaux tremblants ouverts sur les derniers cheveux qui me protégeaient du soleil, je coupai à mon tour ce qui me restait de boucles à la racine.
— Je suis désolé, Dilenba.
Ezéquiel.
— Toi, tu fermes ta gueule.
— Je...
— J'ai fait ce que tu voulais, non ? J'ai pas réagi. Voilà. Bravo à moi. Dégage. Je veux pas te voir.
Je gémis. Mes mains avaient effleuré par erreur une des entailles que le passage de Marguerite avait laissées. Sans me décourager, j'achevai mon ouvrage, puis contemplai les aspérités de mon crâne difforme et croûteux.
Le volume de ma tête me parut démesuré. Ma peau brune grisonnait là où les cheveux avaient été arrachés. Mes doigts glissèrent sur mon nez retroussé et ma bouche, et ma face fut la plus hideuse qu'il m'eut été donné de voir. Marguerite m'avait gâchée. A l'intérieur. A l'extérieur.
Il n'y avait plus de place pour le rêve.
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