BE-I : La passion qui tue


Fedicaï constate que Velares est le premier à lui donner l'amour en mots, entend sa confiance au travers des confidences, et le pardon qu'il lui offre déjà. Elle lève les yeux sur Lusen, qui contemple le docteur comme s'il trouvait la lumière en lui, et annonce :

— Je suis prête. Tu peux lui injecter le Blotus. Velares, quand je te le demanderai, j'aimerais que tu évoques un souvenir qui remonte à ton enfance.

Il hoche la tête, brûle de lui poser quantité de questions, se retient, inquiet de la déconcentrer, de faire passer sa sincère curiosité pour des accès de frayeur. Il songe aux mille façons d'éprouver le feu qui le ronge, se soucie soudain de donner, par un trop grand émoi, l'impression inverse de celle qu'il veut leur laisser, et pour s'assurer de son effet, il bombe le torse, inspire à grands bruits le silence effroyable.

Au creux de son coude, Lusen répète les gestes appliqués qu'il a effectués sur les cadavres, caresse gentiment sa peau pour trouver la veine, puis la désinfecte si bien que Velares se sent à demi-mort, dans la situation de ceux que l'on ne cherche plus à sauver, mais à maintenir en vie le temps de l'expérience, un œil sur la découverte, l'autre sur l'état du cœur. Velares se surprend alors à chercher son propre pouls et le trouver trop faible, et persuadé de s'être toujours senti battre la vie à tout rompre, il choisit pour preuve à l'appui la fois où il a dû courir, la semaine passée, et où l'organe le harcelait jusqu'au bout des tempes. Pris d'un sursaut d'angoisse, il manque d'arracher son bras au danger, rencontre les yeux interrogateurs de Lusen, qui garde la seringue levée.

— Tu peux encore changer d'avis, dit-il.

— Non, répond le docteur, les lèvres pincées, la vaillance retrouvée, puisée dans les réticences de l'autre.

Lusen soupire, cherche du regard le soutien de Fedicaï, la trouve hermétique à l'extérieur, repliée sur elle-même comme un petit bourgeon à l'aube du printemps. Il ne l'a pas vue souvent rejeter ses yeux sombres sur le sol et dévoiler le visage glacial de sa concentration. Elle lui dit :

— Fais-le, ça va aller.

— Ça va aller, répète Velares, résolu à tourner le dos à la terreur.

Lusen acquiesce, lui plante l'aiguille dans le bras. Le docteur observe ses veines, brièvement illuminées par le champignon entré en contact avec le sang, reste muet, conscient de ne plus pouvoir revenir en arrière. A sa droite, Lusen, livide, maintient la compresse contre la plaie, fixe sa peau, moins par fascination que par refus obstiné de croiser ses yeux. De l'autre côté, Fedicaï, accrochée à son bras, semble avoir repris une contenance.

— Ça prendra combien de temps ? demande Velares.

— Nous sommes parvenus à réduire le temps de mise en place à cinq minutes. Au départ, le processus durait plus de six heures, ce qui était, pour une propagation naturelle, une durée déjà remarquable. Le Blotus est une espèce hors du commun. Sa capacité d'adaptation dans la nature est telle qu'il est quasiment impossible à débusquer à l'état sauvage. Il peut se fondre dans n'importe quel décor, jusqu'à devenir parfaitement indétectable. On le voit un bref instant quand il change de milieu, mais vous avez vous-même constaté à quelle vitesse il s'est intégré dans votre sang.

Velares contemple son bras, émerveillé de ce qui s'y balade, de cet autre être intelligent qui a fusionné avec lui et l'investit tout entier. Il se tourne vers Lusen :

— Comment as-tu réussi à le découvrir ? C'est invraisemblable d'avoir accompli une chose pareille. Moi-même, je parcours Urbelis depuis toujours, et je n'ai jamais soupçonné l'existence de ce champignon !

Il attrape le bras du botaniste qui, saisit par son admiration, s'empourpre violemment, troublé d'être reconnu pour ses efforts par quelqu'un d'autre que Fedicaï. Il bafouille :

— Le Blotus apparaît sous certains stimuli lumineux, mais pour être franc, ce n'est pas ce que je cherchais quand je l'ai découvert. Je pourchassais un petit rongeur, et j'espérais qu'avec un éclairage invisible, il ne puisse pas me détecter.

Il évoque la grotte obscure, soudain illuminée par des milliers d'étoiles d'or, et lui, subjugué en dessous, un cristal de lumière noire entre les mains. Il voit la masse se détacher du plafond, s'imagine un instant confronté à une nuée de lucioles qui s'apprête à l'ensevelir, sans qu'il ne sente rien d'autre que l'humidité froide de l'air lui redresser les poils.

— Le Blotus est l'être le plus invraisemblable que j'ai pu rencontrer, poursuit Lusen. Je l'appelle champignon par abus de langage, car il pousse d'abord dans une fleur, comme une sorte de pistil, puis s'en détache, une fois mûr, trouve une zone suffisamment humide et sombre pour s'y reproduire, et à force de se balader, regagne la terre, forme de nouvelles fleurs, et poursuit ainsi son cycle. Dans les conditions idéales, il prolifère à l'infini, mais un seul paramètre manquant suffit pour qu'il entre dans un état de stase, et alors il ne bouge plus, continue de vivre en sommeil éternellement. Ce qui a été difficile, dans la création du Neobrum, ça a été de gérer l'état de prolifération, puis de stase, dans un organisme humain... Heureusement, avec Fedicaï, nous avons maîtrisé les effets du champignon grâce à une stase de synthèse. Le programme fait croire au Blotus que les conditions de sa prolifération sont hostiles, une fois qu'il est en place.

Velares regarde toujours la grotte par les yeux de Lusen, contemple le Blotus sauvage qui tournoie dans le vide, emporté mille fois par les courants impalpables, retrouver, une fois libre, son lent chemin vers lui, attiré par ce qu'il émane, par sa chaleur, ses poils et sa sueur salée. L'herbe humide lui chatouille les mollets, le guide vers le ruisseau sous-terrain qui coupe la grotte en deux, et lui fait voir les grains de soleils mouillés monter vers le ciel.

— Que se passerait-il si le champignon n'entrait pas en stase ?

— Il finit fatalement en état de stase, dès lors que son environnement n'est plus capable de subvenir à ses besoins. J'imagine que dans le corps d'un homme, sous sa forme brute, il pourrait finir par prendre son contrôle pour chercher un lieu favorable à sa prolifération — ce sont des phénomènes que j'ai déjà observés avec des espèces voisines, principalement chez des insectes que je retrouvais paralysés, infestés jusqu'au cerveau par le parasite — et il pourrait continuer de prospérer sans fin. Je ne sais même pas si le corps finirait par mourir, ou si le Blotus le maintiendrait en vie, conscient, mais emprisonné dans sa chair, incapable de bouger, d'appeler à l'aide... Peut-être même qu'il ne respirerait plus, que ses cellules seraient directement nourries par le Blotus. Je n'ose pas imaginer l'horrible angoisse...

Velares est suspendu aux lèvres de Lusen qui, emporté par ses propres théories, ne remarque plus son regard peser sur lui, et fait de grands gestes pour illustrer les propos que sa réflexion distance. Il s'énerve, parle de plus en plus vite, trouve sa bouche trop lente, leur langue trop pauvre, s'apprête à prendre la main du docteur quand celui-ci l'interrompt.

— Croyez-vous que le Blotus puisse faire de telles choses au corps humain ?

— Je ne sais pas, répond Lusen, accrochant ses mains dans son dos, immobile, suspendu entre deux gestes, à demi lancé vers Velares. Le corps ne pourrait pas chercher à s'en débarrasser, et il n'enverrait sans doute aucun signal de douleur non plus, car le Blotus s'acclimate si bien à l'environnement que l'organisme ne le perçoit pas comme un corps étranger. Dans tous les cas, il faudrait d'abord que le Blotus puisse entrer et fusionner avec le corps, ce qui est impossible, dans son état sauvage.

Le poignet superposé à celui de Velares, Fedicaï observe le Blotus qui colonise ses extrémités, à peine détectable, visible quelques fois lorsqu'il s'illumine sous la peau. Elle le sent ralentir quand il gagne le cerveau, freiné dans sa course folle par le milieu qu'il ne reconnait pas. Les yeux de Velares se teintent d'or, la prunelle, couverte d'astres qui meurent et renaissent, se lavent, éclatent, puis se fixent à jamais, en petits points noyés dans l'océan de jade.

— J'aimerais que tu partages ton souvenir à partir de maintenant, annonce Fedicaï, la voix grave, les paupières closes.

Elle ne regarde pas la main que Velares tend à Lusen, ni l'hésitation de ce dernier, effrayé de sentir le docteur mourir entre ses doigts. Elle a glissé dans le Blotus, au cœur des neurones frémissants que le champignon enveloppe de lumière. Elle s'est égarée dans les courants de Velares, et prédit désormais ses gestes organiques, ses sourires, la manière qu'ont ses yeux de s'éclairer, le soulagement joyeux de leurs esprits qui s'embrassent. Et alors, elle comprend le rythme effréné du Neobrum, le découpe, l'analyse, le suit, puis le devance enfin. Elle capte les séquences, trouve la régularité systématique cachée derrière l'instinct de propagation, se rassérène, saisit le point d'arrivée, et ouvre finalement un œil sur le souvenir que le docteur évoque.

C'est l'une de ces journées où le soleil couvre la terre entière. La lumière éclate sur les hauts murs de l'arène, forme les rectangles blancs des clartés concentrées, engouffrées par les meurtrières creusées dans les ouvertures de la tour. Il fait sombre dans les gradins, et la fraîcheur circule entre les peaux moites, tannées, comme tous les ans, pendant le mois du Lion.

Liés par les poignets les uns aux autres, les yeux levés vers les statues sculptées dans la structure des piliers, les spectateurs attendent, s'apprêtent à voir, à chaque seconde, la pythie, qui surplombe toute l'arène dans sa petite nacelle dorée, se lever sous l'éclat du rayon. L'arène est entourée d'un arbre gigantesque, comme emprisonnée dans l'étreinte d'un serpent de bois. Ses feuilles s'engouffrent sous les arcades, s'écoulent entre les bancs, se répandent sur le terrain en rivières de verdure, et terminent leur course dans le contact des deux statues du Printemps, au milieu de leurs doigts en fleurs. De longues branches descendent du puits de lumière, qui perce le sommet de la tour, encadrent un miroir rond, maintenu entre les cornes d'un taureau immense et fier, la patte levée, lourde, éternellement prête à fendre la terre et se lancer au galop vers la Nuit qu'il toise. La Nuit est noire, méfiante, sculptée dans la pierre de son temple, sa queue de scorpion dressée en croissant de lune, munie d'un dard réfléchissant. Sous les yeux du jeune Velares, les divinités s'alignent, se caressent du regard, s'apprêtent à livrer des combats effarants, encadrées par le public surélevé, amassé sur les barques suspendues pour assister à l'événement rarissime, pour dire plus tard : « J'étais là. », même en croulant sous la chaleur étouffante des nacelles, même sans avoir rien vu.

Les deux crabes qui s'ébrouent dans la statue de l'eau observent la chèvre en face, enfoncée dans la terre. La fleur neuve de l'Eté, menacée d'être cueillie par la femme à tête de lion, qui se penche vers elle, ouvre ses pétales vers les poissons de givre, figés dans l'Hiver qu'ils fuyaient en paradant, pour se protéger du froid, et bientôt réchauffés par les sabots enflammés du bélier. Le centaure surgit des feuilles de l'Automne et pointe sa flèche sur l'Esprit, incarné en un garçon de dos qui contemple le ciel par la tour ouverte, renverse sa cruche pleine d'une eau qui le noie. Mais la statue qui impressionne le mieux Velares, lui fait presque oublier le combat à mort que son père s'apprête à livrer, c'est le buste de pythie, dont les bras ouverts et les doigts tendus, pointés vers le bas, signent l'Amniotrum. Les yeux de Velares contemplent le ventre, les seins lourds, le bout des doigts de la pythie de pierre, et découvre sur la première nacelle, qui lui frôle les mains, deux enfants chahutant, venus voir le duel comme n'importe quel spectacle déjà oublié, égaré dans les règles d'un jeu secret qui provoque leurs éclats de rire. Velares les regarde se taper sur les doigts et s'assaillir de chatouilles, songe qu'il voudrait les rejoindre, se rappelle son père et baisse les yeux sur ses petites mains.

On ne répond qu'au corps-à-corps à une provocation en duel, paré des atours de ses plus proches parents, ceux auxquels on est liés par la puce ou le sang. Des temps révolus, on ne garde que les armures, que les costumes de métal, que les casques d'or coiffés de plumes et de cornes, les becs et les gueules, les dards, les ailes géantes et les sabots de feu.

Velares évoque l'imposante armure de son père qui, quelques jours auparavant, trônait encore au cœur de l'atrium, comme l'emblème de leur famille, aussi précieux qu'inutile dans un monde où il suffisait de se toucher pour se comprendre. Il revoit l'armature noire aux quatre pattes fines et élancées, terminées par des sabots épais, le plastron humain, jaillissant du corps animal, achevé au bout des doigts par des griffes effilées, et le casque aux bois immenses dressés vers le ciel.

Velares frissonne, terrorisé à l'idée de voir son père mourir, l'imagine, la gorge tranchée, se noyer et se débattre dans son propre sang, comme autant de petits animaux qu'il a vu s'accrocher à la vie sans plus rien percevoir, évidés de conscience, pris de spasmes, frustrés, débiles, incapables de faire prospérer les gestes de vie auxquels ils ne songeaient même pas, avant, quelques secondes avant, quand ils se pensaient encore immortels. Il se blottit contre sa mère et ouvre ses bras à sa petite sœur, qui pâlit et tremble de chagrin.

La pythie se lève, appelée par l'éclat du zénith sur le miroir. Déjà, son influence enveloppe toute l'arène du silence tendu, enragé, des deux combattants. Le père de Velares, dont l'armure de cerf provoque des cris d'admiration, foule en premier la terre battue. Les pattes s'animent avec souplesse comme une prolongation évidente, un squelette extérieur uni à lui, puissant, massif, cervidé sans pelage aux bois aux de métal. Deux lames sombres surgissent des avant-bras, protègent les métacarpes et libèrent les doigts griffus, que l'homme projette vers le ciel en signe de victoire.

A son tour, la femme fait son entrée, enfermée dans une armure de guêpe, qui suscite encore plus d'enthousiasme. L'abdomen relevé dans le dos, les ailes translucides et frétillantes, elle avance jusqu'au centre de l'arène, les cheveux libres, le dard déjà sorti, suintant de venin.

C'est elle qui l'a provoqué en duel. Du reste, Velares n'a été informé de rien et protégé de tout, grâce à une adresse qu'il ne soupçonnait pas chez ses parents. Il a voulu leur prendre la main des centaines de fois à leur insu, quand ils étaient si bien plongés dans leur mémoire qu'ils perdaient contact avec le vrai, quand ils dormaient, quand, pris au cœur d'une conversation passionnée, houleuse, ils oubliaient sa présence. Rien n'avait fonctionné. Il s'était glissé dans les recoins secrets de la maison, dans les angles de murs, sous les meubles, il avait supplié, pleuré, hurlé, même s'il comprenait leur choix, parce que la curiosité le dévorait autant que la colère d'être rejeté, parce qu'il voulait savoir pourquoi Amalia ne viendrait plus quand son père la chérissait plus que tout autre partenaire, l'enlaçait et l'embrassait à chaque couloir qui croisait leurs chemins, et pourquoi elle le défiait désormais, se soulevant péniblement du sol, le dard levé et menaçant.

Amalia aurait pris la place d'une seconde mère pour Velares si l'Amniotrum n'avait pas créé un lien privilégié entre les parents et l'enfant. Il la voyait chaque jour, heureuse, souriante, toujours belle, les cheveux imprégnés d'odeurs de bois, de fleurs et de forêt. On l'aimait, on voulait la prendre dans ses bras, lui montrer les souvenirs intimes des passés heureux ou tordus. Après avoir été épouvantée par la fascination de Velares pour la dissection, elle l'avait incité à aller se former à la médecine auprès des pythies de soin et poursuivre sa passion, elle lui avait donné des conseils, la fois où il était tombé amoureux, elle était partie avec lui faire des balades sur la montagne.

Le père de Velares s'élance au galop, tandis qu'Amalia arme son dard dans sa direction. Ses pattes légères quadruplent sa cadence, lui font traverser le terrain à toute allure, et encore à bonne distance, il bondit vers elle. Amalia, lourde comme un bourdon, l'esquive de justesse. Elle rétablit difficilement son équilibre, tourne dans le vide, dangereusement attirée par le sol, tandis que le père se réceptionne adroitement, et se repositionne, prêt à attaquer à nouveau.

Amalia se rattrape au ras du sol, effrayée, à demi consciente de sa chute. Son adrénaline parcourt le public alors qu'elle s'élève plus haut, et vise le cerf une seconde fois qui, bondissant mieux encore, bien plus rapide qu'elle, lui arrache une aile.

Elle s'effondre dans la terre, retourne la poussière, empêtrée dans son armure qui la coince sur le dos. Elle se débat, humiliée, agite rageusement son bras valide, pousse un hurlement d'horreur tandis que son ennemi, fier, droit, prend le temps de regarder la foule, s'attarde sur sa femme et ses deux enfants, assis au premier rang. Il se retourne finalement, frémissant d'amour et de colère, se met à courir vers la guêpe agonisant au sol, qui se débat toujours, lui fonce droit dessus, prépare sa lame sous les cris enragés du public, se visualise déjà lui arrachant le visage.

Il a pu sentir le dard se pointer sur lui et l'abdomen souple se replier. Il l'a vu trop tard, trop près, trop bien lancé. Il a tout juste eu le temps d'avoir peur.

— Voilà comment mon père est mort, dit Velares.

Il a mis fin au Nuage Mémoriel, s'épargne l'insupportable course, au milieu de l'arène, de son petit corps désemparé qui s'effondre devant le cadavre, et se met à le toucher sans comprendre ce qu'il fait, et s'horrifie d'autant mieux du vide tiède sous ses doigts. Lusen se passe les mains sur les yeux, heurté, saisi par Mikaëla qui lui revient, et qu'il croit voir apparaître dans un coin de la chambre.

— Est-ce que tu as su pourquoi Amalia a provoqué ton père en duel ? demande Fedicaï d'une petite voix.

— Oui, répond Velares. Je l'ai appris des années plus tard, quand j'ai voulu revoir Amalia... Elle était tombée enceinte de mon père.

Lusen et Fedicaï froncent les sourcils, se jettent un coup d'œil plein de la même incompréhension.

— Mais c'est impossible, réplique le botaniste. On est censé ne pouvoir se reproduire qu'avec son amniae... Au Temple de la Nuit, on m'avait appris que deux véritables âmes-sœurs pouvaient se trouver grâce à des événements de ce type, mais pour moi, ces histoires-là avaient toujours été des légendes servant à justifier le taux d'échec de l'Amniotrum.

Il a lâché Velares et remballe ses affaires, faussement désintéressé, perturbé par le recul qu'a su prendre le docteur avec les années, qui lui semblait inimaginable jusque-là, et qu'il lui envie, jaloux de ne pas savoir évoquer Mikaëla sans fondre de chagrin.

— Qu'on y croit ou non, Amalia s'est retrouvée enceinte de mon père, persuadée de ne pas être une porteuse pour mes parents, mais bien la véritable mère de son enfant. De toute façon, mes parents étant un couple qui pouvait procréer naturellement, il n'y avait aucune raison pour qu'Amalia devienne porteuse... Bref, mon père a très mal pris la nouvelle, et refusant tout contact avec elle, il l'a reniée, ce qu'Amalia n'a pas supporté.

— Mais alors, elle s'est battue enceinte ? s'écrie Fedicaï.

— De trois mois... Heureusement, elle n'a pas perdu l'enfant.

Les deux autres attendent la suite, fixent Velares, qui porte ses yeux au loin, vers le lac déployé derrière la fenêtre, et sur lequel le soleil commence à descendre.

— Et alors ? demande Lusen, brusque, rongé par la curiosité. C'était l'enfant de qui ?

Le docteur le contemple avec une expression indéchiffrable, se perd sur l'enfant, alors âgé de cinq ans, qu'il revoit lutter pour grimper sur ses genoux.

— Et alors, elle avait raison. C'était leur enfant. Ma mère avait dû sentir qu'elle était la mauvaise amniae, et qu'Amalia aurait dû prendre à sa place...

— Et vous ne vous êtes jamais dit que c'était sans doute une simple défaillance de l'Amniotrum ? continue Lusen. Ça n'aurait pas été la première fois qu'une personne fertile se retrouve à concevoir un enfant avec quelqu'un d'autre que son amniae...

— Oui, mais la plupart du temps, la personne enceinte par accident se retrouve porteuse de l'enfant des amniae, souvent parce que l'Abphabrum a détecté une infertilité dans le couple, objecte Fedicaï.

Velares se laisse aller sur son fauteuil, las d'un mystère qui, pour lui, n'en est plus un depuis longtemps, après qu'il a étudié le sujet de fonds en combles.

— Cet enfant-là n'avait rien à voir avec ma mère. En plus, mes parents avaient atteint la limite des deux enfants par Amniotrum, donc Amalia ne pouvait pas être porteuse. J'en suis venu à la conclusion qu'elle avait raison, et que tout le monde l'avait compris. La période qui a suivi sa mort a été épouvantable, poursuit-il. J'ai mis des années à ne plus mourir avec lui, quand je l'évoquais, avec sa puce qui cessait de transmettre, avec l'incompréhension... Lui, il n'a peut-être rien compris à ce qui lui arrivait, mais moi, j'ai tout senti, et j'aurais préféré avoir le luxe de ne pas comprendre, la liberté de croire qu'il m'a dédié ses dernières pensées, qu'il a levé les yeux sur le ciel et pour me souhaiter tout le bonheur du monde. Il n'a pas pensé à moi, ni à ma mère, même pas à Amalia. Vous savez, il se produit une chose merveilleuse, au moment du décès, que j'ai pu expérimenter une dizaine de fois : le corps emmène le mourant dans un état second, comme s'il libérait la jouissance fondamentale qui contient l'essence de l'existence, le frisson après lequel on court toute la vie, et qu'on ne croise qu'une fois. C'était d'un tel systématisme que j'ai fini par me demander qui de la mort ou du frisson tuait l'individu. Quoiqu'il en soit, c'est l'ultime cadeau du corps humain, et c'est à ça que la mort ressemble. Quand quelqu'un a ressenti une chose comme celle-là, je comprends pourquoi il peut se mettre à détester le Contact. Je peux comprendre qu'il sache que le terrible, ce n'est pas de mourir, mais de ne pas réaliser qu'on meurt, tant le frisson transcende. Avec le recul, je pense que cette histoire m'a mis sur la piste de l'âme...

Il relève ses yeux mornes sur Fedicaï, qui esquisse un sourire franc, la tête penchée sur le côté et les yeux brillants, et quand elle enlace leurs doigts ensemble, Velares remarque qu'elle lui avait lâché le bras.

— Je suis désolée, dit-elle, captant sa surprise. L'installation s'est terminée avant le début du combat, quand le soleil s'est reflété dans le miroir, mais je n'ai pas voulu t'interrompre...

Le docteur fixe sur elle ses deux yeux ronds, abandonne son père exhumé au reste de ses souvenirs, porte sa main à l'arrière de sa tête comme s'il espérait y découvrir une preuve du changement, une cicatrice d'opération.

— Alors, je suis vivant ? Je n'ai rien oublié ?

Elle sourit :

— Tout s'est bien passé. La puce est hors d'usage. Je crois que cette méthode est brillante, bien plus efficace que celle que nous utilisions jusque-là. Elle est rapide, sans chirurgie... Rien qu'avec ça, le Neobrum pourrait gagner en popularité. Tu remarqueras les quelques variations que provoque le champignon dans les jours qui viennent, Velares. En attendant, je te souhaite la bienvenue parmi nous.

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