Chapitre 7 : Rien ne se crée


Ezéquiel a disparu au petit matin, fondu comme de la cire de bougie. Cette fois-ci, je m'y attendais, et sa volatilisation m'a quelque peu soulagée. Je n'aurais pas su comment gérer sa présence invisible pour les autres, sinon. Et puis il y a cette histoire de drogue, dont il se doutait bien avant la disparition. Il n'apprécierait pas de découvrir qu'il avait raison.

Il n'a rien voulu me révéler d'utile, avant de partir. Je crois qu'il m'étudiait. Ses yeux se déconnectaient de temps à autre, comme s'il n'existait plus, se détachaient de ma version du réel pour noter des informations sur un calepin cérébral. Je ne sais toujours pas quoi penser de lui. Je ne sais pas quoi penser de ses actions décousues, de ses regards éteints, de son refus obstiné de m'expliquer qui il est, et pourquoi il est là. Parfois, il semble plus vrai que nature, et mon cœur chavire pour ce revenant étrange, palpable, cet amas de souvenirs qui a pris son visage, mais la plupart du temps, il énonce des instructions robotiques, se montre insensible à l'évocation de sujets qui auraient dû le faire vibrer. Parfois, j'ai l'impression que je lui parle d'un temps qu'il n'a pas vécu. Pourtant, je crois qu'il se souvient. Il ne fait pas semblant de connaître Ethan. Je ne saurais pas comment expliquer cette intuition qui me prend quand j'évoque notre ami, mais je suis certaine de voir les yeux d'Ezéquiel s'illuminer à sa mention. Il se souvient de lui, mais pas comme il le devrait. Il se souvient de lui comme s'il l'avait guetté de l'extérieur, comme un scientifique guette son rat de laboratoire préféré. Ça ne me plaît pas.

Agnès passe la porte de l'appartement, tandis que mes yeux relisent pour la cinquantième fois le titre de mon cours de la journée. Encore une session de travail dûment menée. Ces derniers temps, je n'arrive plus à réfléchir. Je pense beaucoup à Ezéquiel, un peu à mon oncle, et dans mon temps libre, je m'inquiète pour Agnès. Je lui fais un signe de main qu'elle ne remarque pas. Elle regarde ses baskets.

— Ça va, Agnès ?

— Oui...

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Non, non. Rien.

Les aveux inconscients du coupable débutant : Etape 1. Fuir le regard. Etape 2 : Répéter deux fois la négation. Etape 3 : Achever son propos par « rien ». Agnès vient d'en faire une démonstration exemplaire. Mon air désabusé suffit à la faire capituler.

— Ok ! Je crois que j'ai fait une connerie, dit-elle en trottinant jusqu'au canapé.

Elle porte une jupe en jean avec un collant à motif. Le vêtement est si haut sur ses cuisses qu'il remue à peine quand elle se déplace. Chemise rose sous un pull en mailles vertes, j'ai toujours aimé ses airs d'apprentie comptable. Il ne manque que les lunettes pour parfaire le look.

— Qu'est-ce que tu as fait ?

Elle s'assoit tout proche de moi, comme pour m'amadouer. Elle n'a pas l'air de comprendre que je n'entreprendrai jamais rien contre elle. De temps en temps, quand elle me regarde, je me dis que pour elle, j'irais jusqu'en prison. Mais voilà qu'elle craint de m'avouer ses secrets de polichinelle.

— Aujourd'hui, j'ai eu envie de voir si l'éventuel champignon présent dans la chambre apparaissait, une fois exposé à des rayons ultraviolets. Donc ce matin, je suis allée à la fac avec le pyjama que j'avais porté, la nuit où j'y ai dormi. Ça n'a pas du tout fonctionné.

— C'est dommage, c'était une bonne idée.

— Mais je ne crois pas que ma théorie soit fausse pour autant. Je pense que les traces de champignons se sont dissipées pendant le trajet.

— Ça ne semble pas impossible.

— Du coup, pour en avoir le cœur net, je me suis dit que je devrais directement emmener la lampe à UV dans la chambre, histoire de vérifier.

— Et ?

— Et j'ai volé une lampe à UV du laboratoire.

J'attends la suite, attentive, mais rien ne vient.

— C'est tout ?

— Oui.

— Et c'est grave ?

— C'est dramatique, Elisabeth ! Et si quelqu'un s'en rendait compte ? Je crois que le prof vérifie la présence de tout le matériel avant les cours. Et s'il voit demain matin qu'une des lampes manque à l'appel ?

— Quand bien même ça arriverait, et que le type était un maniaque du contrôle, comment veux-tu qu'il sache que c'est toi qui l'as prise ?

— Il y a peut-être des caméras de surveillance !

— Ne t'inquiète pas. La moitié ne fonctionne pas.

La phrase m'a échappée avant que je ne réalise mon erreur. C'est moi qui panique, désormais. Elle semble soulagée un moment, puis fronce les sourcils.

— Comment tu sais ça ?

— Hein ?

— Comment tu sais que les caméras ne fonctionnent pas ?

— Ce sont les rumeurs qui circulent...

— Mmh...

— Bon... Du coup, on peut vérifier si tu as raison.

— Oui ! lance-t-elle.

Agnès emporte avec elle l'objet de son crime. Nous voilà devant la porte, et j'ai beau faire de mon mieux pour garder mon calme, cet endroit de la coloc me provoque toujours les mêmes frissons. Agnès clenche la poignée. Dans l'embrasure se déploie un noir d'une telle épaisseur qu'il paraît impénétrable. Il me semble que je pourrais le palper si je tendais ma main. La noirceur me repousse, mais la chambre m'hypnotise. Quoique je veuille, je sais que je finirai par y entrer, pour une raison ou pour une autre. Chaque fois que je vois cette pièce, même quand je n'y mets pas les pieds, j'ai l'impression de pouvoir la sentir s'infiltrer en moi et converser avec ma part d'ombre, avec ce morceau d'inconscient qu'on aimerait museler.

Je n'arrive plus à bouger, je ne respire plus. Ces visites ici sont de plus en plus pénibles. L'air qui s'y trouve fait fleurir une chose à l'intérieur de moi qui me terrifie, une sorte de ver qui grouille, comme quand ce nouvel Ezéquiel m'apparaît.

Je demande à Agnès, qui a déjà enfoncé la moitié de son pied dans la masse opaque de l'obscurité :

— Venir ici ne te met pas mal à l'aise ?

— De moins en moins. J'ai l'impression que la clé de notre mystère se trouve là. Je me sens plus proche d'Ethan et Ezéquiel.

Elle n'a pas fait deux mètres dans la chambre que je ne la vois déjà plus. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Ethan et Ezéquiel, je ne sais pas bien qui ils sont, finalement. On ne s'est pas connus si longtemps que ça, on n'était souvent pas du même avis. Certaines fois, on se disputait carrément. Alors qu'est-ce qui me pousse à faire tout ça, à risquer ma vie en respirant des spores inconnues, qui me provoquent des hallucinations et font revivre mon ami disparu ? Qu'est-ce qui me pousse à suivre Agnès ? Elle, ça ne lui pose pas de problème, elle est peut-être en passe de faire une découverte révolutionnaire qui marquera à jamais son nom dans l'Histoire, alors elle peut bien mettre sa vie en danger et crever à vingt-cinq ans, tant qu'elle a mené ses recherches à bien, tant qu'on retrouve « Agnès Nguyen » sur une station de métro de banlieue. J'imagine que c'est ça, son rêve, et qu'elle l'aura réalisé. Mais moi, qu'est-ce que j'ai à foutre ici ? Je ne ressens, depuis le début, qu'une succession de mauvais pressentiments. J'ai mon équilibre, j'ai mes études, j'ai mon oncle, alors pourquoi m'enfoncer dans le noir, à tâtons, les mains jetées devant moi pour retrouver Agnès dans cette chambre qui ressemble à une plaie de temps qu'on s'obstinerait à décrouter ? Oui. Voilà ce que c'est que cette chambre : un morceau de temps blessé.

Agnès allume sa lampe. La lumière éclaire le mur d'une lueur violacée. Un moment, je me demande si l'ampoule n'est pas cassée. Agnès est imperturbable. Elle étudie l'espace comme si de rien était, comme si elle ne sentait pas le piège qui se referme sur nous, comme si elle ne voyait pas les mains que je devine sortir des placards s'emparer d'elle par les cuisses et la gorge. Elle ne voit rien de tout ça, ni ma peur, ni mon horreur. Et moi, ce que je vois, c'est son rêve de tout élucider qui lui a fait perdre son instinct, cet instinct qui, quelque part, dans son cerveau, ses boyaux, doit lui intimer de fuir maintenant, forcément, parce que ce n'est pas possible qu'on ne sente pas le même danger.

Nous sursautons toutes deux lorsqu'une masse phosphorescente, entassée sur un coin du plafond, se met à luire sous le rayon pâle de la lampe. Agnès lâche la torche en tremblant, et la masse se trouve à nouveau absorbée par ce cosmos obscur. Cette masse qu'on a vu ressemblait à un éclair. Je scrute Agnès dans la pénombre. Je vois qu'elle a reconnu la chose, qu'elle lui provoqué un effroi autrement plus profond que le mien, mais qu'elle a besoin d'y plonger, de s'y immerger de la tête aux pieds. Moi, ce que j'y ai vu, c'était un bout de fin du monde.

— Elisabeth, il faut que tu fermes la porte.

— Pourquoi ?

Ma voix chevrote. J'essaye de gagner du temps. Je n'ai pas envie de continuer. Tant pis pour les garçons, c'est ma peau que je veux sauver. Agnès a récupéré sa lampe et la secoue pour la rallumer.

— C'est la lumière du couloir qui nous empêche de voir.

Mes jambes fourmillent, gorgées de sang, prêtes à me soutenir au moment où je détalerai. Ce que je veux, c'est fermer la porter côté couloir, la condamner, avec tout ce qui se trouve à l'intérieur, et ne plus jamais l'ouvrir, comme un sarcophage, mais je ne peux pas me résoudre à abandonner Agnès.

Maintenant qu'aucune lumière ne provient de l'extérieur, l'éclairage de la lampe à UV parait éclatant. Le rêve d'un voyage entre amis me revient, avec l'odeur des embruns et le chant du ressac. En travers de ces murs violets, illuminés de poussière d'étoile, je nous vois tous les quatre, alignés face à l'océan, les fesses dans le sable collant et humide, en train d'admirer le miracle quotidien du soleil que l'océan baptise. Le vent dissipe ma peur lorsqu'il frôle ma peau, la chaleur de mes amis me réchauffe, insuffle en moi l'espoir de ne les avoir pas vraiment perdus. C'est un fantasme en maquette jolie, enfermé dans une boule à neige au fond de mon crâne, que le temps ne saurait effleurer, à tel point qu'au moment où je vois la chambre réapparaître, je remarque que j'ai perdu la notion du temps.

La plage a disparu, maintenant. Je me sens flotter, étourdie, comme si on m'avait jetée dans l'espace, dans l'endroit le plus foisonnant de la voie lactée. La peur, les frayeurs, tout a disparu. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens vraiment bien, défoncée et lucide, sans culpabilité, sans le sentiment d'absorber un peu de mort à chaque bouffée.

Les sillons fissurent le mur d'alvéoles irrégulières. Les paillettes en coulent comme de la sève, s'amassent dans les coins, scintillent, éternelles, prêtes à s'évaporer. Je reconnais la matière dans laquelle Ezéquiel se dissipe, à cheval entre le vaporeux et le liquide, entre le réel et les étoiles.

— C'est réel..., murmure Agnès, comme un écho à mes pensées. Le rêve que je fais est réel. Il me montre quelque chose qui existe vraiment. Ce n'est pas une histoire que j'ai inventée. Il existe.

Elle a déposé la lampe sur le sol et contourne les formes des étincelles figées dans le plâtre. Ses mains palpitent, aimantent la masse qui s'accroche partout sur sa peau, sur ses cheveux, lui rentre dans le nez, les oreilles et les yeux, s'engouffre dans son corps par tous les orifices.

— Lusen existe, continue-t-elle. Velares, Fedicaï... Ils sont là.

Elle se tourne brusquement vers moi, agite et soulève la poussière qui voltige autour d'elle. Je ne vois plus que les contours de son corps. Agnès ressemble à une statue engluée dans le miel et le pollen. Quand elle ouvre la bouche, je ne vois que la lumière, quand elle cligne des paupières, il n'y a que ses cils qui bougent. Elle absorbe toutes les alvéoles.

— Urbelis vit, aujourd'hui, peut-être demain. Ce n'est pas mon rêve, ce n'est pas mon utopie... C'est...

De quoi parle-t-elle ? Urbelis semble avoir un rapport avec Lusen. Les deux autres noms qu'elle a cités sonnaient si inhabituels à mes oreilles que je ne m'en souviens déjà plus.

— C'est qui, Urbelis ?

— La cité dans laquelle vivent Lusen et les autres... Ça ressemble à une ville, mais c'est mieux. C'est plus grand. C'est un endroit immense avec une plaine, des montagnes, un désert... C'est un pays, c'est une île, c'est... Il y a des arbres partout, des animaux en liberté, des oiseaux géants. J'aimerais que tu voies ça. C'est un lieu parfait.

Je la regarde s'éloigner. Je vois les mondes qui nous séparent, le temps qui se froisse dans son esprit. Elle dit « Tu », mais ce n'est pas pour moi. Elle se parle à elle-même, à Ethan, à Lusen. Elle parle dans cet Urbelis refermé autour d'elle, dans le vide de ses rêves foisonnants. Ce n'est pas à moi qu'elle s'adresse, et pourtant, quand elle prononce leurs noms, quand elle décrit ses songes, je les découvre avec elle. Je vois la ville dorée, je vois les bâtiments que le ciel submerge, je vois les forêts d'arbres, les lacs et l'océan.

— Cette chose, dit-elle en désignant les spores qui l'avalent, c'est le champignon de Lusen.

La poussière s'écarte sur ses joues et forme des lignes droites qui découvrent sa peau. Je vois de nouveau ses pupilles figées vers moi, comme au travers d'un rideau d'or. Elle porte sa main à son visage et s'essuie le dessous des yeux, puis continue d'une voix plus faible :

— Comment le Blotus a-t-il pu se retrouver dans la chambre d'Ethan et Ezéquiel ? Où est-ce qu'ils se le sont procuré ? Ils savaient forcément que c'était ça... Le code de l'ordinateur, la légende au bas du carnet d'Ezéquiel.... BE, ce sont les initiales de Blotus Ertiafilis, c'est évident... Mais le rapport...

— Le seul lien manifeste que je vois entre les garçons, tes rêves et cette chose, ce sont les songes en eux-mêmes. Je ne sais pas pourquoi je vois Ezéquiel, quand j'aspire le champignon, mais toi, Ethan et Ezéquiel, vous vous êtes mis à rêver de véritables existences.

Les poussières s'agitent autour de nous. Je n'arrive pas à chasser celles qui s'accrochent à moi. Je n'essaye pas vraiment de les enlever. Elles ressemblent à des braises. Agnès en est presque ensevelie, maintenant. Elle n'a pas l'air de s'en rendre compte.

— Je crois que tu as raison, dit-elle. Je ne sais pas s'il y a un rapport direct avec les rêves, mais ce dont je suis sûre, c'est qu'il y en a un avec l'âme. Lusen et son équipe, la dernière fois que je les ai vus, c'était sur l'âme qu'ils travaillaient...

— Les garçons aussi étaient obsédés par ça. Ils disaient qu'ils rentraient en contact avec leurs vies antérieures, quand ils dormaient. C'est ça, le lien... Ils respiraient cette chose qui te fait rêver depuis quelques jours. Ils rêvaient, eux aussi. Ce truc, ça doit ouvrir une porte dans la tête.

— Je ne comprends pas comment ça a pu arriver là. Mes rêves se déroulent dans le futur. Comment les garçons ont trouvé ce champignon ? Comment est-ce qu'ils ont fait pour se rendre en Urbelis ?

— La fois où j'ai surpris Ethan en train de disparaître, c'était en cette chose que sa jambe se transformait, et Ezéquiel, quand il disparaît, c'est aussi sous cette forme. C'est peut-être une clé, une sorte de portail.

Je voudrais regarder Agnès, mais tout ce que je vois désormais est le tas d'étincelles sous lequel elle a disparu.

— Peut-être... Si c'est le cas, Ezéquiel doit avoir la réponse. Il faut qu'on le retrouve. Tu dois dormir ici ce soir, Elisabeth, je t'en supplie. C'est peut-être notre chemin pour les retrouver.

— Tu crois encore pouvoir les retrouver...

— Bien-sûr, crie-t-elle presque. Plus que jamais, j'espère les revoir. Ce champignon, c'est l'espoir !

La masse s'agite avec Agnès, se soulève, s'évapore et la dévoile, traîne tout autour d'elle comme une robe de soleil. Elle prend mes mains dans les siennes, et il me semble soudain que je peux sentir par sa peau tout son désarroi. Alors, sans que j'aie tout à fait saisi la portée de mes propos, je dis :

— D'accord. Je vais le faire. Si tu restes avec moi.




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Je serais curieuse de savoir comment vous prononcez les noms d'Urbelis, quand vous les lisez. 🤔

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