Chapitre 6 : Nous Partons à l'Aventure !
Un voile noir s'étend au-dessus de moi. L'anxiété a écourté la nuit. J'abandonne ma lutte avec le sommeil et me redresse en soupirant dans le lit. De l'autre côté de la chambre, le rétroéclairage du réveil affiche trois heures vingt-cinq au cadran. Une atmosphère obscure enveloppe la chambre. Changement dans l'équation, l'air est duveteux. Quand il est apparu la première fois, cette perturbation élémentaire ne m'avait pas marquée, mais là, tout est clair : je sais qu'il est ici.
Je parcours la pièce à l'aveugle, peine à percer la noirceur des yeux, cherche partout, dans les coins, au plafond, au ras du sol, la panique affluant dans mon ventre par bourrasques. Mon souffle se suspend. Il est là, esquissé sur ma chaise de bureau, la posture nonchalante, les épaules affaissées, le crâne épanché par le poids des pensées. C'est lui. Ma vision s'arque, se précise, je remarque les mouvements de sa respiration, sa tête qui, en se tournant vers moi, semble déplacer l'univers entier. Il me regarde. Ses iris inanimées me glacent jusqu'à l'âme.
Prête ? Pars ! Cours comme si ta vie en dépendait, peut-être bien qu'elle en dépend. Ne reste pas stupéfiée sur la ligne de départ, ne crie pas en espérant qu'on te vienne en aide. Cours. Cours après ta victoire, cours pour toi-même, cours assez vite pour qu'il ne puisse pas te rattraper.
Je reste paralysée, le dos dressé, enfonce mollement l'interrupteur de la table de chevet.
— Je te fais peur ?
Oui. C'est contrariant de te voir ici. C'est la plus grande source de joie et le plus grand effroi. Ce sont tes yeux, je ne devrais pas pouvoir les contempler, puis tu as quelque chose de changé. C'est toi, et je ne te reconnais pas.
— Ne reste pas nu, comme ça, il fait froid.
Parfois, quand on a peur, on en revient à l'essentiel. Je n'aime pas qu'il soit nu. On n'est pas nu pendant un drame, débraillé, à la rigueur, ensanglanté, déchiré, mais pas nu. Je n'aime pas qu'il soit à l'aise, surtout, qu'il exhibe son membre mollasson sans douter de sa virilité, qu'il soit fier quand il devrait avoir honte. C'est moi qui ai honte. Je déteste les sentiments auxquels sa nudité me confronte, d'avoir glissé sur tout son corps, d'avoir rougi, et même de l'avoir simplement remarqué, alors qu'il débarque du néant. Venez ! Qui vous arrête ? Si c'est un rêve, régalez-vous, faites donc ma psychanalyse, dites-moi ce qui ne tourne pas rond. Ce n'est pas lui, l'indécent, c'est moi, c'est moi qui n'ai pas su dire ce qu'il y avait à dire, c'est moi qui ne lui ai pas avoué « j'ai peur de toi, tu m'as manqué ». Les retrouvailles ne se déroulent jamais comme prévu.
Son sourcil s'arque de dédain.
— Si tu veux que je m'habille, tu n'as qu'à le demander.
Un battement de cils suffit à le retrouver changé. Il arbore désormais son sweat violet, et un jean retroussé aux chevilles. C'est la tenue qu'il portait ce soir-là, dans le bar. Joueur, il se lève, prend la pose, se retourne, me guette du coin de l'œil.
— Je te plais ?
Il est exactement pareil. Il n'a pas l'air d'avoir vu la mort en face, il n'a pas l'air de revenir du fond du monde, il n'a pas l'air de chercher Ethan. Ezéquiel est là, à parader devant moi au beau milieu de la nuit, le sourire aux lèvres.
Je balbutie :
— Je trouve que c'est mieux.
— Comme si tu n'avais pas apprécié le spectacle.
Quand Ezéquiel m'est réapparu, je l'ai trouvé étrange. Il était poli, ne me rentrait pas dedans dès qu'il pouvait pour qu'on se chamaille. Il m'a témoigné une douceur que je ne lui ai pas souvent connue. Ce que j'ai désormais en face de moi ressemble bien plus à l'Ezéquiel que ma mémoire a conservé. Il est vêtu pareil, il parle pareil, son comportement est guidé par la même insolence. Je devrais être heureuse. Il faudrait que je me jette dans ses bras, que je lui dise à quel point je l'aime, que ces mois sans lui ont été les plus durs de ma vie.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— Tu m'as appelé. On en a déjà parlé, la dernière fois.
Il se laisse retomber sur le fauteuil, dédaigneux.
— Je ne comprends pas ce que ça veut dire.
— C'est comme ça que fonctionne le programme. Et d'ailleurs, tu ne l'as toujours pas correctement installé. Si tu n'ingères pas la solution selon le procédé conseillé, je vais encore disparaître. Une mauvaise utilisation du produit n'est pas recommandée dans les premiers temps de l'activation. Elle peut provoquer chez le sujet des troubles irréversibles.
Il déblatère d'un ton sec un discours auquel je ne comprends rien. C'est lui. C'est une parfaite simulation de lui, mais le fond est différent, il n'a pas l'air humain.
— De quoi tu parles ?
— De la solution. Elle n'a pas été entièrement absorbée par ton organisme. Je ne peux pas m'installer de manière durable.
— Quelle solution ?
— Celle que tu as ingérée pour déclencher BE – 10.
— Je n'ai rien ingéré du tout !
— Si je suis là, c'est que la solution a été absorbée. Les quantités sont trop faibles pour un emploi normal du programme. Il est recommandé d'ingérer BE – 10 par solution buvable pour garantir son succès.
— Je ne sais pas comment faire ça...
Détection d'un dysfonctionnement dans la phase 1 du protocole.
Données transmises à M.V.P
— Nous trouverons une solution.
— Qu'est-ce que tu es ?
— Je suis Ezéquiel.
— Arrête de dire ça !
Il y a eu un changement dans son regard. Un éclat de conscience au fond des deux abysses que forment ses pupilles, puis la vie s'insuffle en lui à toute allure. Je perçois son émotion comme une évidence. Il est outré.
— Pourquoi est-ce que tu me rejettes ? C'est toi qui me réclamais !
— Je ne te réclamais pas !
— Ne mens pas comme ça, Elisabeth ! Je sais ce que tu ressens.
— Parce que tu es « en moi », c'est ça ?
— Parce qu'il suffit d'avoir des yeux pour te lire.
Nous restons là, à nous jauger, le regard plein de feu et la bouche vide de mots. J'ai l'impression de sentir la colère et la peur en double, le sentiment brut et son écho. La respiration d'Ezéquiel ralentit. Je me détends avec lui sans pouvoir résister, absorbée par son calme, incapable de cultiver la révolte. Il glisse sa main dans ses cheveux, sourit, ajoute :
— Et en ce qui me concerne, je suis plutôt perspicace.
Et je le reconnais de nouveau, lui, éperdument lui. Je voudrais éclater. Un gémissement étouffé m'échappe, partagé entre le rire et le sanglot. Je ne l'ai pas senti approcher. Ses bras se serrent autour de moi. Le réconfort qu'ils m'apportent est irrésistible, sa tête s'appuie contre la mienne, et je fonds en larmes sur son épaule.
— Ne résiste pas, Elisabeth. Tu as le droit de m'accepter même si c'est nouveau ou perturbant pour toi. Je ne suis là que pour te guider. Je te promets que tout ira mieux très bientôt.
— Et si tu disparais à nouveau ?
— On a encore quelques heures devant nous avant que ça n'arrive. Ce ne sera pas suffisant pour démarrer l'exploration, et tu n'es pas en état, de toute façon.
— L'exploration de quoi ? Je ne me sens pas vraiment de sortir... Il fait nuit, je suis épuisée.
Il pouffe de rire.
— Je t'expliquerai plus tard.
— Où est Ethan ?
Je me détache. Les émotions qui l'animaient le quittent subitement. Son visage n'exprime plus aucune trace de colère ou d'amusement. Il reste mort un court instant, et je me sens mourir avec lui.
— Ce n'est pas Ethan que tu as appelé. Je ne sais pas où il est. Je suis désolée, Elisabeth.
— Tu me fais peur.
Mes mots semblent le peiner. Il cherche une issue, désespéré, me fixe, admet sa faiblesse.
— Ne dis pas ça...
— Ethan me manque.
— Il me manque aussi.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ?
— Je ne sais pas. Je me suis éveillé ici, avec toi.
J'aimerais encore lui demander ce qu'il est, ouvrir son crâne et lire les pensées glissées à l'intérieur. Il est hermétique, je ne le comprends pas, ça me rappelle Agnès. D'ailleurs, il faut absolument qu'elle le voit, comme ça, elle saura que je n'ai rien inventé !
— N'y pense même pas, dit-il d'un ton grinçant. Agnès ne pourra pas me voir.
— Comment tu sais que je pensais à ça ?
— Je le sais, c'est tout. N'essaye de me montrer à Agnès. Je dis ça pour toi. Tu vas passer pour une illuminée.
— Ça vaut quand même le coup d'essayer.
Il râle et me tend le poignet que je m'apprêtais à prendre, comme s'il avait pu prédire mes mouvements. J'hésite, étonnée, le saisit tout de même. Sa peau est chaude sous mes doigts. Ses pupilles me toisent d'une certitude lasse. Il n'a pas besoin de parler pour que j'entende ses reproches.
Je jaillis hors de la chambre, survoltée, trop pressée de prouver à Agnès que tout est réel, qu'Ezéquiel existe encore. Une fois devant la porte de sa chambre, pour ne pas lui arracher de cri de terreur, j'enfonce la poignée le plus lentement possible. Ezéquiel traverse la pièce à grands pas bruyants et se jette sur l'emplacement libre du lit.
— Quoi ? braille-t-il. Elle ne peut pas me percevoir de toute façon.
Je peste intérieurement, avance à pas de loup jusqu'à Agnès. Les cheveux emmêlés, l'oreiller sous le bras, elle sert la couverture entre ses jambes dénudées. Je la secoue du bout des doigts.
— Agnès, réveille-toi...
— Qu'est-ce qu'il y a ?!
Nous sursautons toutes les deux. Elle me fixe sans me voir, les yeux écarquillés comme un hibou, puis, quand elle a conclu qu'il n'y a pas d'urgence, elle se pelotonne dans sa couverture, ronchonne :
— Il est quelle heure ?
— Environ trois-heures-trente... J'ai quelqu'un à te présenter.
— Quoi ? Mais ça ne peut pas attendre demain ?
Rien qu'à l'intonation de sa voix, je devine qu'elle est à deux doigts de me jeter des objets. Si Ezéquiel a raison, et qu'elle ne peut pas le voir, je suis dans de beaux draps.
— Pas vraiment. Regarde à côté de toi.
Elle se retourne face au mur. Ezéquiel me contemple du haut de son orgueil, mollement accoudé à ses côtés. L'absence de réaction d'Agnès prouve une chose : il avait raison.
— Qu'est-ce que je suis censée voir ?
— Ezéquiel...
Je suis dépitée. Elle se redresse, me détaille désormais avec intérêt.
— Tu vois Ezéquiel, actuellement ?
— Je le vois, je l'entends, surtout. L'hallucination n'a pas épargné ses réflexions.
— Je t'en prie, Elisabeth, dit-il. Tu adores mes réflexions. Tu t'en inspires largement pour te donner de la substance.
— Je t'emmerde, Ezéquiel, j'avais de la répartie avant toi.
Agnès, béate, me fixe sans plus bouger. Elle réfléchit, élimine une à une ses théories pour ne garder que la plus probante, cherche dans mes yeux la question la plus pertinente à poser.
— Tu as fait un rêve ?
— Non, elle n'est pas encore prête pour ça, répond Ezéquiel à la jeune femme sans qu'elle ne l'entende. Surtout vu ce qui l'attend.
Pourquoi est-ce qu'il lui parle s'il n'y a que moi qui le perçois ? Je dis :
— Je n'ai pas fait de rêve. J'ai l'impression... On dirait que les rêves ont un rapport avec lui. Il m'a parlé d'une « exploration ». Peut-être que ce sont de ces rêves qu'il fait la mention.
J'ai dû choisir les bons mots, car son expression quasiment émerveillée me donne bon espoir de ne pas terminer en asile. Elle y croit, avec un œil scientifique, un besoin de rationalité et de logique, mais elle y croit.
— Il peut répondre aux questions ?
— Pas toutes, de ce que j'ai pu voir. On dirait qu'il ne sait pas ce qui leur est arrivé, à lui et Ethan... En fait, on dirait que ce n'est pas... C'est comme si ce n'était pas vraiment lui.
Je lui jette un coup d'œil inquiet, mais il nous observe sans réagir. Ezéquiel ne paraît pas très ému de la revoir, maintenant que j'y pense. Pas plus qu'il ne l'a été lorsqu'il m'a retrouvée, il y a quelques jours. Il me semble pourtant qu'après tout ce temps passé sans nous voir, après ces peurs et ces incertitudes, nous nous serions jetés dans les bras l'un de l'autre, nous aurions pleuré, il nous aurait raconté son enfer, témoigné son affection, mais il n'en est rien. C'est comme si Ezéquiel n'était jamais parti.
Quand je reporte mon attention sur Agnès, je constate que ses yeux sont brillants. Elle s'est recroquevillée au bout du lit, les bras croisés, la tête rentrée dans les épaules, effrayée par ce spectre de notre ami qu'elle ne peut pas contempler.
— Mes rêves me font découvrir des choses que je ne connaissais pas. Ils... Ce ne sont pas des songes normaux, j'en suis convaincue. C'est trop construit. Je suis incapable d'inventer tout ça, de fabriquer en dormant un monde aussi cohérent. Alors je me dis que peut-être qu'Ezéquiel peut nous aider. Est-ce que... Est-ce qu'il t'a expliqué d'autres choses ?
— Oui. Il m'a dit qu'il faut boire la solution... Mais je n'ai rien compris... Je crois qu'il parle du truc sur le tee-shirt.
— La boire ? Mais la boire quoi ? Comment ? Pourquoi ?
— Il n'a pas arrêté de me dire que le programme est mal installé, que ça risque de causer des problèmes.
Agnès réfléchit un moment, la main sur le front, avec l'air de quelqu'un qui tente de se diagnostiquer une fièvre.
— Il est au courant de la chose qui traîne dans la chambre, donc, pense-t-elle finalement à voix haute. Et selon lui, nous ne devons pas l'inhaler, mais la boire. Je ne sais même pas ce qu'est cette drogue, alors de là à changer son état... Il faudrait que je la voie.
Je n'ai rien compris. Les mots d'Agnès ne s'adressent pas au commun des mortels. Ezéquiel semble en revanche avoir très bien suivi son monologue. Il s'insurge :
— BE – 10 n'est pas une drogue, c'est un champignon !
Je m'empresse de répéter à Agnès des propos qui semblent faire sens pour elle. Elle repart de plus belle :
— Si c'est un champignon, il doit être manipulable... Pour l'instant, il est invisible à l'œil nu... Il faut que je trouve un moyen de le voir... Si je le vois, je pourrai l'étudier, et tenter quelque chose ! — Ses yeux brillent d'exaltation — Oui, je sais comment on va faire, et je vais avoir besoin de toi ! Elisabeth, finis ta nuit et repose-toi bien, car demain, nous partons à l'aventure !
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