Chapitre 12 : La force du destin

— Est-ce que c'est moi qui l'aie tuée ?

— Qui ça ?

— Tu sais, qui ça ! Francine ! Est-ce que c'est moi qui l'aie tuée ?

Ezéquiel me fixe, penaud, ahurissant par son silence. Je veux le tuer, lui et sa gueule sublime, aussi fraîche au réveil qu'à la tombée de la nuit. Ezéquiel a toujours eu cet air fatigué/désabusé qui le rend irrésistiblement inaccessible. Mal rasé, les cernes un peu creusées, l'ennui vague toujours marqué dans le visage, il savait comment donner l'ampleur de ses véritables sourires, comment poser quelques fois ses yeux pour de vrai sur les gens, sur moi, et nous donner l'impression qu'on l'avait rappelé à notre monde, qu'on avait su se rendre suffisamment intéressant pour lui arracher un rire, pour instaurer un lien qui traversait les nuages de pensées amassés derrière ses yeux, qu'on devinait tous et que personne ne pouvait voir. Je veux le tuer, lui et son orgueil, lui et la confiance qu'il exhale, lui et les cauchemars qu'il me force à voir, et les responsabilités insoutenables qu'il m'impose, et la responsabilité d'avoir rêvé, pire, d'avoir laissé Dilenba rêver, d'avoir cru un millième de secondes que le songe était réel, comme n'importe qui au réveil. Je veux le tuer comme Dilenba a tué Claude et Marguerite, en lui plantant un couteau dans la gorge, en jouissant de leur vie écoulée entre mes doigts, en jouissant jusqu'à rire, jusqu'à souffrir et pleurer.

— Francine se suicidait aussi la première fois.

Je voudrais qu'il me regarde avec indifférence pour lui hurler dessus, lui jeter des choses, des machins concrets qu'il prendrait en pleine poire. Je voudrais le frapper à l'arcade et regarder son sang en jaillir à grands traits. En fait, j'ai très envie de le voir saigner. Jusqu'à présent, je n'avais jamais considéré le sang comme un indicateur rassurant. Dans mon imaginaire, l'hémoglobine ruisselant d'un hématome purulant annonçait le danger, le handicap, l'hôpital. Je ne m'étais jamais dit, avant aujourd'hui, qu'il n'y a que les vivants qui saignent, que si Ezéquiel saigne, je pourrai peut-être me convaincre qu'il existe pour de vrai. Au lieu de saigner, il reste planté là, sans rien faire, me regarde avec la gravité anxieuse qu'on offre aux gens qui ont vécu un drame, et dont on ne saurait pas gérer la crise. Les gens qui vont bien ne s'ouvrent pas les veines pour prouver aux autres qu'ils sont vivants.

Je soupire, dévie mes yeux de lui pour me concentrer sur les volets clos, au travers desquels perce la lumière. C'était souvent à cette heure qu'Ethan et Ezéquiel gémissaient, riaient, gémissaient encore de l'autre côté du mur, certains d'être discrets. Quand je ne pouvais plus les ignorer, j'imaginais l'extase déformer leurs visages et j'étais subjuguée par la simplicité avec laquelle ils apparaissaient. Les fossettes d'Ethan, ses dents à peine écartées, son grain de beauté sur le front, la bosse sur son nez qui m'a toujours fait l'effet d'une caractéristique française. Pour moi, la France n'a pas d'autre caractéristique physique que les nez bossus. Les Français sans bosse pourraient venir de partout. Ezéquiel, il n'avait pas l'air français. Il avait l'air de sortir de nulle part, avec ses mèches blanches qui lui tombaient sur le front, ses taches de rousseur, sa peau rose.

Quand on perd quelqu'un, les souvenirs se diluent, et ce sont les images qui s'affadissent en premier. On ne croirait pas, comme ça, dans un monde où la vie est plus belle à l'écran, que les images pèsent si léger dans la mémoire. Il y a deux semaines, je ne connaissais plus leurs visages, je les avais perdus depuis longtemps, et j'étais contente que les photos n'aient pas la consistance que je cherchais, que le temps gomme les traits pour garder le fantasme de leur sourire, plutôt que leur vrai sourire. Je me disais que ça faisait partie du processus cruel et nécessaire du deuil, qu'on ne pardonnait rien, qu'on ne guérissait de rien, mais que les sentiments s'égaraient dans le temps, qu'on oubliait, en somme.

Pourtant, Ezéquiel est là, avec la consistance que je cherchais dans les photos et que je lui trouvais dans mes rêves, mes rêves normaux. On faisait l'amour à chaque fois. C'était l'épreuve de mes nuits : accepter son départ et mon amour pour lui. Je me demande ce matin si je ne regrette pas sa présence, si je ne regrette pas les éveils heureux, et la perte renouvelée quand je cherchais la raison des douleurs des veilles, le rappel glaçant de leur absence qui surgissait comme un vortex, un courant d'air en hiver, et les évanouissaient une nouvelle fois, jusqu'à ce que j'ancre dans ma conscience qu'ils ne reviendraient plus.

Le fond du problème, c'est que je trouve Ezéquiel absurde. Quelques semaines après leur disparition, quand il a fallu admettre que leur absence devenait inquiétante et qu'on nous avait annoncé que les chances de les retrouver étaient faibles, principalement parce que les hommes de vingt ans ne sont pas les gens qu'on cherche sérieusement, j'ai commencé à rêver. Le cerveau a une impressionnante habilité à créer des mécanismes de survie, des existences alternatives où ceux qu'on perd sont encore là, souriants ou pas, joyeux ou en larmes, mais présents. Presque toutes les nuits, je rêvais qu'Ezéquiel et moi couchions ensemble et qu'Ethan pleurait en nous voyant, je me réveillais le matin avec l'impression rassurante d'être celle qui assistait au drame de l'autre et qui ne saurait pas gérer sa crise, et puis le vortex me retournait l'estomac.

A ce moment-là, je me serais damnée pour un Ezéquiel palpable que j'aurais été la seule à voir, qui m'aurait embrassée dans le cou, et pourtant, je suis perdue. Si mes rêves sont la preuve de la vie après la vie, de la réincarnation et de la renaissance, je ne comprends pas ce qu'il fout là.

— Tu m'as dit qu'en tant que Lucide, ce que je croyais être réel pouvait devenir vrai dans mes rêves. Quand Dilenba a rêvé de Francine et Josquin, et qu'avec l'inquiétude d'Emma, elle a pensé que ce rêve était crédible, peut-être prémonitoire, est-ce que j'ai rendu son rêve réel ? Est-ce qu'il a violé Francine à cause de moi ?

Ezéquiel, désemparé, vient s'asseoir sur le lit, l'air de chercher ses mots. Il est agacé, impuissant. Je veux le tuer. Il ne sait pas ce qu'il va dire. Il me fait traverser un calvaire dont il n'a pas les réponses, à peine moins mystérieux pour lui que pour moi.

— Qu'est-ce que ça change ? Elle mourait de toute manière, peut-être violée, peut-être simplement éconduite... Ça n'a aucune importance, puisqu'elle ne souffre pas. Son existence est aussi virtuelle que ton rêve. Il n'y a que toi qui souffres quand tu t'obliges à penser à ces choses. Elles ne comptent qu'au moment où tu dors, et encore, pas beaucoup, pas tant que tu ne t'enfermes pas dans ton esprit et que tu les laisses te traverser pour la curiosité de ta connaissance, pour saisir les éléments qui t'ont menée à être celle que tu es aujourd'hui. Ces rêves n'ont pas d'autre vocation. Ils ne sont pas là pour que tu les sauves, ou que tu les améliores. Ce sont des témoignages, l'Histoire de nos âmes. Mais puisque tu veux absolument une réponse, je te dirai que je ne sais pas. Je ne sais pas pourquoi Francine se tuait, ni dans sa vie, ni dans ton rêve de celle-ci. Je ne vois que les souvenirs de Dilenba. Je suis là pour te guider, mais moi non plus, je n'ai pas toutes les réponses. Ce que je peux t'affirmer, c'est qu'un Lucide n'est pas omniscient. Il ne transforme que la réalité qu'il perçoit. Le plus probable, c'est qu'Emma ait dit que sa robe était déchirée parce que Dilenba l'a vue se faire déchirer dans son rêve. Ça ne donne pas plus de crédit au reste du songe.

Je hoche la tête, à moitié rassurée, soulagée que ces rêves aient ceci de commun avec ceux que j'ai connus toute ma vie qu'ils s'embrument et s'estompent, qu'ils éloignent l'innommable, l'impensable, laissent les traces et gomment leur portée.

— C'est vraiment de Francine que tu veux parler ? me demande Ezéquiel.

Il est assis en tailleur sur la couverture, caresse l'intérieur de mon bras du bout des doigts, ma main déposée entre ses jambes. Je ferme les yeux pour accueillir l'apaisement, les lents battements de mes paupières, grisée, joyeusement ensommeillée. Je me glisse en entier sous la couverture quand mes épaules s'affaissent de trop. Ezéquiel me rejoint, continue ses gestes, accoudé, concentré. Ses pieds glacés effleurent mes jambes.

— J'ai tué des gens.

— Dilenba a tué des gens, corrige-t-il comme si ça changeait quelque chose.

— Dilenba a tué des gens, et c'est comme si je les avais égorgés moi-même. Je peux sentir leur sang couler sur mes mains quand je ferme les yeux, sa folie meurtrière, sa transe qui libérait une soif de vengeance terrifiante. Je peux voir leurs regards s'éteindre.

— C'est plus simple de s'énerver pour Francine.

— Clairement... Francine, c'est affreux, mais je l'appréhende, tu vois. Le meurtre, c'est... J'ai l'impression que ce sont mes mains, tu comprends ?

Il caresse ma joue, provoque sur mon visage une succession de frissons, ferme mes yeux pour m'assoupir à peine. Nous sommes dimanche, et pour une fois, nous n'avons aucune leçon dispensée. Les oiseaux chantent, l'air de l'extérieur sent le crottin de cheval et la fraîcheur de l'automne. Le maître d'armes est tombé malade, hier, et comme Guillaume s'ennuie, et qu'il ne sait pas tenir en place, il juge bon de lire l'avenir sur les lignes de ma main.

— Ici, je vois que tu seras célèbre, et là, que tu périras dans des souffrances abominables...

— Ah ?

Il s'agite autour de ma main comme une voyante sur une tasse à café, les cheveux détachés, la chemise de nuit à demi-déboutonnée. Ma paresse l'agace. Il est onze heures passées, et je traîne encore au lit, délicieusement las. Ces draps gagnent en confort chaque fois que je songe à les quitter.

Le doigt de Guillaume s'écoule sur ma paume, doux, sucré. Son amour pour les confiseries nous passe par les pores. Je le devine quand il me touche. Je devine tout quand il me touche. J'ai l'impression de voir à l'intérieur de lui, vibrer de ses sensations, le goûter du dedans. La première fois, l'événement m'a bouleversé. Il me bouleverse encore, mais je tente de me convaincre que je me suis fait une raison. Je ne sais pas si nos contacts relèvent pour nous deux de la même intensité. A voir comme il m'effleure souvent, pour rien, sans prétexte convaincant, j'imagine qu'il ressent bien quelque chose. Je n'ose pas lui en parler. Je n'ai aucune idée des bons mots à employer quand il faut expliquer à quelqu'un qu'on le perçoit comme soi-même. Le souvenir de sa pulpe survit sur ma peau quand il s'en détache. J'ai honte.

— Et pas plus tard que mercredi prochain, quand je t'aurai botté les fesses au combat !

Guillaume se renverse sur sa chaise, secoué d'un rire éclatant, dévoile sa pomme d'Adam qui glisse le long de sa gorge, ses dents blanches, la naissance de ses gencives roses. Ses lèvres douces à la vue démangent, provoquent des émois déments. J'adore regarder sa bouche. Je me demande si les autres ressentent ce que je ressens quand ils la voient.

— Si tu ne réagis pas, c'est moins drôle, râle-t-il.

— Les actions valent mieux que les mots. Quand tu te trouveras tout crotté et rouge d'humiliation à force d'être tombé, ce sera moi qui rirai.

— Ce n'est pas en restant couché de la sorte que tu gagneras quoique ce soit.

A travers la couverture, Guillaume me donne de petits coups du bout de ses orteils nus. Il cherche à m'embêter, mais ça ne m'ennuie pas, j'aime le sentir contre moi. Pour la forme, je grogne ce qu'il faut, me retourne vers le mur, remonte les draps jusqu'à mon front. J'aime le voir se démener pour parvenir à ses fins. A ses côtés, je me découvre un brin taquin, farceur, désireux de rire tout le temps, de lui, de moi, des autres. Tout est bon à prendre, tant que son regard s'éclaire. Il ne sait plus quoi faire pour m'éveiller. Les rideaux sont tirés, la fenêtre, grande ouverte sur la cour de l'Ecurie.

— Tu devrais lire un livre, Guillaume. Ça t'occuperait.

— Mais j'ai déjà tout lu !

— Tout ?

— Tout ! Je connaîtrai bientôt Platon par cœur.

— Ecris, alors.

— Ecrire quoi ?

— A quel point tu adores me laisser dormir.

Je l'entends pester et remuer dans mon dos, soulever mes draps, inviter la fraîcheur du matin à m'étreindre. D'abord, j'imagine qu'il va m'arracher la couverture, peut-être m'arroser comme il l'a fait plusieurs fois, et je me recroqueville pour anticiper la morsure du froid, les pieds serrés, les mains entre les cuisses.

Ce qui se produit ne ressemble en rien à ce que j'imaginais. Raideur inattendue, fruit de la surprise et de l'inconvenance de nos actes, frisson pernicieux qui parcourt mes vertèbres : Guillaume s'est allongé dans mon lit. Je ne respire plus, par choc, par crainte de le faire fuir s'il s'est retrouvé jeté entre mes draps par un hasard houleux.

— Je voudrais aller faire une balade aujourd'hui, souffle-t-il dans mes cheveux.

Je déglutis, retiens un cri quand sa main s'échoue sur mon flanc et qu'il s'approche, franchit les centimètres qui séparent nos deux peaux. Au bout d'un temps qui me semble infiniment long, il se colle contre moi, ses doigts sur mon ventre. Je bouillonne, j'hésite à le chasser. Notre posture confine à l'indécence, et il me touche à même la peau. Ses expirations s'allongent sur ma nuque, et le sentant s'étaler dans mon dos, je devine que nous étions aussi raides l'un que l'autre.

Alors que je m'apprête à feindre l'outrage et lui demander de quitter ma couche, mes lèvres s'emballent et formulent tout autre chose :

— Est-ce que tu sens, toi aussi, comme tout se décuple quand on se touche ?

Hésitation. Sa respiration se suspend.

— Oui.

Son aveu provoque en moi l'effet d'une digue abattue. Je ne suis pas le seul à percevoir le lien qui nous unit. Je ne suis pas fou, ou alors nous sommes fous tous les deux, et ce serait moins grave, bien moins grave, ce serait une nouvelle source de joie. J'enlace sa main sur mon ventre, je ne peux plus m'arrêter de parler.

— Tu es contre moi, et j'ai l'impression que nos deux perceptions se combinent. Et même quand on ne se touche pas, il me semble que je sens ce que tu sens, que je peux presque deviner ce que tu vas dire, quand tu vas rire... Hier soir, tu me parlais, et je me suis mis à croire que je savais déjà tout, que je te savais, et que j'avais attendu de te rencontrer. J'ai l'impression d'entrevoir la vérité à travers tes mots. J'ai l'impression que nous routes se sont croisées par la force du destin.

Il sourit, colle son front dans mon cou, murmure :

— Je suis soulagé de ne pas être seul.

La voix d'Agnès me ramène à moi.

— Elisabeth, tu dors encore ?

Elle ouvre la porte avant que j'aie eu le temps de quitter entièrement le souvenir. Je vois la chambre versaillaise en battant des cils, les tentures bleues du mur, les moulures au plafond, et les yeux d'Agnès entre les deux perceptions. Elle me semble plus précieuse là, au réveil, les yeux gonflés et les cheveux électriques, des miettes de pain au coin des lèvres, que dans toutes les robes de soirée qu'elle pourrait arborer. Elle se montre à moi dans sa plus franche intimité, et je lis dans ses paupières bouffies l'habitude qu'elle prend de vivre avec moi.

— Je t'ai fait un café, dit-elle.

Un café et deux tartines déjà beurrées, joliment disposés sur un petit plateau. Je tente de me remémorer la dernière fois qu'elle s'est montrée si aimable. Rien ne me vient.

— Merci, finis-je par dire, circonspecte.

Elle se laisse tomber à mes côtés sur le matelas, souriante, timide, à demi voûtée, comme pour se rétrécir. Elle sent bon le parfum du matin, celui qui mélange le petit déjeuner à la fin de la nuit. Ezéquiel me lance un regard interrogateur par-dessus son épaule.

— Bien dormi ? demande-t-elle.

— Ça va.

Je bois une gorgée de café, croque dans ma tartine, attends patiemment qu'elle demande ce qu'elle a à me demander. Elle s'agite, l'air frustrée, hésite, rive soudain ses yeux dans ceux d'Ezéquiel, décale son bras quand il tente de la toucher, puis se tourne vers moi, l'air de rien.

— Tu sens une différence ?

Ezéquiel et moi échangeons un dialogue muet et confus, constitué d'hochements de tête et d'yeux écarquillés, sans mieux saisir ce qui pousse Agnès à agir de la sorte. Comme je ne lui réponds pas, elle poursuit :

— Pour moi, c'est très différent... Mes rêves sont plus clairs. Lusen, je pourrais le dessiner. Je le vois en rêve comme je te vois, toi. Sauf que je ne peux pas communiquer avec. Je ne peux rien faire.

Son regard se perd dans le vide. Le cauchemar de mon implication dans la vie de Dilenba caresse ses aspirations à exister en Urbelis. Elle bondit soudain du lit, pousse un cri étranglé, regarde une nouvelle fois dans la direction d'Ezéquiel. La main levée vers elle, suspendue dans le vide, il semble être finalement parvenu à la toucher. Je m'écris :

— Tu l'as senti ?

— C'était quoi ? glapit-elle. Il y a un truc qui vient de frôler mon oreille !

Les yeux jetés partout dans la chambre, elle se frotte nerveusement le bras, recule, se colle contre la porte, alerte, le corps entier soulevé par sa respiration. Je dépose mon plateau sur les draps, la lenteur calculée au bout des membres, sors une première jambe du lit, puis une deuxième, me lève doucement. Agnès jette sur moi l'expression de son angoisse.

— Tout va bien. Ezéquiel t'a touchée, et je ne sais pas pourquoi tu l'as senti, mais là, comme ça, je dirais que ça a un rapport avec notre essai d'hier.

Elle s'est recroquevillée sur le sol, les deux mains écrasées, crispées sur sa bouche, ses yeux remplis de larmes plantés dans ceux d'Ezéquiel qui la regarde en retour, debout, gigantesque dans la pénombre de la chambre. Elle pousse un hurlement qui me déchire en deux quand je la prends dans mes bras.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Maintenant, tu me vois mieux, n'est-ce pas ? lui répond-t-il.

Je le sens qui s'approche, apaisant, troublé. Moi, je reste collée contre Agnès, certaine d'absorber toute sa peur au fond de moi. Je voudrais lui donner ma douceur, toute la tendresse que je possède, couvrir ce qui l'effraie d'un voile d'amour et de confiance. Elle hoche furieusement la tête. Ses larmes s'écoulent sur ma peau.

Ezéquiel sourit.

— Je suis tellement content de te revoir.

Elle bat des paupières quand il passe la main sur ses cheveux, s'affaisse d'abord, puis se jette dans ses bras.

— Ezéquiel, sanglote-t-elle. Où est-ce que tu étais ? Où est Ethan ?

Elle s'emballe, l'espoir au cœur plus vif que la logique, soudain certaine de retrouver Ethan caché lui aussi quelque part, puis elle recommence à pleurer.

— T'es pas un fantôme, hein ?

Il continue de caresser ses cheveux.

— Non. Mais je ne suis pas aussi concret que tu le souhaiterais. Je suis là pour Elisabeth, et elle peut me parler, me voir, me sentir. Pour elle, je suis aussi réel que toi, peut-être même plus, parce qu'elle sent en permanence mon intériorité.

Le regard d'Agnès se fige, et je suis convaincue de sentir sa concentration m'envahir, les coups de son cœur qui s'affole et qu'elle tente de retenir, son cerveau qui vibre. Elle jette sa conclusion comme une bouteille à la mer :

— Tu viens d'Urbelis ?

— Oui.

J'attends l'explication d'une chose qu'Agnès et Ezéquiel ont tous deux compris. J'ai leurs émotions qui me brûlent au bout des doigts, dévastatrices, incompréhensibles. Prise de malaise, je me détache d'Agnès, mais elle saisit d'autorité mon poignet, cramponnée à ma peau sans me voir.

— Emmène-moi là-bas, ordonne-t-elle.

— Je ne peux pas, répond Ezéquiel.

Lui ne regarde que moi, étincelle et rayonne, la bouche à demi-close, beau comme l'Ezéquiel qui danse avec Ethan derrière mes yeux. Il observe les ongles d'Agnès plantés dans mon bras, puis Agnès elle-même :

— Lâche-là, tu lui fais mal.

— Non !

Elle raffermit sa prise sur mon bras, m'arrache un glapissement.

— Tu continueras de me voir, dit-il.

— Pas si tu es dans sa tête.

Il souffle.

— Lâche-là, et si tu me vois encore, je t'expliquerai pourquoi.

Mon cœur accélère, ou peut-être est-ce le sien, ou celui d'Ezéquiel. Je ne sais plus ce que je capte, je suis perdue. J'ai l'impression de sentir Agnès du dedans, de la même manière qu'Etienne sentait battre le sang de Guillaume, et naître ses pensées et ses élans de vie.

Les ongles d'Agnès, détachés de ma peau, m'étourdissent de solitude. Il me semble qu'elle bafouille « désolée » à mon égard, et reste fixée sur Ezéquiel, qu'elle continue de voir.

— Tu fais partie du groupe des Clairvoyants, ceux qui voient les passés des autres au lieu des leurs, et dont on dit qu'ils font des rêves prémonitoires, explique-t-il. Les Clairvoyants sont ceux qui voient ce qu'ils ne sont pas censés voir. En l'occurrence, il te suffit d'être proche d'Elisabeth pour capter ses sensations. C'est pour ça que tu peux me percevoir sans avoir à la toucher. En fonction du genre de Clairvoyante que tu es, tu peux jouer avec la perception des autres, inventer de nouveaux éléments, déployer des émotions sur des groupes entiers, les faire se sentir les uns les autres sans qu'ils se contactent... Tes possibilités sont bornées aux limites de ton imagination. Les Clairvoyants ont un ascendant sur les autres qui peut s'avérer dangereux, pas seulement à cause de mauvaises intentions qu'ils pourraient avoir, mais parce que leurs propres capacités ont tendance à leur échapper. En Urbelis, les gens comme toi sont formés dans les temples pour devenir des pythies.

Le regard d'Agnès s'illumine de joie, plongé dans Ezéquiel pour voir au-delà de lui, là où il n'y a plus ses yeux, mais Urbelis tout entier.

— Comment... ? demande-t-elle. Pourquoi est-ce que je suis comme ça ?

— Pourquoi, je ne sais pas. Personne ne sait. Certains ont des capacités en plus des autres, c'est comme ça. Il faut apprendre à les maîtriser.

— Comment je fais, Ezéquiel ? Il faut que tu m'y emmènes pour que je puisse apprendre !

Cette fois, c'est à lui qu'elle s'accroche, emballée, folle de joie et de frustration. Je sens des bribes d'elle à travers lui, comme si elle pouvait m'atteindre par sa peau. Je n'avais pas encore réalisé, jusque-là, à quel point Urbelis l'obsédait, ni comment la vie d'ici perdait ses couleurs au fur et à mesure que le rêve en gagnait. Là, je vois tout. Je vois comme elle précipite son sommeil quand je retarde le mien. Je sens comme elle aime cette vie, comme elle aime Lusen, je vois des morceaux du monde qui foisonne en elle.

— Je ne peux pas t'y emmener. Je suis désolé.

— Pourquoi ? s'écrie-t-elle.

— C'est dans tes rêves qu'Urbelis existe.

Enflammée, elle clôt les paupières, imbibe la pièce de sa fureur. Ezéquiel la contemple, émerveillé de ses dons, des murs qui coulent, fondent, de la chaleur irrespirable aux arrière-goûts métalliques des fins de monde qu'elle insuffle. Elle rouvre les yeux.

— Si je ne peux pas aller en Urbelis, je l'amènerai ici.

Et comme je ne comprends rien, et que j'ai peur soudain, de lui et d'elle, de cette cité qu'ils contemplent tous les deux et dont les portes me sont fermées, de ces émotions folles à donner des hallucinations, de ce lien privilégié qui ne découle pas seulement d'Ezéquiel et moi, mais de tous les êtres envahis par le champignon qui voudraient bien se toucher, Agnès se tourne vers moi et s'approche, les bras tendus dans ma direction.

— Donne-moi ta main, Elisabeth.

Tout s'éclaire quand nos paumes se rencontrent. Aux murs de lave succèdent les faubourgs d'une cité sans fin, mangée par la verdure, enclavée au cœur d'une mer érodant les montagnes et que le vent déchaîne. Je vois les silhouettes des oiseaux géants, accrochés aux branches et aux rebords des balcons sans fenêtres, déployer leurs ailes et tourner dans le ciel. Je vois le peuple doré qui marche sur la terre, les mains tendues, enlacées les unes aux autres, les plages noyées dans l'horizon qui respire le soleil. J'entends les mélodies des danses effrénées, la couleur des baisers en deuil, je brûle de la fougue et de la fumée, du cœur battant pour les regards d'émeraude jetés vers le ciel, vers les corps qui parlent, vers Velares et Fedicaï.

J'entends Lusen.



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2020 : Salut la team ! C'est bientôt la fin des vacances, et je n'ai pas du tout avancé autant que je le voulais dans... à peu près tout ce que j'avais à faire :D J'ai quand même pu avancer sur la correction d'Egrégore, et c'est déjà ça de pris ! Sinon, hier, j'ai commencé à republier Il était né libre sur Wattpad. N'hésitez pas à y faire un tour si l'histoire vous intéresse :) 

Bisous !

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