BE - D : Elle se laisse entrevoir


Dans la chambre d'hôpital, l'étonnement a instauré un silence électrique. Les collègues effarés regardent la morte qui leur a transmis par la paume une information indéchiffrable pour le Neobrum, mais dont la sensation est bien réelle. Il leur semble émerger d'une vision fulgurante. Le monde a fondu sous leurs pieds, l'air est devenu palpable, sucré, plus rassurant que l'embrassade d'un être aimé, plus grisant que le contact, plus émouvant que les souvenirs transmis par le Nuage Mémoriel.

Les membres du groupe se jettent des coups d'œil ahuris. Ils ont lâché le cadavre sous le coup de la surprise, et se dévisagent en silence. Le corps face à eux est mort, le cerveau est éteint, plongé dans la torpeur éternelle. Pourtant, ils ont capté quelque chose, un fantôme, une brutale marque du passé qui les accorde sur un point : Velares avait raison. C'est l'âme de la défunte qui s'est manifestée à eux.

Après de longues minutes, Fedicaï prend la main de Lusen entre ses doigts tremblants. Elle tarde à s'ouvrir à lui, de crainte qu'il ne la rejette, consciente de son aversion des contacts, mais elle a trop besoin de le sentir pour respecter ses choix. Elle se souvient du jour où il s'est montré à elle par inadvertance et offert à son regard intérieur. Ils venaient d'implanter le premier utilisateur du Neobrum, après deux ans d'attente, brûlants de la peur d'échouer, deux ans de recherche, de doutes, de joies éphémères et contrariées. Fedicaï et Lusen s'étaient serrés dans les bras, leurs âmes embrassées derrière un voile de surprise et de pudeur, sous le contact ténu de leurs peaux habillées. Le courant était passé par leurs visages, leurs joues, leurs cous. Ils avaient partagé l'allégresse et l'extase, la pointe de nostalgie qui paraissait déjà, puis Fedicaï avait senti une fureur volcanique lui piquer l'épiderme, et elle s'était arrachée à l'étreinte.

Elle y pense souvent. Elle songe à cette force destructrice qui l'a effleurée, et qui semble remplir Lusen sans lui appartenir, comme un souvenir qui se serait si bien emparé de lui qu'il ne saurait plus comment s'en séparer. Elle pense à l'angoisse qui l'a saisie, à la souffrance fossilisée qu'elle avait captée, au remord qu'elle a ressenti, après s'être détournée de lui, après que son corps a dit au sien : « Je suis incapable de partager ta douleur. »

Aujourd'hui, elle voit une ouverture. L'expérience qu'ils ont vécue, la sensation de lui, loin, très loin, au travers de la morte, lui donne envie de s'ouvrir, comme pour lui rappeler qu'ils sont deux unités semblables, deux petites cellules du grand corps d'Urbelis.

Sa conscience se dilate, prête à heurter une nouvelle fois le refus glacial de son collègue. Pourtant, elle saisit quelque chose, des volutes de fumée discrètes, pleines de sensations étrangères qui amènent un feu, puis un brasier entier. Elle tressaille lorsque les émotions de Lusen se déversent en elle, déployées de son cerveau jusqu'au fond de son cœur en cascade. L'esprit du botaniste est un volcan en perpétuel éveil. Sa lave pénètre et parcourt les veines de Fedicaï. Elle le ressent sur chaque pli de sa peau, dans toutes les parcelles de sa moelle épinière. Elle voudrait voir à travers ses yeux, percer le secret de ce tourment sous-jacent qui le ronge, et conserver en elle la fougue frénétique qu'est son élan de vie.

Ils éclatent de rire, tout à coup. De leurs sentiments troublés est née l'exaltation. Ils ont mis le doigt sur l'impossible, sur un bout de surnaturel. L'âme. Ils peinent à réfuter les termes de Velares, dont ils se moquaient encore, quelques minutes auparavant. Tant de réponses et de nouvelles questions surgissent de ce cadavre éviscéré qu'ils ne parviennent plus à en faire le compte. L'émotion les renverse, ils ont touché l'exceptionnel.

Une vague d'embarras emporte au loin l'allégresse qui s'installait. Lusen réalise ce à quoi il vient de consentir, et soudain piqué par l'agacement, il arrache sa main à celle de la programmeuse sans même la regarder. Le jour où ils s'étaient enlacés lui revient comme il est revenu à Fedicaï, mais lui conserve surtout la mémoire de la nuit suivante, où l'empreinte de la femme s'était à jamais gravée, souillant les souvenirs purs de Mikaëla.

Fedicaï s'empourpre et détourne les yeux, elle se racle la gorge, puis annonce du ton le plus neutre possible :

— Je dois observer dans les détails ce que les capteurs ont enregistré. J'en ai pour un moment.

Lusen court à sa cape qu'il enfile comme une armure. Sans un regard pour Velares, qui dépiaute son cadavre en leur jetant des yeux curieux, ni pour Fedicaï, il dit :

— Je vais contacter Gloria pour la tenir au courant de notre avancée.

Sans se justifier davantage, il quitte la chambre à grandes enjambées, inquiet, pressé, chassé par sa conscience et ses souvenirs trop pesants. Les couloirs de l'hôpital lui paraissent interminables. Plusieurs fois, il croit s'y être perdu, embarqué dans une course-poursuite contre lui-même. Il suffoque, des sueurs froides lui recouvrent le front. La marque de Fedicaï est partout sur lui, en lui. Elle a signé son corps, comme Mikaëla l'a fait avant lui, comme s'il avait consenti à lui appartenir, les quelques secondes où ils se sont touchés.

Le contact avec la directrice est bref, embrumé d'un trouble et d'une colère palpables. Gloria, ravie, demande à Lusen de rendre le Blotus assez puissant pour pénétrer l'âme grâce à « quelques ajustements, rien d'infaisable pour vous ! ». Sa joie l'agace, l'insulte presque, le dépouille un peu plus de ce qui lui restait de contenance. Il se retient de lui cracher que si c'est facile, elle n'a qu'à le faire elle-même, bougonne à la place une politesse d'usage, et coupe la discussion en se laissant tomber contre le mur de l'hôpital.

Abrité du soleil par l'ombre d'un arbre à grandes fleurs orange, dont le pistil brun dépasse largement des pétales ouvertes, caressé par les hautes herbes qui l'ensevelissent et le cachent, Lusen s'englue dans le dégoût qu'il éprouve envers lui-même. Fedicaï n'est pas le problème, et le Contact non plus. C'est le plaisir qu'il y a pris qui le rend malade. C'est le désir fébrile de s'accrocher à elle, de prolonger leur rencontre, de la toucher mieux pour la sentir plus fort, c'est la vague de joie qui noie la douleur, c'est le soulagement de partager le fardeau, c'est la simplicité avec laquelle son esprit a divagué vers elle, s'est libéré en elle, donné à elle. C'est l'amour qu'elle a éveillé et qu'il a voulu rendre, c'est le besoin de renaître qu'elle a fait éclore. Elle l'a touché, il a senti Mikaëla disparaître, et comme pour être pardonné, son esprit fond vers le passé.

Le courant entraîne le conifère fleuri. Le vent chaud sèche ses jambes fouettées par la rivière. Mikaëla est dans ses bras. Tous deux nus, ils plaisantent comme plaisantent des adolescents las et épuisés de l'amour qu'ils viennent de donner à l'autre. Ce n'est pas la première fois. Depuis qu'il lui a fait découvrir la sexualité, ils y reviennent régulièrement. Ce n'était pas leur meilleure fois non plus. Un poisson est venu déconcentrer Lusen en lui mordillant les pieds, et Mikaëla a ri aux éclats. Lusen s'est senti ridicule, mais il ne s'est pas vexé, car il sait qu'elle n'ira pas le comparer à un meilleur amant. Il ne peut pas avouer à Mikaëla qu'il adore être son unique porte vers le monde, qu'elle ne puisse rien savoir qu'il ne lui a pas appris. Il lui a fallu du temps pour accepter cette part d'égocentrisme méchant qu'il ne connaissait pas. Il se dit qu'il rira de nouveau, peut-être plus encore, quand il rejouera ce souvenir, puis il songe à Mikaëla, qui ne sait pas stocker sa mémoire, à ces événements disparaissent dans un désordre cruel, sans même épargner la beauté, ne laissant qu'une poignée de souvenirs hasardeux, blessés, traumatisés, qui lui remontent à l'esprit les soirs où elle n'en a pas besoin. Lusen a blêmi quand elle lui a avoué qu'elle n'avait plus qu'une vague idée de leur premier baiser, vaporeuse et transformée, alors que lui peut rejouer la pression de ses lèvres et l'odeur de ses cheveux, par sa simple volonté.

Il a quinze ans, il la regarde, impuissant, évoquer les jours qui s'effacent, et cette façon qu'elle a trouvé de vivre entièrement aujourd'hui pour ne pas souffrir de l'inconsistance d'hier. Il a quinze ans, il la regarde sourire, il essaye de lui dire sans pouvoir remuer les lèvres qu'il a accompli son rêve, qu'il a créé la puce sans puce, pour tous ceux comme elle, pour qu'elle puisse ressentir sans jamais oublier. Il a quinze ans, et les souvenirs s'entêtent à ne pas répondre.

A son retour dans la chambre, il trouve Fedicaï, en train de grogner sur du vide, les dents serrées, et Velares, seul membre de leur groupe à se réjouir de leur réussite. La femme parvient à percevoir des sons lointains et des images floues, des bribes éparses de souvenirs de vies, mais impossible de cerner la composition de la matière. L'âme est impénétrable. Elle se laisse entrevoir. Elle est faite de courbes tracées dans les nuages.

Lusen est parti longtemps, à moitié conscient, caressé par les doigts, les lèvres et les cheveux du spectre de sa jeunesse. Il s'est rendu dans le petit laboratoire de son appartement pour trouver des échantillons de Blotus Ertiafilis, par automatisme, sans voir les fleurs et les arbres, sans admirer les oiseaux.

Le laboratoire de Lusen fait office de serre. Il y fait pousser ses champignons par centaines, jusqu'à leur maturation, puis il les cueille, les ouvre et enferme leurs cœurs dorés dans de petites fioles, prêtes à être administrées. En dehors de cette période, le Blotus est invisible à l'œil nu. Une fois absorbé, le champignon investit tout le corps de l'hôte, s'accroche aux neurones, aux nerfs, se propage dans le sang. Le Neobrum, intégré dans le code du Blotus, se charge de contenir son expansion. Il active ses propriétés psychotropes, grâce auxquelles apparaît la réalité augmentée, et maîtrise ses effets naturels de propagation.

— Je suis désolée, Lusen, dit Fedicaï lorsqu'elle remarque son retour. Ce que j'ai pu soutirer à cette matière ne te sera probablement pas utile.

Le Neobrum n'a pas le temps de libérer sa drogue apaisante pour calmer Lusen. Il se sent pris de fièvre rien qu'en voyant son regard, comme s'il n'avait jamais quitté la pièce, comme s'il n'avait pas disparu le temps d'endiguer sa crise. Il a aimé qu'elle le touche. Il en veut encore. Son corps la réclame, proteste contre son esprit qui refuse d'avancer. Il voudrait sauter sur elle, l'embrasser, coller sa langue contre la sienne parce qu'il sait que c'est par les muqueuses que le contact passe le plus fort. Il se dégoûte. Il voudrait se vomir plutôt qu'à avoir encore à faire face à lui-même.

— Qu'est-ce que tu as soutiré ? demande-t-il sans parvenir à la regarder.

— Je n'arrive pas à comprendre de quoi il s'agit. Ça ressemble à une mémoire, mais les souvenirs qui y sont stockés sont lointains, désordonnés... Les sensations sont bien plus intenses, comme libérées du filtre de la conscience, mais ce que je vois ne veut rien dire. Les éléments ne vont pas ensemble.

Gloria Tillae entre au même moment, essoufflée, les joues roses. Un sourire radieux barre son visage sévère. Elle tapote Lusen deux fois, au milieu du dos, et répète le geste avec ses autres collègues. Le botaniste, qui n'en menait déjà pas large, s'étale sur le mur et y souffle bruyamment, convaincu d'étouffer. Les doses d'hormones produites par le Neobrum doublent d'un coup sec. Sa peau frémit. Ses pores s'écartent assez pour laisser passer ses pensées qui le dévastent. Bientôt, la journée lui semble moins lourde. L'âme existe. Son plan a fonctionné. Fedicaï est heureuse, et Velares et Gloria le sont vraisemblablement tout autant qu'elle.

— Montre-nous ce que tu as trouvé, Fedicaï, ordonne Gloria.

La programmeuse s'exécute et leur tend ses mains. Lusen prend garde de ne pas se placer près d'elle. Il soupire, comme pour se refroidir, se convainc qu'il ne s'agit pas de partage d'émotions, mais seulement d'images brouillées qui n'appartiennent à personne. Son regard croise celui, brillant de confiance et gentillesse, de Velares. Quelque chose dans ses yeux lui rappelle Mikaëla, un éclat de douceur et de foi, une façon de dire : « Je te vois, et je t'accepte. » qui trouble Lusen et l'apaise en même temps. Il referme sa main gauche sur la sienne, l'autre sur celle de Gloria. Il sent la chaleur et le calme de Velares le remplir sans intrusion, lentement, de la tendresse dont il irradie. L'excitation de Gloria galope sous sa peau, fusionne avec la colère de Fedicaï, et attise, en Lusen, un feu qui combat l'autre. Il est tranquille, maintenant. La culpabilité et le chagrin s'évanouissent, et le souvenir de Mikaëla s'éteint.

Des séquences troubles se matérialisent derrière leur rétine. Ils y voient des femmes, des hommes, de gigantesques animaux plumés. Les images se succèdent pêle-mêle, à un rythme effréné. Pour certaines, ils parviennent à les situer dans l'histoire de leur époque. L'excentricité des costumes de la Mutation Mécanique II et III, les chantiers des grandes tours, l'odeur des poissons grillés les éclairent. Pour les autres, ils n'ont aucune idée de ce qu'ils découvrent. Ils ne reconnaissent pas les monts qui bordent la cité, ni les plages qui s'ouvrent sur l'océan. Ils voient des déserts qui ne ressemblent pas au leur, des plaines gigantesques et inhabitées, vertes d'un gazon qu'ils n'ont jamais connu.

— Je suis désolée, je ne parviens pas à isoler les composants de cet objet. Ce n'est pas de la chair, ni de l'air. Ça ne comporte aucune cellule. Cet élément, on le voit, mais c'est comme s'il n'existait pas.

— Ne vous entêtez pas, Fedicaï, je vous dis que ça ne sert à rien, répond Velares Murev d'un ton qui se veut apaisant. C'est déjà magnifique que vous ayez pu rendre les informations que l'âme vous a envoyée lisibles pour les Abphabrum. Il nous reste probablement très peu de temps avant qu'elle ne quitte le corps. Vous avez fait de votre mieux.

— Et ce n'est pas suffisant, réplique-t-elle.

Fedicaï se détache des autres et agite sa chevelure rousse en soupirant. Elle ne parvient pas à se défaire de son sentiment d'échec. La réaction de Lusen après leur contact la tourmente encore, et le cadavre commence à dégager une désagréable odeur de putréfaction, malgré l'air froid que la pièce diffuse.

— Lusen, vous avez le Blotus avec vous ? lance Gloria. Nous devrions faire des essais, tant que nous le pouvons encore. Il faut qu'on voie si le Blotus peut s'insérer dans l'âme.

Lusen s'exécute en silence. Il sort un à un ses outils de sa besace, et les étale sur une petite table. Pipettes et béchers s'alignent en un désordre organisé. Il prend entre ses doigts une première fiole de Blotus qu'il secoue par habitude, l'esprit ailleurs.

Pour la première fois depuis longtemps, il parvient à réfléchir à tête reposée, sans son spectre ni ses remords pour le parasiter. Il songe aux partenaires qu'il n'a pas, à la distance qu'ils pourraient mettre entre lui et Mikaëla, s'il acceptait de la laisser partir. L'empreinte de ses collègues est encore partout sur lui. Il lui semble qu'ils le touchent, qu'ils le serrent dans ses bras, qu'ils lui permettent enfin de raisonner sans être esclave des souvenirs, de la culpabilité et du chagrin. Il n'avait plus connu ces contacts depuis trop longtemps. Il avait oublié le bien-être que les autres procuraient, le recul et la distance qu'ils instauraient. Il avait oublié qu'il pouvait faire confiance, et remettre son malheur entre les mains de ceux qui l'aimaient.

Le liquide transparent s'active, et le doré du cœur apparaît à la lumière. Comme Gloria le lui a ordonné, il modifie à l'instinct les dosages du champignon, sa quantité, son acidité, remplit une seringue du contenu de la fiole, s'approche de la macchabée et lui injecte le liquide dans le bras.

La crainte est encore là. Il connaît la superficialité de son bonheur. Il sait que leur présence agit comme les hormones que libère le Neobrum, que dès l'instant où il sera seul, la douleur resurgira, plus violente et destructrice qu'auparavant. Il sait que le souvenir de Mikaëla lui fera regretter son écart, qu'elle redeviendra l'épicentre de sa vie.

Les minutes s'enchaînent. Tous gardent les yeux rivés sur le cadavre. Velares saisit sa machine, à la recherche d'une donnée nouvelle, sans résultat. Au bout d'une demi-heure, Lusen recommence la manœuvre. Rien ne se passe. Cette expérience est encore moins concluante que la précédente.

— L'âme doit se déliter dans le corps avec le temps qui passe, lance Velares. J'ai plus de mal à la voir qu'au début de la journée.

Lusen ne dit rien. Il fixe le cadavre avec le même regard que Fedicaï, un peu avant lui.

— J'essaye encore, et puis on attend, répond-t-il finalement. Un temps de latence est quelques fois observé chez les sujets à leur première utilisation du Neobrum. C'est peut-être ce qui se passe ici.

Les dosages sont changés une dernière fois. Il plante la seringue au même endroit. Un hématome violet s'est formé sur la peau du corps. Du pue verdâtre s'échappe désormais de la plaie, et le muscle durcit.

— Bien, annonce-t-il en extrayant l'aiguille. S'il ne s'est rien passé dans les deux heures, il faudra recommencer les tests avec un autre corps. Nous aurons plus de chances de capter quelque chose si nous le touchons, comme tout à l'heure.

Il n'est pas convaincu qu'un autre contact puisse changer l'issu de leur étude. Selon lui, c'est déjà trop tard, l'âme se prépare au Remarstralis, et ils ne font que sacrifier leur soirée. S'il les retient là, c'est parce qu'il veut les sentir encore. Sa manigance le fait rougir. Le groupe s'assoit autour du lit d'hôpital et joint ses mains. Lusen soupire de soulagement, et savoure ce silence plein de vie jusqu'à ce que Velares, mal à l'aise, se décide à faire la conversation.

— Vous vous connaissez tous depuis longtemps, n'est-ce pas ?

— Oui, répond Gloria. Nous travaillons ensemble depuis six ans.

— Vous devez être de très proches partenaires !

Tous relèvent sur Murev un regard interloqué. Fedicaï et Gloria se mettent à rire. Lusen s'empourpre.

— Nous ne sommes pas partenaires, s'exclame la cheffe.

— Mais vous passez beaucoup de temps ensemble, non ? C'est le principe de ce type de... société.

— C'est certain, mais est-ce que vous voulez entretenir des relations comme ça avec quelqu'un qui refuse d'être touché ? Enfin ! Finalement, c'est pas plus mal.

Gloria éclate de rire. Le botaniste s'enfonce dans son siège. Velares les étudie un à un, surpris et gêné des émotions contradictoires qu'il reçoit.

— Et vous avez des enfants ?

— Oui, répond Gloria, plus calme. Mon amniae et moi avons fait deux enfants.

— Moi, j'ai quelques partenaires, dit Fedicaï.

— Et vous, Lusen ?

Une vague de frustration parcourt le groupe. Lusen se sent floué, pris au piège, décortiqué et moqué. Voilà pourquoi il se méfie. La tendresse et la confiance se sont volatilisés, remplacés par une curiosité qu'il exècre. Ils veulent le sonder, l'éplucher, en réclament toujours davantage.

— Je suis seul, réplique-t-il. Je n'ai pas le temps de m'occuper de partenaires. Vous avez bien vu mon appartement, n'est-ce pas ? Est-ce que j'ai l'air de le partager avec qui que ce soit ?

L'agacement de Lusen se transmet avec une telle rudesse en Velares qu'il le contamine d'un seul coup. Il n'a pas encore pris le temps de s'insurger de la façon dont le botaniste l'a reçu, tant il était pressé d'entretenir avec lui des rapports harmonieux.

— Je ne sais pas, monsieur Goyan. On ne peut pas dire que vous m'ayez fait visiter.

— Attendez, coupe Fedicaï.

— Eh bien, revenez donc, je vous organiserai une visite !

— Attendez.

— Vous m'en verriez ravi !

— Parfait !

— Attendez !

— Quoi ? braillent-ils à l'unisson sur la programmeuse.

— Il se passe quelque chose. Vous ne le sentez pas ?

Les deux hommes se tournent vers le corps, la bouche ouverte, prêts à poursuivre leur joute verbale, déconcentrés par l'âme dont ils sentent qu'elle leur souffle un discours proclamé du fond des temps. Leurs corps à tous les quatre cessent d'émettre soudain. Ils ne font que recevoir et renvoyer ce qu'ils perçoivent, l'amplifient jusqu'à ce que les murmures se change en cri. Les mots, les images, les sens les écrasent. Ils suffoquent, emportés par des souvenirs jetés sur eux en torrent, d'odeurs, de pluie, de forêt, de terres boueuses. Ils sont couverts d'écailles et de tissus, de plumes, de peaux rugueuses. Ils sont les mots soufflés par le vent, ils sont les regards d'hommes, de femmes et d'enfants. L'amour. Intense. Inconditionnel. La haine. Brûlante. Farouche. Le sang. La maladie. Puis l'amour encore. Charnel. Agressif. Sincère. L'asphyxie. L'immolation. L'accident.

Et tout s'arrête. La vague reflue comme elle s'est abattue. Ils avalent une bruyante goulée d'air, les yeux hallucinés. Le Neobrum recraché par le corps illumine la pièce avant de disparaître. Tous observent le cadavre sans rien dire, conscients qu'il n'y a plus de vie dans ce torse qui se soulève, derrière ces paupières closes et dans cette bouche ouverte. Velares saisit sa machine, tremblant, déglutit et relève sur ses collègues un regard illuminé.

— L'âme est partie, dit-il.

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