Chapitre 3 : Et si c'était vrai ?

Inspire. Expire. Hurle. Inspire. Plus fort. Expire. Gémis. Inspire. Expire. Hurle du vide. Inspire. Ouvre les yeux. Expire. Ne vois rien. Inspire. Sens la mort envahir la chair. Expire. Disparais. Inspire. Implose dans la lumière. Expire. Hors du cercle. Echappe au cycle.

Inspire.

La voix est le premier souvenir qui s'efface, puis l'image suit. Peu à peu, le visage se ternit, les traits se décomposent. On garde l'essence d'un sourire, d'un geste, de tout ce qui a marqué, et plus on s'y accroche, et plus elle s'affadit, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'une poignée de séquences, puis un rien, puis un néant.

Je desserre les paupières, seule, glacée, nauséeuse, tremblante de la tête aux pieds. Ezéquiel s'est évaporé. Encore. L'empreinte de ses doigts subsiste sur ma peau, son timbre vibre dans mes oreilles, ses traits s'estompent sur ma rétine.

Je n'ai pas rêvé, je sais qu'il était là. Mon corps et mon esprit sont englués de lui. Est-ce à cela que la folie ressemble ? Des batailles font rage en moi, entre mes certitudes instinctives, les révélations des garçons, et la rationalité d'Agnès. Devrais-je conserver le secret de ce qui vient d'arriver ? Pourrais-je garder pour moi un événement d'une telle ampleur ? Non. Je veux vomir les mots jusqu'à m'en dessécher, même si c'est dangereux et qu'Agnès me traite de folle. Tant pis. Peut-être que je le suis, et peut-être que j'ai besoin de l'entendre.

J'enfile mes vêtements à la hâte et quitte la chambre comme si on m'en avait poussé. Agnès, je dois voir Agnès, encore Agnès, toujours Agnès. Agnès à chaque beau rêve, Agnès à chaque cauchemar, Agnès.

— Je l'ai vu !!

J'ai ouvert la porte de sa chambre en trombe, la voix tremblante d'une excitation soudaine. Maintenant qu'elle est là, ce n'est plus le danger, mais le mystère qui m'anime, et je me surprends à être, en sa présence, curieuse plutôt que terrifiée. Elle me fixe comme je fixais Ezéquiel il y a quelques secondes, avec l'air de voir une absurde apparition, toujours dans son lit, au cœur de son temps de lecture matinal, à dévorer son roman préféré : Le meilleur des mondes. La vie dans cet univers-là n'a pas l'air si mal, m'a-t-elle confié, un jour. Ses yeux sont lourds de fatigue, ses cheveux noirs cascadent sur l'oreiller.

— Tu as vu quoi ?

Je tente de réajuster ma tenue enfilée à la va vite, m'assois sur le lit sans plus oser la regarder. Elle se redresse, toujours sous sa couverture, et pose son livre sur le côté. Voyant qu'elle attend ma justification quant à mon intrusion dans sa chambre, je me sens de plus en plus stupide de ce que je m'apprête à lui raconter.

Mes yeux se perdent dans la contemplation des murs bleu azur. Quand elle s'est installée ici, Agnès a voulu refaçonner cette chambre à son image. Elle a remplacé les guirlandes de noël par des photomicrographies encadrées et des illustrations de forêts au zénith, au milieu desquelles trône une photo d'elle et Ethan.

Dans les plantes et les bactéries, elle voit le secret de la vie, et c'est une manière de penser qui n'a rien d'agréable, pour moi. Ça me ramène à une réalité de chair électrique, qui meurt avec son corps et se transforme en petits vers. Plus tard, elle souhaite se spécialiser en bactériologie. C'est loin d'être le sujet qui m'éclate le week-end, et pourtant, quand elle en parle, tout ce qu'elle en dit devient fascinant. Il fallait voir Ethan et elle élaborer des théories farfelues, le soir, et comme ils s'alimentaient l'un l'autre, se poussaient à fantasmer une vie qu'ils pourraient transformer en connaissant le code de l'existence sur le bout des doigts. L'ADN, les gênes, voilà les charmes de chez nous. Leur rêve d'un monde différent les liait, le désir enfantin de connaître sans cesse autre chose, un espace plein de magie venu de derrière l'horizon. Parfois, ils justifiaient leur chemin de réflexion par la Maison d'Harry Potter à laquelle ils auraient appartenu (Serdaigle pour Agnès et Gryffondor pour Ethan. Comment oublier ? Ils y revenaient si souvent.), puis ils pouffaient de rire tous seuls, parce qu'ils se trouvaient ridicules d'y croire quand même un peu.

Son récent emménagement dans la colocation est un point d'ancrage après la disparition des garçons. Elle et moi, on se serre les coudes autant qu'on peut, et d'habitude, sa présence est bienvenue, rassurante. Là, tout de suite, je ne peux pas en dire autant. Je devine à l'avance sa mine ulcérée, une fois que je lui aurai conté mon aventure. L'impossible, selon elle, est trop beau pour être vrai.

J'avoue faiblement, en me tripotant les mains :

— J'ai vu Ezéquiel.

La réponse ne vient pas. Je sens son regard peser sur moi, plein de jugements silencieux. Peut-être qu'elle me déteste. Peut-être qu'à sa place, je me détesterais aussi, d'ainsi jouer avec sa sensibilité pour lui prouver quoi ? Que j'avais raison depuis le début, et qu'on aurait dû mieux aider les garçons plutôt que de les laisser galérer seuls ? Le témoignage que je lui apporte amène avec lui un lot d'horreurs auquel je n'avais pas songé. Il appuie la théorie de leur décès et, en les grimant en fantômes grotesques, souillent, dans l'esprit d'Agnès, la mémoire de ce qu'ils ont été.

On n'a pas envie d'avoir peur de celui qu'on a perdu. On n'a pas envie de trembler, la nuit, parce qu'on sent une présence froide et désincarnée graviter autour de nous. On n'a pas envie de penser aux fantômes des films avec lesquels on s'effraie pour se distraire, de s'enfoncer dans les fantasmes de possession, parce qu'on sait que la mort, la vraie mort, ce n'est pas à ça qu'elle ressemble. Et pourtant, sur la disparition de l'autre, on ne peut pas s'empêcher de coller des images. La peur est bien moins angoissante que l'absence.

Les cris d'Agnès seraient plus tolérables que son silence. Elle ne dit rien, il me semble même qu'elle ne respire pas. Maintenant que je me suis livrée, j'invente tous les scénarios qui pourraient découler de mon aveu, le plus crédible étant qu'elle se fâche, et qu'elle ne veuille plus entendre parler de moi.

— Enfin... Pas vraiment Ezéquiel, je crois... Quelque chose.

Voilà. Je lis dans ses prunelles froides qu'elle m'a catégorisée. Elle se demande s'il y a de l'amiante dans les murs, si je fais une mauvaise blague, si je risque de l'attaquer quand elle contactera l'hôpital, et par-dessus tout, elle me déteste. J'ai sali leur mémoire.

— Tu as fait un cauchemar. Moi aussi, je rêve d'eux, de temps en temps.

Elle tente de masquer son ton glacial.

— Non ! Ce n'était pas comme ça. J'ai pu le toucher...

— Les rêves peuvent sembler très réalistes, surtout s'ils concernent un proche... Tu te rappelles celui que tu m'avais raconté sur Ezéquiel ?

— Ce n'était pas un rêve, Agnès ! J'étais réveillée. Je l'ai vu comme je te vois. J'étais même allée boire de l'eau avant. Demande à Charles !

Sa respiration accélère, elle baisse les yeux, cherche à cacher ses larmes, mais je les vois. Depuis des mois, je vois ses larmes qui coulent sous sa peau, et dans le fond, je suis sûre que c'est parce qu'elle sent, elle aussi, qu'ils ne font plus partie de notre dimension. Le temps ne guérit rien. Il recouvre les blessures, et les plaies en-dessous s'étirent et nécrosent.

— D'accord..., obtempère-t-elle à contre-cœur. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Je me suis réveillée, et il y a eu cette fille... Celle des carnets, avec les cheveux blancs et les yeux dorés. Elle m'a parlé d'un programme... Heu... Apparence. Je n'ai rien compris. Mais elle n'arrêtait pas de répéter BE – 10.

— Le code de l'ordinateur d'Ezéquiel.

— Voilà.

— Et ?

Les ongles plantés dans les genoux, elle donne tout ce qu'elle a pour garder son calme. Je la sens qui bouillonne, qui veut me chasser, me hurler dessus. C'est trop pour elle, tout ça. Je tire sur la corde. Elle aussi, elle veut sombrer, mais pas contre les fantômes, pas contre nos passés antérieurs. C'est après moi qu'elle en a.

— Et la fille s'est transformée en Ezéquiel.

— Ça ressemble beaucoup à un rêve, ça, Elisabeth !

— Je sais ! Il m'a dit que des ralentissements avaient retardé le chargement du programme BE-10.

Son silence répond pour elle une nouvelle fois. Elle fronce les sourcils. Merde. Qu'elle me prenne pour une folle s'il le faut, je ne peux plus m'arrêter.

— Et si c'était vrai ?

— Si quoi était vrai ?

— Ethan et Ezéquiel... La fille m'a dit que son programme devait rassurer les « sujets » pendant « l'exploration ». Et si... Et s'ils avaient été des « sujets » eux aussi ?

— Mais des sujets de quoi ? Enfin, Elisabeth ! Est-ce que tu t'entends ?

— Je sais que ça paraît fou, mais je me suis réveillée ce matin avec la meuf à poil des dessins d'Ezéquiel dans mon lit, qui, après s'être transformée en mon ami défunt, s'est évaporée comme elle était venue. Alors tu vois, j'envisage...

Ça y est. Je l'ai trop tirée, la corde. Et la cloche accrochée au bout s'est mise à sonner. Agnès se contracte, sur le point d'éclater. D'habitude, elle paraît être dans un état d'agacement perpétuel. Elle a l'air de vivre coincée dans l'inconfort, comme si elle s'évertuait à porter des chaussures trop petites. Là, elle en a marre. Agnès veut jeter ses pompes pour courir pieds nus, et quelque chose la retient, une sorte de décence, une volonté de bien faire, des bouts de ficelles qui retiennent la cloche.

— Tu veux savoir ce que j'envisage, moi ? Je pense que la visite de la chambre hier t'a un peu chamboulée, que ton cerveau a traité les informations qu'il a reçues, comme il le ferait pour n'importe quel rêve, et que tes émotions en vrac t'ont fait croire que c'était réel, mais ce sont des conneries.

— Tu n'en sais rien. Tu veux croire qu'ils sont devenus fous parce que c'est beaucoup plus simple à accepter.

Un point pour moi, elle me fixe avec des yeux ronds. Je ne sais pas si elle secouée par la vérité, ou si elle s'imagine m'emboutir dans un mur avec un semi-remorque.

— Mais enfin, Elisabeth, c'est...

— Incroyable ? Inacceptable ? Est-ce que je dois te rappeler qu'on a ri au nez du premier médecin ayant théorisé l'existence des microbes ?

— Ce n'est pas comparable...

— Bien sûr que c'est comparable ! On n'a jamais vérifié les dires d'Ethan et Ezéquiel, tant on était pressées de croire qu'ils étaient tarés.

Elle se pince l'arête du nez entre le pouce et l'index, soupire longuement. Il est mignon, son nez, tout à fait retroussé.

— Qu'est-ce que tu veux vérifier ?

— Les dates de naissance, de mort... Les noms... S'ils ont bien existé dans le passé, si les rêves qu'ils faisaient étaient de réelles traces de vies antérieures, alors ça doit bien être archivé quelque part sur Internet, je sais pas.

— Ça ne prouvera rien du tout !

— Eh bien tant pis. Cherchons quand même.

— Avec quoi ? Nous n'avons pas assez d'informations pour faire la moindre enquête.

— Peut-être qu'ils avaient consigné des données sur l'ordinateur d'Ezéquiel, dis-je, incertaine.

— Peut-être.

Je la regarde avec des yeux suppliants, demande du bout des lèvres :

— Tu veux bien aller le chercher, s'il te plaît ?

Je n'étais déjà pas rassurée d'aller dans cette chambre, mais après ce que j'ai vu, il n'y a aucun moyen que j'y remette les pieds. Agnès soupire. Un vague sourire se trace sur ses lèvres.

— T'es chiante, Elisabeth.

Elle revient une minute plus tard avec l'ordinateur, ne manque pas de me jeter un regard sentencieux en passant devant moi, et s'assoit à mes côtés, tandis que je me mets à fouiller les dossiers. Les compositions et cours de droit s'alignent aux côtés des divers dossiers administratifs. Aucun « Répertoire des vies antérieures » ne semble y être consigné.

— Tu sais, s'il a noté ces informations, il a sans doute fait en sorte que ce ne soit pas évident à trouver.

A force de recherches, nous dénichons une page, perdue au milieu d'une thèse, sur laquelle figure ce que nous recherchions, mais même là, il n'y a pas grand-chose. Aucune date précise, seulement des lieux et de vagues périodes qui s'affichent à côtés de noms un peu fantasques. C'est tout de même suffisant pour lancer une recherche, et la première se révèle fructueuse.

Je m'écrie, surexcitée :

— Regarde ça ! Etienne Hérecques d'Aquitaine et Guillaume de Saint-Hermine sont bien présents dans les archives de La Grande Ecurie de Versailles, et dans la même promotion.

Le visage d'Agnès n'exprime qu'humeur et cynisme blasé.

— Si nous avons pu trouver ces résultats, alors eux aussi. Ils auraient pu avoir découvert cette liste, et noter deux noms au hasard dans leur dossier.

— En partant de ce principe, toutes nos recherches sont inutiles...

— De fait, elles ne sont pas valables.

Résignée à l'idée de la convaincre, je m'intéresse pour moi-même aux autres noms, mais je ne trouve plus de résultats correspondants. Agnès éclate soudain :

— Je ne comprends pas que tu puisses te laisser avoir par des conneries pareilles ! Et eux non plus. Je n'arrive pas à croire qu'Ethan se soit laissé embarquer dans des délires aussi stupides. On a toujours aimé rêver, mais on savait que c'était pour rire !

Sa cuisse tressaille d'impatience, elle se mange les lèvres pour se retenir. Je voudrais qu'elle lâche la bride, pour une fois, qu'elle se laisser aller à la colère. En la voyant se restreindre autant, j'ai l'impression qu'elle se rend malade, alors je réplique :

— Je crois surtout que tu préfères penser qu'ils sont devenus fous parce que tu es incapable d'accepter leur décès. Après tout, si c'est vrai, alors ils ne sont pas en train de délirer dans une ruelle au fin fond du Mexique. Si c'est vrai, ils sont bel et bien morts.

Son visage me laisse penser que j'ai raison. Les traits verrouillés de colère, elle secoue vigoureusement la tête, enchaîne :

— Peu importe mes motivations à ne pas croire ces bêtises. Tu sais pertinemment que mes raisonnements ont bien plus de sens que les conneries qu'ils nous ont racontées.

— Je ne sais rien du tout. Tout ce que je vois, c'est que tu te braques.

Elle souffle :

— Bien. Admettons que tu aies raison alors. Une fille était là avec toi, ce matin, puis elle s'est transformée en Ezéquiel. Et les noms qu'ils ont écrits proviennent effectivement des vies antérieures qu'ils ont découvertes dans leur sommeil. Explique-moi. Comment toi, qui n'a jamais vécu ce genre d'expérience, en es-tu arrivée à la voir ce matin ?

— Je ne sais pas.

— Tu n'as rien fait de différent par rapport à d'habitude ?

Je repense à mon humiliante affaire de tee-shirt. Si. J'ai fait ce qui me démangeait depuis des mois. J'ai enfoncé mon nez jusqu'au fond de l'aisselle de ce vêtement pour capter son odeur, et j'aurais chopé n'importe quelle merde, pourvu qu'elle m'évoque un reste de lui. J'ouvre la bouche, la referme. Je tripote mes mains comme une enfant gênée, la tête dans les mains et les pieds rentrés. Je ne veux pas comprendre pourquoi j'avais besoin d'emporter un de ses vêtements. Ezéquiel m'est apparu entièrement déshabillé, et au-delà de la peur, le rouge me monte aux joues.

Je déglutis, me tourne vers Agnès.

Pense ce que tu penses, tu as sans doute raison.

— J'ai dormi avec le tee-shirt d'Ezéquiel.

Comment te regarder après ça, Agnès ? J'ai l'impression sourde de t'avoir trahie. Entre là et avant, je préférais le déni, quand Ethan me rappelait perpétuellement que je n'avais pas ma place avec lui. Une, deux, trois, j'ose affronter tes yeux. Il n'y a pas le mépris que j'y attendais, seulement de l'intérêt.

— Peut-être qu'il y avait un truc sur le tee-shirt que tu as avalé... Si tu as dormi avec le tissu près de ton nez par exemple, tu as pu respirer un reste de quelque chose... Une drogue qu'ils respiraient eux-aussi, et qui t'a donnée une hallucination du même type que les leurs.

— Mais si c'était une hallucination, pourquoi j'ai d'abord vu cette fille ? Pourquoi pas directement Ezéquiel ? Il a dit que la mémoire par défaut s'était lancée...

Elle me fixe sans me voir, puis lance, résolue :

— Bon ! Je vais dormir dans leur chambre ce soir.

— Hein ? Mais t'es malade ! Tu n'as pas peur ?

— Non. S'il y a bien un truc qui vous rend tous fous là-bas, il faut que je sache ce que c'est.

— Tu ne préfères pas appeler quelqu'un ?

— Qui ça ? La police ? Et tu veux qu'elle nous dise quoi ? De toute façon, je refuse toute présence dans cette chambre tant qu'elle ne sera pas vidée de leurs affaires. Tu dors avec moi ?

Je secoue vigoureusement la tête.

— Hors de question que je remette un pied dans cet endroit.

— Comme tu voudras.

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