BE - H : Ce qu'il y a dedans

Fedicaï s'éveille à coups d'élans migraineux. Son crâne compresse un cerveau bouffi, gonflé d'ivresse et de lien. Le sang pulse dans ses tempes quand elle ouvre les yeux sur le ciel déjà plein de soleil. Confuse, elle peine à dissocier la réalité de ses rêves sulfureux. Elle sent la brise du matin glisser sur sa peau tiède, le poids lourd des membres qui l'enlacent. S'impose le souvenir brumeux de Lusen au fond d'elle, et celui de Velares qui l'embrassait en lui tirant les cheveux.

Elle clôt les paupières pour apaiser son mal, les rouvre sur le plafond d'où pendent des cristaux mobiles, de longueurs différentes qui, le soir, versent les rayons dont ils se sont gorgés en journée. Ce matin, ils diffusent à grands jets la lumière dorée de l'extérieur. Une glycine s'engouffre par les ouvertures du mur, eux-mêmes couverts de tableaux dont Fedicaï devine désormais qu'ils sont des cadeaux offerts à l'enfant du Temple de la Nuit. Des colibris iridescents virevoltent en piaillant autour de la plante, enfoncent leurs becs au cœur des fleurs écloses.

Lusen dort sur l'épaule de la programmeuse, la bouche entrouverte, une main, dont les doigts se mêlent à ceux de Velares, pressée sur sa taille. Il a la peau douce, les ongles manucurés, une poigne certaine, génétiquement autoritaire, comme si la soif de la maîtrise et l'instinct des décisions lui coulaient dans les veines.

Hier soir, il s'est aveuglément abandonné à leurs corps et leurs esprits, renvoyé dix ans en arrière, quand sa famille le formait à l'ouverture, à l'acceptation, à la délectation des sentiments humains. Fedicaï ne l'avait jamais connu si peu farouche.

Attendrie par le souvenir de ses yeux égarés, de son corps tendu, bourdonnant d'extase, compacté puis dilaté par les allégresses successives, elle dépose ses lèvres sur son front, entre ses boucles rebelles.

— Salut, murmure la voix endormie de Velares, dans son dos.

Il lui sourit, la tête enfoncée dans l'édredon, baille, remonte la couverture à ses épaules, puis jette un regard éreinté vers le ciel.

— Merde. Je voudrais être dans l'obscurité encore quelques heures.

Il agite ses doigts contre ceux de Lusen, et Fedicaï perçoit les courants d'agacement qu'il lui envoie. Le botaniste remue, grogne, ouvre subitement les yeux sur les deux autres, l'air de ne pas les reconnaître. Ses collègues balisent son sursaut d'angoisse avant qu'il ne les submerge tous les trois.

— Tu ne connais pas de meilleures façons de réveiller les gens ? grommelle Lusen. C'est désagréable, et je dirais même plus, très discourtois !

— Tu peux parler ! Qui peut bien s'amuser à tirer les baldaquins à l'aube ?

— Je n'ai pas eu la présence d'esprit de changer l'automatisme du lit. J'aime me lever avec la lumière du soleil.

— Vu comme tu dormais, ça n'a pas l'air très efficace, pouffe Fedicaï, entraînant le docteur dans son rire.

Lusen leur jette un regard mauvais, fendu d'un rictus à valeur de sourire. Il se laisse retomber sur le matelas circulaire et, feignant l'indifférence, parcourt le ventre nu de sa collègue, dont le duvet se dresse au contact de ses doigts. Les barreaux dorés du baldaquin s'élèvent et se rejoignent en un point central au-dessus d'eux, à la manière d'une grande cage d'or. Un dais violet se déploie du sommet jusqu'au sol, entoure la cage, et plonge le lit dans une semi-obscurité.

Satisfait, Velares s'appuie sur les barreaux, les bras croisés, dépose ses jambes nues sur celles de ses deux collègues, un œil attentif sur les gestes de Lusen et les paupières closes de Fedicaï.

— C'est tout de même une bien meilleure ambiance pour un matin, constate-t-il.

Lusen hausse les épaules. Maintenant qu'il a retrouvé les sens qu'il connaît et un état d'âme raisonnable, il se prend à les observer. Velares est bien plus large que lui. Il a de grandes mains, de fortes épaules, un petit ventre qui ombre ses hanches et les fesses les plus musclées qu'il ait rencontré dans sa vie. Fedicaï, elle, a une silhouette gracile, des seins fermes, des cuisses amples et voluptueuses au cœur desquelles il a aimé plonger ses doigts, la veille.

Le souvenir de leur plaisir commun s'imprime en lui, déclenche une vague de désir qui parcourt Fedicaï puis Velares. Le dais rougit. Lusen sent leurs deux regards posés sur lui avec une attention toute nouvelle, ôte ses doigts du corps de sa collègue et balbutie, embarrassé :

— Pardon... Je n'avais pas l'intention de vous partager ça... Il me faut encore un peu de temps pour me réhabituer.

Le docteur rit.

— Qui aurait cru que l'homme le plus taciturne d'Urbelis serait aussi celui qui transmet ses envies avec le plus de clarté ?

— Toi aussi, tu es hanté par hier, remarque Fedicaï.

Elle l'effleure à son tour pour l'apaiser, passe sa paume sur son bras, embrasse son poignet et dépose sa main entre ses seins.

— Oui, sourit Lusen, et ses doigts reprennent leurs mouvements. J'ai dû mal à m'en remettre. Je n'avais pas partagé l'amour avec d'autres humains depuis Mikaëla, et puis le lien, c'est encore plus fou que tout ce que j'avais pu imaginer.

Velares, déjà sur lui, le soulage de la couverture.

— Avec ou sans lien, on peut remettre ça.

Fedicaï acquiesce, grimpe sur les hanches de Lusen pour l'embrasser. Leurs langues se sont à peine effleurées qu'un vent rageur les coupe dans leur élan. Gloria.

Pardon de vous cueillir au saut du lit, les marmots, mais il se trouve que la chance frappe à notre porte plus tôt que prévu. Une bande de cons boiteux en manque de sensations est allée se tuer à l'Exultornus. Pour couronner le tout, les pythies ont viré folles, et tout ce beau monde s'est retrouvé en amniotrum stérile — tu parles d'une fête. Bref, l'hôpital nous a accordé deux des corps, et pas n'importe lesquels puisqu'il se trouve qu'ils sont restés liés après le lever du jour. De vrais siamois, à ce qu'il paraît. Vous trois, vous allez faire opérer votre magie, et dans le calme ! Je veux pas de simagrées dans mon équipe. Que tout le monde se tienne à carreaux. Lusen, je te jure que je t'ai à l'œil. Je vous retrouve là-bas.

Même étage, même chambre, nouveaux cadavres. Le botaniste n'a jamais eu si peu envie d'aller courir au-devant des réponses. Il regrette leurs corps nus, gentiment enchevêtrés, s'agace de son bain trop rapide, où il souhaitait flotter et dormir. Il regrette les années qui l'éloignaient de Mikaëla, l'aisance avec laquelle elle disparaissait entre leurs corps, et son surgissement violent, maintenant qu'ils sont à l'hôpital, le seul, le sien, celui où elle a vécu nombre de jours de sa vie, soixante-quatre étages plus haut.

Velares et Fedicaï méditent devant les corps, alanguis, l'estomac dissident. La forme leur manque pour cisailler les concurrents de la veille. La programmeuse a reconnu l'homme qui l'avait éliminée. Il est entièrement mort. Sa poitrine se soulève de trop, rythmée par le cliquetis morbide, indifférent, du respirateur. Ses paupières scellées ne battent plus. Sa peau est verte.

Quand Fedicaï était enfant, un partenaire de sa mère a brûlé parmi une dizaine de corps. C'était la première incinération à laquelle elle assistait. On alignait les cadavres sur un bûcher, une pythie citait les noms des trépassés du jour, une autre allumait un grand brasier qui répandait dans l'air une odeur de viande grillée, et au milieu de la ville, sous les yeux des convives, les morts d'Urbelis brûlaient au grand jour. La mère de Fedicaï lui avait dit, alors que les chairs se raidissaient, grillaient, se redressaient parfois, aussi terrifiantes que la douleur et les appels à l'aide, soufflées par le feu qui les nettoyaient, les purifiaient, les tuaient pour la seconde fois : « Les morts ne dorment pas. Les morts sont morts. » Et l'on brûlait leurs corps comme l'essence insultante d'une vie qu'ils n'avaient plus été capables de supporter, comme le déchet d'une idée jamais acquise, jamais saisissable, qui s'échappait vers le tout, vers le rien, vers le Remarstralis : l'idée d'une vie.

— Les morts sont morts parce qu'ils n'ont plus d'âmes ? avait demandé Fedicaï.

— Les morts sont morts parce qu'ils sont morts, avait répondu sa mère.

Elle imagine désormais les viscères sous la peau, les muscles écartelés, le cœur timide qui se contracte sans bruits, simulacre répugnant d'une existence en fuite. Elle prend la main de Lusen pour se donner du courage, sent son dégoût mâtiné d'allégresse, d'excitation pathologique mal dissimulée, instinctive, involontaire, née du besoin d'encadrer le malaise, et elle se prend de passion pour cette dépouille soufflante qui contient encore le secret de la vie, de ce qu'elle est, d'où elle vient, et où elle va.

— Celui-ci n'en n'a pas pour très longtemps. Il va mourir avant elle, décrète Velares, la mine solennelle, après qu'il a mesuré le pouls des deux corps. Nous devons faire vite.

Il saisit un scalpel et ouvre la main de l'homme en deux, entre le majeur et l'annulaire, vif et précis, loin des tribulations qui secouent ses collègues.

— Et s'ils étaient âmes-sœurs ? demande Fedicaï. Ils ne sont peut-être pas restés liés sans raisons après l'aube.

— Et alors ? répond Velares sans relever les yeux, concentré sur sa tâche.

— Si on les étudie ensemble, plutôt qu'en les prenant en deux entités séparées, peut-être que les résultats seraient plus concluants... J'imagine que leurs âmes doivent communiquer, se stimuler.

Elle parle sans saisir ce qu'elle émet, désespérée de se raccrocher à la vie derrière la vie, inconsciemment brillante, lumineuse.

— Bien-sûr ! s'écrie Lusen, la couvant d'un regard admiratif. Si on barde les deux corps de capteurs et qu'on les étudie en même temps, on a plus de chances de saisir quelque chose.

— Si tant est qu'elles aillent ensemble, réplique Velares, circonspect. Ce lien prolongé n'est pas la preuve que ces corps sont des âmes-sœurs. On n'est même pas sûrs que les âmes-sœurs existent. Ce pourrait être un dysfonctionnement, au même titre que tous ceux dont nous avons été les victimes, hier.

Fedicaï bouillonne, raccrochée à sa pensée concrétisée qui la double et la fuit, tente de s'apaiser, cherche en Lusen un calme quelconque, un schéma. Exaltée, elle lance :

— Cette occasion ne se présentera pas deux fois !

Le docteur observe un moment les corps, le visage cireux de l'homme, ses yeux enfoncés dans le fond de ses orbites, le trou menaçant de son abdomen, ses bras cassés, à demi-arrangés. La femme a encore la peau en couleurs.

Il pointe un second scalpel sur Fedicaï, la jauge gravement, passe à Lusen et ses grands yeux perdus, retourne sur Fedicaï, demande en secouant le bistouri :

— Vous deux, vous vous sentiriez capable de vous servir de ça ? Elle — il pointe la femme du menton — elle tiendra encore deux bonnes heures, mais pour lui, ça se compte en minutes. Il ne pourra pas attendre longtemps, donc si vous voulez tenter votre truc, il faudra mettre du cœur à l'ouvrage.

— Ce n'est pas de cœur qu'on manque, bredouille Lusen.

Mais déjà, Fedicaï s'est emparée de l'arme et s'approche vaillamment de la femme, pressée de l'ouvrir, de lui faire changer d'état, parce que la découper en deux, c'est l'éloigner de la mort, c'est en faire un corps en mouvement, à défaut d'un être vivant, un corps utile, et pas une coquille vide qu'il faut absolument brûler pour éviter la confrontation à l'inévitable. Fedicaï ne comprend pas comment Lusen a pu vivre si longtemps avec le rêve d'un être qui lui était tombé des bras, comment il a contenu tous les souvenirs heureux sans retomber sur les yeux vides, sur les mains inertes, sur le corps passé de vivant à objet contre ses lèvres, comment cette imposture de l'être aimé l'a poursuivi sans qu'il veuille s'en débarrasser, et qu'il l'ait entretenue, et qu'il se soit consolé, vautré dans la mémoire du vide, collé à la distance pour récupérer l'impalpable. Elle l'admire d'avoir su voir l'amour derrière le cadavre, et pas le rien derrière la mort. C'est le rien qui la dégoûte.

— Attends, ne la touche pas comme ça. Tu dois mettre des gants.

Velares presse l'épaule de la jeune femme, embrasse toute son horreur et lui offre l'indifférence naturelle qu'il instaure entre les cadavres et lui. Plus que des objets, les morts sont des outils. Il n'éprouve ni désir, ni douleur à leur égard. Il travaille et apprend, se passionne pour la réponse au-delà de la tâche ingrate.

— Epargne-toi de toucher la dépouille à mains nues pendant que tu l'ouvres, poursuit-il. Quand on les contacte, une fois bardés de capteurs, ils délivrent tellement d'informations qu'on ne saisit rien d'autre de leurs sensations physiques qu'un malaise un peu vague, mais ce n'est pas pour rien qu'on évite de toucher les morts, en temps normal. Parfois, ils renvoient des choses qui sont pires que le rien.

Fedicaï enfile la paire de gants, et Velares en tend une autre à Lusen.

— Vous irez plus vite à deux, dit-il. Enfoncez le scalpel suffisamment profond pour y glisser un capteur.

Lusen obéit, préoccupé par les dosages nécessaires à leur réussite. Fedicaï a raison : l'opportunité ne se présentera pas deux fois. Il la regarde ouvrir péniblement la peau entre les doigts, les lèvres pincées par l'effort et la répulsion. Il n'a pas droit à l'erreur. Il ne veut pas souffrir la culpabilité de leur déception s'ils ne perçoivent rien.

Fedicaï est arrivée au pli du coude et Velares entaille l'épaule quand Lusen a enfilé ses gants. Le docteur, pour apaiser ses amis sans s'interrompre dans sa tâche en allant les toucher, décide de leur raconter le souvenir qui lui trotte dans l'esprit. Il pressent que l'exercice périlleux de transformer des séquences en mots séduira Lusen.

— Enfant, j'ai eu beaucoup de mal à me rapprocher des autres, commence-t-il. J'étais gentil, mais j'effrayais tout le monde, même mes parents et leurs partenaires. Le problème était que j'adorais disséquer le vivant. Forcément, un enfant de six ans qui éventre de petits animaux dehors, ça fait désordre. Mais moi, je ne faisais pas ça par sadisme ou par cruauté... Je le faisais parce que je voulais savoir. J'avais besoin de découvrir ce qui se cachait à l'intérieur. Alors on me prenait pour un enfant fou. Ce qui les terrifiait le plus, ce n'était pas que j'ouvre des corps souvent déjà morts, ou sur le point de trépasser, — je n'allais pas jusqu'à tuer des animaux en pleine santé pour mes expériences, j'ai toujours éprouvé pour la vie un immense respect — ce qui les terrifiait, c'était le calme. Je n'avais pas peur. Je ne ressentais pas de dégoût particulier, parfois un peu de douleur quand je ratais mon coup et que j'augmentais leur peine. Un jour, une partenaire de mon père m'avait surpris en m'attrapant par l'épaule lors d'une de mes opérations expérimentales, et c'était mon calme qui l'avait effrayée. Elle m'a dit plus tard qu'elle m'avait trouvé apaisé, alors que je tempêtais beaucoup, d'habitude, parce que j'étais frustré. Je rêvais qu'on m'aime, qu'on me trouve fascinant, intelligent, et je faisais peur à tout le monde quand je découpais le premier truc mort qui tombait sur mon chemin. Finalement, je ne regrette rien. Grâce à mon travail, j'ai découvert l'existence de l'âme dans des corps que je m'imaginais connaître par cœur, et je meurs d'envie de l'ouvrir, elle aussi, pour savoir ce qu'il y a dedans.

Velares a sectionné la peau de l'homme sur toute la longueur de la jambe. Il contemple son travail, satisfait. La jambe ressemble à une fleur dont on aurait écarté les pétales de force pour étudier son pistil. Velares l'a découpée d'une telle manière qu'elle achève de s'ouvrir d'elle-même, dans des bruits de craquements et de clapotis. Les muscles sont lésés de la cheville jusqu'au haut de la cuisse. Ils ressemblent à un canyon creusé dans le membre. Du sang ruisselle entre les deux pans de chair. La peau jaunit à vue d'œil, comme si l'opération accélérait sa putréfaction. Il n'a épargné que le visage.

Sur l'autre corps, Fedicaï et Lusen, aussi pâles que la dépouille, butent sur les articulations. Fedicaï renifle de dégoût. Lusen tremble sans plus pouvoir enfoncer le scalpel.

— Laissez, ordonne Velares, consterné par leur état. Je vais terminer seul pour que vous puissiez programmer les capteurs et préparer le Blotus. Votre aide nous a fait gagner un temps précieux. Nous touchons au but.

Soulagés, les deux autres arrachent leurs gants. Fedicaï manque de s'évanouir quand elle se relève, affligée de son acte, de la résistance de la peau, des aspérités qu'elle sentait s'ouvrir sous la lame, du sang qui se déversait mollement hors du corps. Elle tombe nez à nez avec Velares, qui lui sourit, affectueux. Il baise son front afin qu'elle goûte à sa fierté de l'avoir si bien aidé, et elle se coule contre lui, redresse la tête pour réclamer ses lèvres, pour sentir un peu mieux son calme fameux et la gloire dont il veut la couvrir.

Avide, Lusen les regarde s'embrasser, renversé par hier. Il s'était imaginé que le lien ne l'éblouirait pas. Au Temple de la Nuit, il avait assisté à des événements autrement plus impressionnants que l'exultornus et cette soirée ensemble. Pourtant, ils se sont égarés, échoués les uns au cœur des autres, il s'est senti sur eux, il les a sentis sur lui, quand leurs mains et les siennes caressaient tout son corps, quand leurs langues et la sienne glissaient sur les froncements des cavités humides. Leurs gestes résonnent comme l'écho d'une promesse soufflée dans le silence, quand ils s'offraient l'amour, quand Velares plongeait et replongeait au milieu de ses reins, quand les coups répercutés de Lusen à Fedicaï les engourdissaient tous les trois.

Velares termine d'ouvrir le corps de la femme et s'emploie à y glisser les petits capteurs de synthétique quand Lusen reprend contact avec le présent. Le docteur place cinq des pièces sur toute la longueur de la jambe, puis sur le bras, et répète les mêmes gestes sur l'homme. Se sentant observé, il relève les yeux, lance un sourire entendu au botaniste, qui se trouve en trois grandes enjambées assis à sa petite table, mal à l'aise. Ce dernier sort son attirail de sa pochette en tissu, reprend les dosages qui avaient fait mouche à la première expérience, ignore de son mieux Mikaëla qui lui bat dans les oreilles en sourdine, et l'habitude confortable de s'enfouir avec elle au fond de lui au premier imprévu.

— Je suis prêt, annonce Velares.

Les capteurs sous tension se mettent à vibrer entre les pans de chair. Lusen s'approche des cadavres, seringues en main. Il souffle. C'est désormais sur lui que tout repose. La sensibilité du Blotus est extrême. Lors du développement du Neobrum, ils ont passé des mois à trouver les quantités parfaites, celles qui remplissaient l'être sans devenir invasives, où le champignon toxique restait inoffensif. Ces dosages sont à peine variés, trop proches pour que personne, dans tous les utilisateurs d'Urbelis, n'ait jamais senti son âme se manifester, trop éloignés pour ne pas présenter de risque. Velares prend sa main tremblante dans la sienne, palpe son poignet, déploie sa confiance et leur rêve mutuel de ne pas s'abandonner.

— Il n'y a qu'un moyen de savoir si ça fonctionne, murmure-t-il.

— Ce n'est pas grave si on n'y arrive pas maintenant, Lusen, ajoute Fedicaï. Il y aura d'autres corps, d'autres expériences...

— Nous perdrons un temps que nous n'avons pas, et des cobayes idéaux, réplique le botaniste.

— Tant pis. Nous n'avons pas d'autre choix, de toute façon, tranche Velares. Les résultats ont été plus que satisfaisants, la première fois. Je crois en toi.

Lusen exhale panique et mauvaises pensées, dilate son esprit, et plante résolument une première aiguille dans le bras de l'homme, puis une seconde dans celui de la femme.

— Bien, dit-il. Nous n'avons plus qu'à attendre.

Comme la première fois, ils s'assoient autour des cadavres et se prennent les mains. Lusen réalise que le lien lui manque, qu'il souhaitait y goûter encore, sentir leurs émotions ricocher, fuir et revenir, altérées et modifiées. Il voulait percevoir le miroir caché dans les yeux des autres, la réalité multipliée à l'infini, les couleurs qui n'existaient pas.

Il sent ses deux collègues à son image, assoiffés, eux aussi, d'un contact plus fort et intense. Ils ont faim de la fusion qui balayait les traces d'égo, de doute et de peur, qui effaçait l'importance de tous les souvenirs, embrasait les mémoires et les plaies à vif, la fusion qui rendait surpuissant, surhumain, comme un grand tout sans conscience dont ils auraient fait partie. Et la faim rend Lusen alerte. Il repasse les exercices que les pythies lui enseignaient quand il était petit enfant, pour sentir les formes des esprits, leurs textures, leurs nuances.

Lusen tend sa main potelée à sa pythie préférée et se noie dans ses grandes prunelles de jade. Ils ont la couleur des yeux de Velares, et derrière eux, il contemple son esprit, le touche et l'enlace sans se fondre en lui. Velares a la conscience dure et métallique quand celle de Fedicaï est un tourbillon, un flot perpétuel, qui la parcourt, qui danse, qui la chatouille souvent. L'esprit de Velares transmet la chaleur d'un volcan en éruption derrière une violence glaciale, qui lutte avec son corps. Lusen le sonde. Il cherche la racine de cette différence fondamentale, du mur qui les sépare, qu'il ne remarquait pas avant, et qui n'existe ni en lui, ni en Fedicaï. La réponse le frappe tout à coup.

— La puce ! s'écrie-t-il.

Les autres le détaillent, interloqués.

— Vous ne sentez pas que quelque chose ne va pas ? enchaîne-t-il. Notre contact est trop dur. Je ne comprenais pas de quoi il s'agissait, mais c'est très simple, en fait. C'est la puce, le souci. Elle est trop rigide pour le niveau de communication que nous cherchons. C'est à cause de ta puce que nous avons du mal à entrer en contact avec l'âme, Velares.

— Je ne comprends pas, répond le docteur. Le programme du Neobrum n'est-il pas calqué sur celui de la puce ?

Fedicaï fixe Lusen, béate, atterrée de ne pas avoir songé plus tôt à l'évident obstacle que représente l'Abphabrum du docteur.

— Si, réplique-t-elle. Sa programmation est strictement identique, mais la nature-même du Neobrum le rend bien plus souple et adapté à un organisme vivant que la puce. Le Neobrum ne se contente pas seulement d'augmenter l'homme. Il épouse son corps entièrement, et fusionne avec. De cette manière, les récepteurs du programme sont bien plus sensibles à nos pensées, et plus modulables. Ils s'adaptent à presque n'importe quoi.

— Par essence, il me semble donc que nos Neobrum communiquent avec l'âme du mort, mais ta puce ne fait que recevoir nos informations, reprend Lusen. Et sa sensibilité limitée se fait sentir ici, elle crée une barrière.

Velares garde le silence quelques instants, puis il dit simplement :

— Désimplantez-moi. Injectez-moi le Neobrum à la place.

— Tu ne veux pas y réfléchir ? demande Lusen. On pourra faire la transition vers le Neobrum après, dans de bonnes conditions. Le plus simple serait qu'on entre en contact avec eux, Fedicaï et moi.

Lusen se mord les lèvres, devine la peine de son collègue, le sens que prennent en lui ses mots doucereux, la certitude soudaine d'être chassé comme un petit bout de trop qu'on larguerait en pleine mer, comme le résidu gênant d'une erreur dont on cherche à se débarrasser. Il pressentait depuis quelques temps les aspirations solaires du docteur, sa conviction profonde de ne trouver sa place qu'au centre des choses. Velares relève sur lui un regard de bête sauvage, outré, trahi, évincé par ses partenaires du travail de sa vie. Il se voit les attendre, assis sur le côté, poussé hors du groupe par son incompétence, benêt, fardeau, docteur à l'Abphabrum. Il s'écrie :

— Sans moi ? Tu plaisantes ? C'est mon œuvre ! Je préfère mourir que découvrir l'âme dans vos souvenirs !

Il s'arrache au contact que Fedicaï tente d'instaurer, lui jette un regard furibond. La programmeuse se rétracte, hoche la tête lentement, compréhensive, trop habituée aux coups de sang de Lusen pour feindre la surprise.

— On va t'injecter le Neobrum, si c'est ce que tu veux. On ne te forcera à rien que tu ne désires pas.

Lusen imite les hochements de Fedicaï, stupéfié par la puissance du feu qu'il sentait crépiter, et qui jaillit enfin, poursuit, les yeux écarquillés, curieux du tempérament que Velares dissimule derrière ses grands sourires :

— Les désimplantations sont rares... Tu resteras seul le temps que le Neobrum fasse effet. Beaucoup de gens ne le supportent pas. La puce ne régulera pas tes taux d'hormones, tu ne pourras pas augmenter ton bien-être sur commande, consulter ta mémoire... Tu ne sentiras rien si on te touche. Et je ne sais pas le temps dont nous disposons avant de perdre les corps.

— Le Neobrum n'agit pas aussi rapidement que la puce, continue Fedicaï. Une fois désimplanté, il va recréer toute une base d'informations tirées des données de la puce. En fonction de ta compatibilité au champignon, ça pourrait prendre du temps. Il y a eu quelques cas de pertes de souvenirs.

Elle caresse la main que Velares s'est résolu à lui tendre. Il s'apaise, l'écoute, tressaille de peur sous les couches de colère. De peur et de honte. Il ne s'imaginait pas incapable de céder la victoire, il préférerait pourtant saboter l'expérience qu'en être écarté, brûler, étouffer les corps pour qu'aucun autre que lui ne puisse les entendre. Il sera le premier homme auquel l'au-delà murmure, il sera le pionnier, l'admiré, et personne, jamais, ne pourra prendre sa place.

— Si nous restons dans cette situation, nous allons gâcher inutilement notre expérience, se défend-t-il. Notre travail et ces cadavres n'auront servi à rien, une fois de plus. Il nous faut des résultats maintenant. On ne peut pas gâcher une telle chance par ma faute.

Personne ne prête attention à sa voix qui tremble. Lusen réfléchit, élabore en silence sa solution périlleuse, observe les deux corps étendus devant eux, et dit :

— Vous savez que le Neobrum se destine d'abord aux Implantés Ratés, c'est-à-dire à des individus possédant une puce qui n'est pas en état de fonctionner... Normalement, on peut injecter le Neobrum à ces personnes même si elles possèdent une puce défaillante. Le champignon neutralise les effets de la puce rejetée, et elle peut rester dans le cerveau sans poser problème.

Fedicaï cherche la solution sous-jacente, cachée au cœur des propos de Lusen, devinant le sens dans lequel il va. L'idée est risquée, presque suicidaire.

— Le Neobrum ne prend pas effet tant qu'il n'a pas recueilli toutes les informations sur son hôte, songe-t-elle à voix haute. D'habitude, quand nous désimplantons quelqu'un, nous chargeons toutes les données de la puce dans le champignon, et l'injectons. Le Neobrum se modèle ensuite sur le corps, et récolte les données que la puce aurait manqué. La seule solution que je vois, c'est de procéder comme d'habitude, mais directement dans ton cerveau. Nous t'injectons le Blotus, attendons qu'il recueille toutes les informations de ta puce, et durant le court instant où il s'active, je lance un virus qui détruit la puce, pour que ton cerveau ne court-circuite pas sous l'avalanche d'informations qu'il risque de recevoir. Si je rate mon coup, au mieux, tu perds une partie de ta mémoire, au pire, tu es mort.

Les trois collègues ne parlent plus, ne se touchent plus, se regardent tour à tour. Ils connaissent leur cruel manque de temps, l'improbabilité que cette occasion représente. Ils savent que l'avenir de la société dépend d'aujourd'hui, que les réponses se tiennent peut-être sous leurs yeux, à portée d'esprit.

— La fourchette entre le chargement complet du Neobrum et son activation dure combien de temps ? demande le docteur.

— Environ une seconde, répond Fedicaï.

Velares déglutit.

— Et ton virus, il est efficace ?

— Monstrueusement. Il détruira ta puce à l'instant même où je le lancerai.

Velares souffle, tremble, refuse de s'étaler dans le bonheur artificiel, les accès de joie de la puce bloqués dans sa gorge. Il sursaute quand Lusen qui lui prend la main, capte sa chaleur, le baume qu'il étale sur ses craintes. Sa respiration ralentit peu à peu. Il ferme les yeux, sent la confiance aveugle que le botaniste place en Fedicaï, ses encouragements muets à abandonner, sa peur pour sa vie, qu'il considère comme bien plus précieuse que toutes les recherches qu'ils pourraient mener. Son humanité arrache un sourire au docteur. Personne ne l'oblige. Personne ne le considérera comme un incapable puisque personne ne saurait prendre les mêmes risques que lui. Il est unique, il est grand, il est étincelant de courage, il s'est toujours dit qu'il sacrifierait sa vie pour son travail.

Velares attrape le visage de Lusen entre ses mains, colle un gros baiser sur ses lèvres, se tourne vers Fedicaï et lance, éclatant de beauté :

— Allons-y.

Fedicaï le fixe, morbide. Elle voit son visage rayonnant de confiance, impatient de prouver sa bravoure à qui veut bien la voir. Son bonheur la survole. Le docteur semble ne s'être jamais senti aussi vivant, palpite d'excitation, enflammé comme un homme au bord de la falaise, les pieds à demi dans le vide, les yeux, déjà ancrés sur le fond, qui anticipent la chute et esquissent le décès. Il n'éprouve plus rien que sa propre folie, s'en enveloppe et l'alimente, sourd aux battements coupables de Fedicaï, qui voit la chute et le décès aussi, et visualise tous les trépas odieux, les souvenirs perdus, la démence avec la bave au bord des lèvres et la prunelle fragmentée. Il finit par la couver de ses grands yeux verts, n'arrête plus de sourire, lui dit :

— Je t'aime.



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2020 : Pardonnez-moi pour cette longue absence. Mon début d'année a été particulièrement tendu. J'ai pas mal de mises à jour de lectures à faire sur Instagram, d'ailleurs ! La plus grosse nouvelle vous concernant, c'est le retour imminent d'Il était né libre sur Wattpad, car oui, j'ai annulé mon contrat avec ma ME pour un certain nombre de raisons, et récupéré mes droits sur mon roman. 

J'ai quelques conseils à vous donner par rapport à cette expérience : ne cherchez à faire éditer que des romans que vous adorez, lisez bien vos contrats, demandez conseil à des juristes, lisez des romans de la ME qui vous intéresse, soyez sélectif, parlez aux auteurs pour connaître leur expérience. Ma plus grosse erreur dans cette affaire a été d'accepter un contrat pour un roman que je n'aime pas. Vous n'imaginez pas le nombre de bêtises qui peuvent découler de ce choix. 

Bref, du coup, je vais remettre cette histoire sur Wattpad en attendant de savoir quoi en faire de concret. J'envisage de la réécrire, mais ce serait un boulot monstrueux. Il y a de grandes chances qu'elle ne quitte pas la plateforme avant un très long moment, ou qu'elle soit transformée et incorporée à autre chose ^^

Bonne année à tous, prenez soin de vous <3

2023 : Comme en 2020, je suis très occupée en ce moment, je n'ai pas du tout le temps d'avancer sur mon tome 2, d'Egrégore. Ce n'est pourtant pas l'envie qui manque. Devoir écrire un mémoire prend un temps monumental. 

J'ai enfin eu une réponse de la maison d'éditions en partenariat avec les Murmures Littéraires. Ils ont dit avoir trouvé mon texte d'une grande qualité, mais ils ne seraient pas en mesure de l'éditer avant 2025. (Honnêtement, je ne crois pas qu'ils l'aient lu en entier, mais comment savoir ?) Bref, je n'ai pas été acceptée. Le concours doit envoyer mon livre à une autre maison. Je vous tiens au courant de ce qu'il en est !

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