Chapitre 9 : Miss France
Mon dernier cours est achevé depuis deux heures. Je suis seule dans la salle miteuse qui me fait office de planque, à admirer le crépuscule qui tombe sur la métropole parisienne, et les nuages orange qui défilent derrière les toits.
Je ne saurais dire à quoi est dû le manque d'investissement flagrant qui pèse sur cette pièce. C'est un concentré de vétuste, le débarras poussiéreux de l'université. Les murs tombent en lambeaux, tous les vieux meubles de la fac s'y entassent. Malgré tout, j'adore cet endroit. C'est là que j'ai décidé d'attendre l'heure de fermeture, puisqu'aucun gardien ne s'aventure jusqu'à cette aile du bâtiment. Un ou deux cours doivent y être dispensés dans le mois. Le reste du temps, le lieu sert essentiellement de love hôtel de fortune pour étudiants pauvres en soif de sensations. Je peux y faire mes deals tranquillement, et c'est tout ce qui m'importe. Cette salle pourrait bien être forgée dans le marbre ou le bois pourri, tant qu'on m'y fout la paix, je m'y rendrai tous les jours.
— N'empêche, je savais que tu cachais quelque chose de pas net, souffle Ezéquiel.
Il me fixe, les yeux plissés, en tailleur sur le bureau. Je n'ai même pas eu besoin de lui avouer. Il m'a suffi de penser à mes « livraisons » du jour pour qu'Ezéquiel s'insurge de lui-même. Il n'apprécie pas mon activité. J'ai pu sentir son agacement friser mon épiderme. Depuis, il me regarde comme un chien de garde face à un intrus, et ça me remue bien moins que son courroux dans mes veines. Le contact que nous partageons est pour le moins perturbant. Nous sommes liés l'un à l'autre. Il lit mes pensées, moi, je ne décèle que ses sensations. Finalement, je le trouve pas trop envahissant.
— De la drogue... répète-t-il pour la énième fois.
— Ça te surprend vraiment ?
— J'espérais me tromper. Tu empoisonnes ces gens.
— Ils s'empoisonnent tout seuls.
— Tu ne les aides pas à s'en sortir.
— C'est pas mon problème, ça. Moi, ça m'aide, et puis ça aide mon oncle.
Il passe ses mains dans ses cheveux blancs, puis détourne son regard et contemple le ciel, agacé. Cette conversation l'exaspère autant que moi. Sa frustration dresse mes poils.
— Tu sais pertinemment que ton oncle n'a pas besoin de toi. Il vend la même came bien plus cher à des gens bien plus riches. C'est une excuse pour te garder auprès de lui.
J'ai changé d'avis. Ezéquiel est très envahissant. J'ai l'impression d'entendre l'écho de ma conscience dans sa bouche. Il prend la graine de doute insinuée en moi et la fait germer au bon gré de sa volonté.
— Mon oncle me donne de l'argent, et grâce à ça, nous passons du temps ensemble.
— Et ce sont là tes vraies motivations. L'aide que tu lui apportes, tu sais que c'est du flan.
Je ne réponds pas. J'ai envie de croire que j'apporte ma pierre à l'édifice familial, mais pour avoir croisé quelques-uns de ses hommes de main, et visité régulièrement les locaux dans lesquels il travaille, j'ai bien conscience que mon oncle dispose de moyens autrement plus impressionnants qu'une étudiante apprentie dealeuse.
— Auguste est comme un père pour moi. Si un jour, je lui dis que je veux me retirer, j'ai peur qu'il coupe les ponts pour se protéger. Je ne sais pas si je le supporterais. Et comment je ferai, si je ne gagne plus rien ? Mes parents ne peuvent pas m'envoyer grand-chose, je serais obligée de travailler à mi-temps pour un salaire de misère qui ne me permettrait sans doute pas de manger correctement et de payer le loyer... Tu penses que c'est facile ?
— Elisabeth, il te met en danger. Si tu te fais arrêter, si on découvre ce que tu fais, tu ne pourras jamais devenir avocate.
Je hausse les épaules.
— Avec ou sans drogue, je pourrais ne pas y arriver.
Il y a eu du mouvement à la porte d'entrée. Un visage curieux scrute l'intérieur de la salle par la petite fenêtre qui donne sur le couloir. La porte s'ouvre sur une petite étudiante aux cheveux châtain clair, la perfection à la française, une vraie petite Miss. Ses boucles à l'américaine descendent jusqu'à sa poitrine, elle a de grands yeux noisette, une bouche et des pommettes toutes roses. C'est ma cliente-poupée, particulièrement fidèle à l'approche des partiels.
— Salut, Elisabeth !
Elle voltige jusqu'à moi dans une petite jupe patineuse, me prend par les épaules, embrasse sur les deux joues. Est-ce que tout le monde a droit à son numéro de charme ? Je lui demande :
— Ça va ?
— Ouais ! Un peu stressée à l'approche des exams, mais ça va !
Toujours la même réponse. Les poings serrés, elle s'enfonce les ongles dans les paumes.
— J'ai ce qu'il te faut, t'inquiète.
— Nickel.
— Tu sais, pour bosser, il y a des trucs plus efficaces, qui calment, qui durent plus longtemps... J'ai des choses qui te feraient tenir trois jours sans pioncer, et tu ne serais même pas crevée.
Je m'apprête à attraper le sachet dans mon sac quand je croise le regard désapprobateur d'Ezéquiel. C'est exactement cet air-là que je redoutais. Bras croisés, sourcils froncés. Il me gonfle. Je sors quand même la drogue.
— Tu vas le dire à Agnès ? demande-t-il.
J'articule distinctement un « ta gueule » spirituel et tends sa coke à Miss France. Il ne manquerait plus qu'il ruine ma vente en me faisant passer pour une timbrée.
— Je ne sais pas trop... J'ai juste envie de me donner un coup de boost, rien de plus, réplique-t-elle.
— Ouais, ouais, bien-sûr... C'est toi qui vois, mais si un jour, t'as envie...d'élargir tes horizons, tu sais où me trouver.
Elle glisse le sachet dans son sac, repousse une mèche qui lui tombait sur le visage derrière son oreille. Elle ne me regarde plus dans les yeux.
— Ça marche... J'y vais.
Elle s'éclipse en vitesse.
— Tu vas le dire à Agnès ? répète Ezéquiel d'un ton plus calme.
— Peut-être. Pour l'instant, nous ne sommes pas assez proches.
— Quand vous aurez achevé le protocole, prends sa main.
— Pourquoi je ferais ça ?
— La toucher élargira tes horizons, comme tu dis si bien.
Il fera bientôt nuit noire. C'est le signal pour que je me mette en route.
— Quels horizons ? Tu t'imagines qu'en la touchant, je vais subitement tomber amoureuse d'elle ? Les histoires de papillons qui surgissent dans l'estomac pour un oui ou pour un non, c'est pas mon truc, j'y crois pas du tout.
— Pourquoi tu t'évertues autant à te donner des airs insensibles ?.
Des gouttes de canalisations s'écrasent sur le carrelage, et les vitres font sur le sol des reflets biscornus. Le couloir est profond, on ne voit rien au-delà de la double-porte entrouverte.
— L'ingestion de BE – 10 va développer un nouveau sens en toi. Un lien privilégié avec Agnès.
— Mmh...
J'écoute Ezéquiel d'une oreille, cours presque jusqu'à l'escalier. Je ne perçois rien d'autre dans la pénombre que les panneaux de sortie de secours, qui éclairent l'escalier que je dois emprunter. A tâtons, j'entame une descente laborieuse, cramponnée à la rampe. Heureusement qu'il n'y a qu'un étage.
Une fois en bas, je me plaque contre une fenêtre et glisse un œil au-dehors. Mon cœur s'arrête quand je vois un rayon de lumière prêt à me dévoiler. Je me colle contre le mur, les secondes s'allongent, je regarde à nouveau. Le vigile est juste là, à quelques centimètres derrière la fenêtre. Il va dans le sens opposé à ma direction. C'est maintenant ou jamais. Je ne sais pas combien d'autres gardiens traînent dans les parages, mais hors de question de moisir ici, paralysée par la peur. Je m'accroupis et me précipite sous les fenêtres jusqu'à la porte anti-feu.
Une fois prostrée derrière, je prie pour que personne ne se trouve de l'autre côté, faute de moyen de sonder les lieux. Au royaume des aveugles, il reste la prière. J'enfonce le barreau en métal. Le vent extérieur s'engouffre dans mes cheveux et soulève mon manteau. Il n'y a personne. J'inspire. Il est temps de taper mon meilleur sprint. Derrière les arbres, au fond du site universitaire, se profile le toit du bâtiment C.
Près de l'entrée de l'école, deux lampes torches sillonnent les environs. Elles sont assez loin pour que je puisse m'en sortir. Je me mets donc à courir, pliée en deux, à moitié sur la pointe des pieds, mon sac à main écrasé sous le bras. J'ai l'impression de voler. Un garde avance droit vers ma destination, sur le chemin principal. Je coupe par l'étendue d'herbe et me dissimule derrière un arbuste touffu.
Il est vingt-deux heures tapantes quand j'entre enfin dans le bâtiment C. Le problème, c'est que le garde me précède. Il y a entre nous une dizaine de mètres de sécurité. L'homme se dandine, un casque sur les oreilles. Il tient sa lampe comme un micro et braille le passage préféré de sa chanson dans un anglais aléatoire. Le spectacle est distrayant, et dans d'autres circonstances, je me joindrais à lui. Il finit par bifurquer à gauche. Je m'engouffre dans le couloir de droite. Agnès sursaute quand je rentre dans la pièce.
— Tu m'as fait peur, soupire-t-elle.
— Pardonnez mon intrusion, jeune damoiselle, les conditions ne m'ont pas permis d'annoncer ma présence aux cors de chasse.
Elle sourit, soulagée que je ne l'ait pas abandonnée.
— Je suis contente que tu sois là. Pendant un moment, j'ai cru que tu ne viendrais pas.
— Je ne t'aurais jamais laissée tomber.
— Merci, souffle-t-elle.
Il y a tellement de craintes exhalées dans son soupir. Moi aussi, j'ai peur qu'on échoue, et qu'on devienne folles, et qu'on sombre dans des délires à la Jeanne D'Arc version XXIème siècle. Agnès est assise en boule contre le mur. Elle doit réaliser le bourbier dans lequel nous avons sauté à pieds joints.
— Il n'y a que deux étages dans ce bâtiment, explique-t-elle. Mais il est très étalé. La plus grande partie est réservée aux salles de classe, et à l'amphithéâtre du sous-sol. Les laboratoires sont au-dessus de nous. Il y a un escalier d'urgence juste à côté qui y mène directement.
— Avec un peu de chance, nous ne croiserons pas le garde.
— Avec un peu de chance... Si je me fais chopper, et que mes parents le découvrent, je suis dans une merde noire... Je crois qu'ils seraient capables de me déshériter.
— Juste parce que tu t'es baladée en pleine nuit dans ta faculté ?
Elle ricane.
— Tu n'imagines pas comment ils sont. Ils sont déjà déçus que je ne fasse pas médecine, alors mieux vaut qu'ils ne découvrent pas cette effraction.
Je ne sais pas ce qu'elle vit. Mes proches sont fiers que je fasse des études de droit. Les parents d'Agnès semblent lui poser plus de problèmes. Elle en avait déjà parlé, par le passé. En m'approchant d'elle, un geste que j'avais oublié, qu'Ethan faisait pour la rassurer, me revient à l'esprit. Je m'assoie à ses côtés et pose le plat de ma main sur le sommet de son crâne. Le bout de mes doigts effleure son front, que je masse doucement. Elle se raidit d'abord, puis se blottit contre moi.
— Où est-ce que tu as appris à faire ça ? demande-t-elle.
— Ethan le faisait quand tu étais stressée.
— Seulement quand nous étions seuls. Je n'aimais pas qu'il fasse ça en présence d'autres gens.
Je songe, perplexe, puis réalise qu'elle a raison. Je n'ai jamais vu Ethan faire ce geste. Je ne sais pas d'où je le connais. Il m'est revenu comme si je l'avais effectué moi-même, à maintes reprises, avec un corps différent, dans la vie de quelqu'un d'autre.
Agnès ne bouge plus, couchée contre mon épaule, et moi, je regarde droit devant, dans les yeux d'Ezéquiel, qui me sourit. Il m'a laissé voir à l'intérieur de lui.
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2019 : "L'actualité a sans doute influencé le titre de mon chapitre ^^
Cela fait désormais un an que j'ai démarré l'écriture. Si on m'avait dit que je n'écrirais pas moins de trois romans en cette courte période, dont un en phase d'édition, je ne l'aurais pas cru. Cette année 2019 a été riche, très riche même. Et sans Wattpad, je n'aurais probablement jamais commencé à écrire. Alors merci d'avoir été si présents. Merci aux lecteurs qui me suivent depuis le début, dans chacun de mes projets, même les plus insignifiants.
Joyeux Noël à tous <3"
Octobre 2020 : Il paraît que c'était Noël quand j'ai publié ce chapitre pour la première fois. J'étais mignonne. Qui se serait attendu à ce qu'on soit tous enfermés chez nous trois mois après ça, et qu'on soit obligés de porter des masques dans la rues ? Je suis plus morose cette année, c'est certain... Dans un peu moins de deux mois, ça fera deux ans que l'aventure a commencé. Le temps passe vite.
Sinon, je ne sais pas trop pourquoi, mais cette histoire bénéficie d'un regain d'intérêt, alors merci à tous pour vos commentaires et vos votes. Vous n'imaginez pas à quel point ça me booste.
Bisous !
2023 : J'ai eu une énorme semaine. Pardon pour mon absence ! Je n'ai rien posté, je n'ai presque rien écrit non plus. En ce moment, je rédige mon mémoire de fin d'études, je cherche du travail, j'ai des obligations diverses et variées. C'est difficile d'avoir les yeux partout, mais je m'amuse bien !
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