La première fois que je l'ai vue, je n'ai pas compris ce qui m'a fait si mal. Depuis le début, je partageais tous tes sentiments avec toi, et quand tu étais là, je l'aimais autant que toi. C'est le réveil qui était difficile. C'était l'empreinte de ta passion pour elle, c'était ton chagrin dont je ne pouvais me débarrasser. Moi aussi, quand je la voyais, j'avais l'impression d'avoir perdu mon amour.
Remarstralis,
Strate de la réalité où reposent les âmes désincarnées.
Depuis ce matin, le regard de Lusen accroche son homirobrum. Il remarque des détails auxquels il n'avait jamais prêté attention. Le déhanché léger de sa démarche, sa mine patiente et acharnée pendant le ménage, la manière dont elle se hisse sur la pointe de ses pieds pour saisir un objet en hauteur. D'abord, il a cru s'être amouraché de sa machine, et la chose l'a inquiété, en plus de lui paraître parfaitement ridicule — tout Urbelis connaît l'affaire du vieil Arkel qui, voulant prendre son homirobrum pour amniae, avait fait le tour des temples pour trouver une pythie qui accepterait de les unir au lieu de se moquer de lui ; la blague résidait dans la ferveur sentimentale du vieillard, qui faisait hurler de rire tout le monde — puis il s'est demandé si le secret de « l'âme » ne résidait pas dans un être qui ferait semblant d'en posséder. Lusen a beau s'essayer à d'autres pistes, son intuition ne le ramène qu'à la petite homirobrum, désormais rouge de l'attention qu'il lui porte.
Le botaniste fonctionne à l'instinct depuis toujours. Sa force intérieure le guide. C'est elle qui lui a fait découvrir le Blotus, c'est elle qui a séduit Gloria quand il lui a présenté son champignon, c'est elle qui l'a incité à faire confiance à Fedicaï, quand elle lui a soumis l'idée de modifier la souche du Blotus pour y intégrer le programme de l'Abphabrum. C'est cette même intuition qui l'agace, désormais, car elle lui souffle que les théories vaseuses de Velares méritent son attention.
Comme le botaniste a cessé de lutter contre cette prédisposition — qu'il exècre parce qu'elle lui rappelle les pouvoirs injustes que détiennent les pythies — il a invité chez lui l'invention de Velares, et le docteur avec.
L'homme investit la pièce de sa bonhomie naturelle, jette les yeux partout, admire et félicite, heureux de faire partie des privilégiés pouvant visiter l'antre de celui qu'on ne doit pas toucher. Ravi, il sourit à Lusen, qui grimace de son mieux en retour, déjà frustré de voir le docteur lancer si joyeusement ses chaussures sales sur son sol. Celui-ci avance dans sa direction, les bras ouverts, et lance :
— Je suis si heureux que vous m'ayez invité, Lusen !
— C'est pour le travail.
— Je n'en doute pas.
Velares l'enlace, main gauche en haut du dos, main droite aux omoplates. Lusen se borne scrupuleusement à la nuque, crispé. La veille, le bref contact a suffi au docteur à capter la solitude de son nouveau collègue. Il n'avait pas souvent perçu un chagrin si intriguant.
— C'est très joli, chez vous, dit-il.
Lusen hausse les épaules.
— J'ai mis quelques œuvres d'art pour décorer, et mes plantes préférées.
Les yeux de Velares se posent sur le grand tableau, qui mange un mur entier de l'atrium. Une vague y avale l'un des pics rocheux qui bordent le désert, du côté de Desciarxis. La toile est grande, mais c'est son immobilité qui surprend le docteur. Depuis l'apparition des Abphabrum, on utilise des pigments modifiés qui rendent les œuvres mouvantes. Les artistes d'aujourd'hui font danser le sable, la mer et les arbres. Ils calquent la lumière de leur soleil sur les véritables heures du jour. Ainsi, à chaque fois que l'on pose ses yeux sur l'œuvre, on en découvre une nouvelle qui n'existait pas auparavant. Les tableaux comme celui de Lusen sont précieux.
— C'est une œuvre authentique de la fin de la Mutation Mécanique II que vous avez là.
— Oui. Un cadeau de ma famille.
— Ils doivent être très influents pour posséder une œuvre aussi ancienne.
Lusen ne réplique pas, la bouche pincée, prétendument absorbé par le tableau. Surpris de son silence, Velares se tourne vers lui, remarque sa mine inhabituelle sans parvenir à l'identifier, s'apprête à lui prendre le poignet, se ravise en le voyant lier ses mains dans son dos. Il détaille sans le comprendre son regard assassin, ses sourcils froncés, la lumière rageuse qui éclate dans ses yeux, n'en retire qu'un vague sentiment de malaise. Quand il n'arrive plus à soutenir son regard, il demande :
— Tout va bien ?
— Très bien.
— Voulez-vous bien me montrer le reste de votre habitation ?
— Je ne vous ai pas invité pour vous faire la visite.
— Oh...
Le docteur n'ajoute rien, renfrogné, reporte ses yeux sur le tableau, croise ses bras très hauts pour être certain de ne pas aller effleurer l'autre par mégarde. Il ne s'est jamais senti si imposant. Pour lui, le Contact est un sens plus nécessaire que la vue ou l'ouïe, il distille la douleur et l'autodestruction, ouvre les portes du monde sensible. Personne ne se passe du Contact, et surtout pas Lusen, qui dépérit comme un malheureux derrière ses airs de misanthrope comblé. Velares soupire. Il est plus frustré de ne pas savoir expliquer le comportement de son collègue qu'irrité par son hostilité. Son incompréhension résonne en lui comme un échec, et Velares Murev n'échoue pas.
L'homirobrum lui rapporte le paquet volumineux qu'il a traîné sur tout son trajet. Velares note en lui-même le regard en coin que lui jette le botaniste quand il se penche pour extirper son outil de sa boîte, s'abstient de tout commentaire, et saisit l'objet avec précaution.
— Voilà ma machine, grommelle-t-il, de mauvaise grâce. Que comptez-vous faire avec ?
— Du travail.
Lusen lui arrache des mains la boîte dorée. Un large manchon revêtu de cuir supporte un amas compact d'écrous et de rouages, qui semblent faire office de décoration. Le botaniste soupçonne le docteur de les avoir collés pour paraître plus intelligent, et sursaute lorsqu'ils se mettent en branle. Il contemple un moment les mécanismes tourner les uns avec les autres, et vibrer jusque dans sa main, puis s'exaspère. On ne peut pas créer une machine plus amatrice. Personne n'a vu de rouages de cette taille depuis la première Mutation Mécanique. Sans daigner regarder le docteur, il lance :
— Il est censé se passer quelque chose ?
— Le manchon est lié à votre Neobrum.
— Je comprends bien, mais rien ne se passe.
— Regardez-moi.
Lusen, la mauvaise volonté gravée dans le visage, se tourne vers son collègue et manque de lâcher l'invention. Comme sur les séquences présentées lors de leur rencontre, une dentelle translucide se dessine sur la peau du docteur. En l'observant avec attention, il comprend qu'elle se déploie sous l'épiderme, des cheveux jusqu'aux veines, en couches superposées.
— Mais qu'est-ce que c'est que ça ?
— Je vous présente l'âme.
Lusen le contemple, incrédule, muet, émerveillé, puis il se ressaisit, pousse un soupir désabusé.
— Sauf votre respect, il n'y a aucune preuve qu'il s'agit bien de cela.
Velares lui sourit.
— Regardez la vôtre.
Le botaniste porte les yeux sur ses propres bras, et découvre les mêmes broderies, plus fines et régulières. C'est mon âme, pense-t-il. C'est moi. Le vrai moi. Je me reconnais. Il refoule de son mieux l'émotion qui le submerge, se contorsionne pour observer les complexes réseaux déployés sous sa peau, et leurs rotations uniques, qu'il saisit de moins en moins à mesure qu'il les regarde. Le docteur continue son exposé :
— Certaines âmes sont plus raffinées que d'autres, mieux déployées dans le corps, plus harmonieuses. J'ai pu observer certains corps dont l'âme était si compacte qu'elle en devenait presque aveuglante. Je suppose que ça a avoir avec le nombre d'incarnations.
— Je vous implore de ne plus parler d'âme tant que nous ne saurons pas à quoi nous avons affaire.
— Bien. Ne nous énervons pas pour si peu. Vous nommerez cette matière « âme » bien assez tôt.
Velares se mord les lèvres, surpris de sa propre attitude. D'habitude, il cherche la sympathie et l'admiration, se montre simple, aimable, refoule au plus profond son orgueil indélicat, mais aux côtés du botaniste, ses défauts surgissent et se dressent entre eux, en accord tacite de leur haine assumée. Velares se protège en se montrant détestable, parce que l'autre le menace. Il n'avait jamais eu à faire ça, avant. Normalement, on se tend la main, et tout est résolu.
L'homirobrum reparaît, les bras chargés d'un plateau contenant deux tasses de thé, un pot de miel, et des beignets fourrés au fromage de chèvre. Lusen a beau l'inspecter, il ne remarque sur elle aucune ligne bleue. Le docteur s'allonge à moitié sur le divan, croque dans l'un des gâteaux, les yeux sur son collègue.
— Vous avez remarqué, dit-il. Les homirobrum, comme les autres objets, ne sont pas concernés par le phénomène. Seuls les vivants le sont.
Lusen l'observe, circonspect. Il trouve une certaine élégance au drapé de sa toge blanche, suspendu au-dessus du sol. Le docteur a croisé ses pieds sur le tissu de velours, le bras accoudé au dossier, ses cheveux sombres, libérés de leurs tresses, cascadant sur ses épaules. Il s'assoit face au docteur, dépose la machine sur la petite table, à côté des gâteaux. Les broderies irrégulières se dissipent du corps de Velares, qui le jauge avec méfiance. Lusen demande :
— Comment se comporte la matière, au moment de la mort ?
— Elle s'échappe instantanément. Je ne sais pas où. Une fois sortie du corps, elle n'est plus identifiable.
— Si c'est bien l'âme, alors elle doit forcément se déplacer vers le Remarstralis en attendant sa réincarnation.
— Sans doute, mais quand elle quitte le corps, il se produit un événement qui la rend impossible à pister, comme si elle changeait soudain d'état.
Lusen sirote le thé brûlant, les yeux dans le vide, avachi. Se sentant oublié, Velares se détend, remarque le grand bassin, au milieu de l'atrium, les persiennes, suspendues aux ouvertures pour protéger du vent rude des derniers étages. Comment le botaniste impoli d'un projet agonisant peut-il s'offrir un logis pareil ? Velares lui attribuait une bicoque en bois miteuse à l'entrée du désert, pleine de vieilleries et de poussière, la marginalité revendiquée jusque sur le carrelage, et voilà que Lusen occupe un appartement encore plus beau que le sien.
— Vous imaginez si l'on pouvait glisser cette matière dans un robot ? lance-t-il en contemplant l'homirobrum. Avec tous les récepteurs que possèdent ces choses, la pauvre âme coincée à l'intérieur subirait toutes nos tribulations.
Velares n'a pas eu le temps de regarder le botaniste pour rire avec lui que celui-ci est déjà debout, les genoux fléchis.
— Mais c'est ça ! C'est exactement ça ! hurle Lusen.
— Qu'est-ce qui est ça ?
— Vous avez raison !
Il le fixe avec des yeux fous, les mains figées, tourné vers lui. Velares le détaille sans comprendre, presque effrayé de son enthousiasme et de son teint blafard, encore plus maladif, une fois illuminé par la fièvre de ses idées.
— De quoi ?
— Enfin, c'est évident ! Ce n'est pas la peine d'en extraire un morceau si nous pouvons directement l'observer de l'intérieur. Il suffit qu'il y ait des récepteurs assez proches d'elle pour la capter... Si on arrive à mettre ce que vous considérez comme l'âme dans un objet rempli de récepteurs, comme l'homirobrum, on pourra l'étudier sans même la toucher !
— J'ai déjà essayé. Ça ne fonctionne pas. La matière n'existe pas dans ce qui n'est pas vivant.
Loin de se dérider, Lusen persévère.
— Et si on simulait la vie ? Un homirobrum n'est qu'un robot à apparence humaine, mais de vrais humains, on en a !
— De vrais humains déjà dotés d'une âme qu'on n'a jamais pu observer...
— Mon pauvre Velares, vous ne comprenez rien !
L'homirobrum récupère les tasses à moitié pleines sous l'œil surexcité du botaniste, et entame sans préambule un numéro de jonglage avec la vaisselle. Velares recule, inquiet de la tournure que prend l'événement. Le thé qui saute hors des timbales y retourne sans la moindre éclaboussure. Le robot n'observe pas ses gestes. Elle envoie dans les airs les objets avec une précision métronomique, assez haut pour qu'ils frôlent le plafond sans le salir. Lusen rit, les poings serrés.
— Les récepteurs des homirobrum sont cent fois plus puissants que les nôtres ! s'écrie-t-il. Leur composition permet de supporter des charges létales pour le cerveau humain. C'est bien pour cela qu'ils n'ont pas besoin de nous toucher pour connaître nos émotions, et qu'ils peuvent lire nos pensées. Il me suffit de l'imaginer en championne de jonglerie pour qu'elle le devienne. C'est tout de même incroyable ! Une telle capacité offre bien des possibilités, vous ne croyez pas ?
— Où voulez-vous en venir ?
— Si cet homirobrum, un modèle commun et déjà vieux de quelques années, est capable de transférer immédiatement mes pensées en actions concrètes et précises, j'ai l'espoir que les récepteurs captent aussi la matière que vous avez trouvée, pourvu qu'il y ait dedans un élément comparable à la pensée consciente... En insérant ces récepteurs dans un corps artificiellement maintenu en vie, et vide de toutes réflexions parasites, nous serions orientés sur la composition de cette matière, et nous saurions si elle peut être compatible avec la technologie du Blotus !
Le visage du docteur s'illumine enfin. L'homirobrum achève son spectacle moins périlleux qu'inutile, repose les tasses et repart avec indifférence. S'il n'est pas très accueillant, on ne peut pas enlever à Goyan qu'il a le sens du spectacle, songe Velares, réprimant un rire hystérique.
— Nous avons besoin d'un individu en état de mort cérébrale, décrète-t-il, une fois calmé. Nous n'en trouverons pas avant plusieurs semaines, malheureusement. L'attente pour ces corps est très longue.
— Je contacte quand même Gloria !
Lusen voit juste. En quelques minutes, la coordinatrice du projet lui offre une mourante sur un plateau. En Urbelis, on abandonne les corps à la recherche, puis au bucher. La chair sans âme n'a ni nom ni privilège, elle devient un théâtre d'expérimentations, puis un déchet répugnant que personne ne veut voir. Gagnée par son excitation, Gloria lance :
— Toi, y a pas à dire, t'es un chanceux comme j'en ai rarement vus. Va pas t'imaginer que ce sera tous les jours comme ça !
— Oui oui, Gloria, tu es merveilleuse ! Merci !
Elle rit :
— Quoiqu'il arrive à l'hôpital, je suis fière de toi, mon grand.
Une fois à bord de la navette, Velares se sent léger. Sa théorie plaît à Lusen, l'envie de percer le mystère le dévore, et surtout, il est pris au sérieux. Il observe le botaniste : son bras accoudé à la rambarde, ses jambes croisées, ses yeux impatients, vibrants d'idées et de fantasmes, rivés sur les arbres. Il tente d'entamer la conversation :
— Je suis très intrigué par votre tableau.
Lusen lui lance un regard ennuyé.
— Que voulez-vous savoir ?
— Je me demande ce que fait votre famille pour posséder une telle chose. On ne trouve ces œuvres antiques que dans les plus beaux temples de la ville, et rarement en si bon état. Il me semble qu'il doit subsister une vingtaine de tableaux datés d'avant la Mutation Mécanique III.
— C'est vrai.
Constatant que Lusen prend un malin plaisir à ne rien lui révéler, Velares change de tactique.
— Mes parents étaient marchands, annonce-t-il.
— Etaient ?
— Etaient.
Le botaniste le scrute avec insistance, incapable d'admettre à voix haute son intérêt soudain pour ses affaires de famille, maintenant qu'un mystère lugubre y plane. Il finit par arracher un sourire à Velares, recule dans son siège, s'apprête à se dévoiler. Une fois, deux fois. Rien ne vient. Il n'a pas communiqué pour de vrai depuis longtemps, craint d'en dire trop, ou alors pas assez. Il ne voudrait pas être gauche, que Velares se mêle de sa vie, qu'il l'oblige à parler de Mikaëla. Vaincu par la peur, Lusen se renferme dans son mutisme.
— Faites un effort, Lusen, je vous en prie ! s'emporte tout à coup le docteur, les joues roses. Vous êtes complètement inaccessible ! Comment voulez-vous que l'on travaille ensemble si je ne vous connais pas ? Je veux bien me plier à votre refus du Contact et à toutes vos autres règles, si ça vous chante, mais quand je prends la peine d'utiliser les mots, comme vous me l'avez demandé, vous pourriez avoir la délicatesse de me répondre.
Velares s'arrête, lui-même surpris de son accès de colère. Les autres passagers de la navette les dévisagent, interdis. Pris au dépourvu, Lusen ne réplique pas, se contente de le fixer, ses grands yeux verts écarquillés.
— Pardon, murmure Velares, la tête basse et les mains croisées. Je ne voulais pas m'énerver. Je n'ai jamais travaillé avec quelqu'un que je ne comprends pas. Tout se passe pour le mieux avec Gloria et Fedicaï, mais vous... Je ne sais pas comment vous fonctionnez. J'ai peur de vous blesser, et votre silence me blesse aussi. Vous côtoyer est difficile, mais je ne veux vous obliger à rien, et je respecte vos choix. Pardonnez-moi.
— Ma famille régit le Temple de la Nuit.
L'étonnement du docteur arrache un soupire satisfait à Lusen qui, heureux du silence respectueux de son nouveau collègue — qu'il devine rempli d'interrogations — reporte son attention sur la vallée. Les reproches francs de Velares l'ont séduit. Il l'imaginait toujours aimable, mesuré, prêt à toutes les courbettes, pourvu qu'il n'y ait aucun conflit. Son coup de sang le dévoile. Plus qu'être aimé, Velares veut susciter une admiration sans borne partout où il passe, chez tous ceux qu'il rencontre, toucher au plus profond, impacter durablement la vie des gens. Il ne supporte pas l'indifférence. Lusen se détend. Un moment, il avait cru avoir affaire à un être parfait.
Une fois sortis de la navette, les deux collègues marchent jusqu'à l'hôpital. Le bâtiment a des allures de sanctuaire. Des piliers encadrent d'immenses ouvertures en forme d'alcôves, les jardins croisent les couloirs du rez-de-chaussée, ouverts au centre de la bâtisse en un joli cloître fleuri. L'hôpital est un endroit où l'on fête les renaissances futures et les découvertes scientifiques. On pleure les partenaires que l'on perd, on joint ses mains aux inconnus pour partager sa douleur et ses souvenirs, on se lamente ensemble, on rit ensemble, on repart en aimant la vie de nouveau. Malgré l'ambiance bienheureuse qui règne dans le lieu, Lusen s'y sent pris de malaise. Tout dans cet endroit, des robes bleues des pythies de soin aux fleurs qui recouvrent les murs, lui rappelle Mikaëla.
Avec le docteur, ils s'enfoncent dans l'aile droite du bâtiment, du côté où les corps maintenus en vie attendent de disparaître. Après avoir traversé un couloir infiniment long, à peine éclairé par une lumière artificielle, Velares précède Lusen dans la petite chambre qui leur est réservée. Fedicaï les y attend déjà.
— Bonjour ! lance-t-elle. Il paraît que vous êtes sur une piste ?
— J'imagine que Gloria t'a mise au courant, répond Lusen.
— Oui. Elle m'a demandé de ramener des récepteurs d'homirobrum, ainsi que des capteurs de puces. Ceux que j'entreposais chez moi vont enfin servir !
— Monsieur Goyan et moi-même avons eu l'idée de barder de récepteurs un corps en état de mort cérébrale, explique Velares. Nous espérons qu'il sera ainsi possible de créer un contact avec l'âme.
— Je ne vous suis pas très bien...
— Au lieu de l'explorer de l'extérieur, nous allons le faire directement de l'intérieur, dit Lusen en dégrafant sa cape.
La jeune femme observe le botaniste, remarque ses joues anormalement roses, son regard fuyant, devine la théorie qu'il lui expose sans vraiment chercher à être compris. Elle reste bouche-bée, admire l'idée aussi brillante qu'hasardeuse.
— J'espère que ça fonctionnera, répond-t-elle après un moment. On peut tenter, mais...
— Ça a toutes les chances d'être un échec, je sais, coupe Lusen. Si quelqu'un a une meilleure proposition, je suis preneur.
Fedicaï hoche la tête, heureuse de retrouver ses yeux impatients enfin illuminés, et décide, radieuse :
— Allons-y ! Ça vaut la peine d'essayer.
Une fois déguisés en pythies du soin, les trois compères font face à la morte vive. Une machine envoie dans ses bronches de l'air artificiel, une autre rythme les battements de son cœur. Aucune ne fait illusion à son absence de conscience. Velares saisit son invention et observe le corps.
— L'âme est encore à l'intérieur, dit-il. Je ne sais pas combien de temps nous avons. C'est la première fois que je fais face à un tel cas de figure... Elle pourrait disparaître à tout moment.
— Dépêchons-nous, alors, lâche Lusen.
— Oui. Je vais l'ouvrir, conclut le docteur en saisissant une petite scie de chirurgien à dents pointues.
— Parce que vous y connaissez quelque chose ?
Velares braque sur le botaniste un regard outré, l'arme levée, prêt à inciser la jambe droite de la future macchabée.
— D'où croyez-vous que me vient le titre de « docteur » ? Je suis médecin. J'ai tout appris, ici. Cette machine que j'ai créée était supposée m'aider à détecter les causes d'un certain nombre de maladies neurodégénératives.
— Ça n'a pas été une franche réussite.
— Je suis médecin, pas ingénieur.
Agacé, Velares enfonce le bistouri d'un coup sec en plein dans le mollet rigide. Une fois l'objet planté, la peau s'arrache presque d'elle-même. La lame y creuse un sillon irrégulier, fait chanter la chair qui crépite, déchire les muscles, coupe les vaisseaux sanguins, les nerfs, les tendons, épluche finalement le corps comme une orange, encastrée dans le membre jusqu'à l'os. Certaines parties résistent mieux que d'autres, mais de tous les côtés, le sang s'écoule, noircit la table, emplit la chambre d'une odeur nauséabonde. Le docteur s'acharne avec sa scie, découpe la jambe sur toute la longueur, insère ses doigts dans le rayon sanglant, et, faisant pression sur ses bras, écarte les pans du membre jusqu'à ce qu'il cède avec un craquement lugubre. Dans la jambe, désormais ouverte en deux parties, Velares creuse de petits trous à l'aide d'une cuillère élimée, un peu plus larges que les récepteurs qu'ils doivent accueillir. Il jette sur le côté de la table le contenu de ses cuillères. La chair humaine s'y accumule en un petit tas de bouillie, parsemés de cartilage en miettes et de nerfs déchirés, sous l'œil affligé de Fedicaï et Lusen. Quand le docteur lève les yeux de son travail, et voit l'expression de ses collègues, il lance en leur montrant ses mains sanguinolentes :
— Ce n'est pas comme si elle risquait d'encore beaucoup s'en servir.
Après trois heures de travail acharné, le corps fraîchement recousu est bardé de capteurs, de la tête jusqu'aux bouts des membres. Velares s'étale sur une chaise, soupire de soulagement, arrache les gants et se frotte le visage. Les deux autres fixent toujours la scène de crime. Toutes les nuances de sang ornent la table, et une odeur pestilentielle émane du cadavre. Lusen s'est retenu plus d'une fois de rendre ses beignets au fromage, Fedicaï est livide.
— Bon, reprend le docteur après s'être redressé. Il est temps de voir si la magie opère.
Chacun avance à reculons vers le corps et en saisit une extrémité. Le cadavre les écœure moins que l'absence de vie qu'ils s'apprêtent à y sentir. Lusen, de plus en plus anxieux, se surprend à espérer que l'expérience échoue, qu'ils ne captent rien d'autre que le vide, et qu'il puisse rentrer chez lui, se réenfermer, seul avec lui-même, loin de tout, et surtout loin d'eux.
Les minutes s'écoulent sans que rien ne se passe. Le corps ne transmet que la froideur du néant, puis Fedicaï s'agite, et tous sursautent en même temps.
— J'ai capté quelque chose, proclament-ils à l'unisson.
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