II
Dès que j'ai franchi les grilles du lycée, j'ai aperçu Sunny qui se dirigeait vers moi, un sourire radieux sur le visage, comme si on venait de la demander en mariage.
– Joyeux anniversaire ! a-t-elle soufflé en me serrant fort dans ses bras, ce qui m'a donné l'impression d'avoir loupé un épisode.
Sunny était ma meilleure amie – ou avait été ; j'ignorais quelle conjugaison était la plus appropriée. Disions que nous étions très proches jusqu'à ce qu'Orson débarque dans sa vie. Au début, je me suis sincèrement réjouie pour elle. Sunny était une grande amoureuse de l'Amour, mais elle n'était jamais sortie avec personne à cause de sa fâcheuse tendance à se métamorphoser dès qu'un garçon l'approchait. Il y a certaines filles que la timidité rend mignonnes. Mais, chez Sunny, ça la transformait en statue du musée Tussaud. Résultat, les garçons lui décochaient un regard béat d'admiration avant de s'en détourner aussitôt. À leur décharge, je dois admettre qu'il est difficile de s'intéresser à une fille complètement muette dont le regard reste englué à ses chaussures. Orson a accompli le miracle de capter le regard de Sunny, de desceller ses lèvres et de détruire l'épaisse couche de timidité sous laquelle elle semblait figée. Il s'est emparé de son cœur et l'a emporté tellement loin de moi que la seule phrase que nous échangions dans une journée se résumait le plus souvent à « Bonjour ».
D'ordinaire, à cette heure-ci, elle aurait dû être occupée à lui rouler des pelles au fond de la cour. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle se souvienne de mon anniversaire, encore moins à ce qu'elle sorte un cadeau de son sac. J'ai déchiré l'emballage en piaillant : « Merci ! Merci ! » Peu importe ce que c'était. Même un simple collier de pâtes aurait fait mon bonheur. J'étais tellement contente d'avoir son attention pour une fois.
C'était de la poudre de fée. Tout du moins c'est ce que prétendait le paquet. Poudre de fée pour exaucer tous vos souhaits. Pas sûre qu'elle aurait choisi un tel cadeau si elle avait su que l'un de mes souhaits était de la décoller de son petit ami. Elle avait dû faire des recherches intensives pour me dénicher un cadeau aussi original. J'étais tellement euphorique que j'ai failli l'embrasser sur la joue. Néanmoins, je ne voulais pas la mettre mal à l'aise. Alors je me suis contentée d'effleurer son bras en la gratifiant d'un énième merci.
– C'est pas grand-chose, a-t-elle marmonné d'un air modeste.
Comment pouvait-elle dire ça ? Au contraire, c'était un cadeau inestimable ! Je n'arrivais pas à croire qu'elle ait fait l'effort de marquer ce jour comme s'il était important. Comme si j'étais encore unique à ses yeux.
La sonnerie a retenti. Sunny a marché à mon rythme comme si elle n'était pas pressée de rejoindre Orson pour l'embrasser entre deux casiers. Je me suis demandé s'ils s'étaient disputés, ce qui aurait expliqué pourquoi elle revenait vers moi. Cette idée a légèrement assombri ma bonne humeur.
Quand j'ai vu qu'elle s'installait sur le pupitre à côté du mien, je me suis renfrognée.
– Tu t'es disputée avec Orson ? ai-je demandé d'une voix méfiante.
– Quoi ?
De toute évidence, elle n'avait pas envie de m'en parler. Je ne voulais pas qu'elle me reproche de me mêler de ce qui ne me regardait pas, alors j'ai changé de sujet. Même si j'avais l'impression d'halluciner chaque fois qu'elle m'adressait un sourire.
Le cours d'anglais a débuté. De temps à autre, j'épiais Sunny du regard. J'avais l'impression que quelque chose en elle avait changé. Quelque chose sur lequel je n'arrivais pas à mettre de nom. C'était peut-être parce que ses cheveux étaient attachés ou que ses vêtements semblaient démodés. On aurait dit qu'elle avait ressorti ses vieux pulls du placard.
– Eh, Dumbo, tu me prêtes un crayon ?
En entendant la voix d'Aaron, j'ai regretté que Zytryon n'ait pas réellement le pouvoir d'effacer les gens. J'avais hérité de ce surnom en primaire parce que j'avais les oreilles décollées. En grandissant, ce défaut était devenu quasiment imperceptible, car j'avais appris à me coiffer en conséquence. Néanmoins, la maturité d'Aaron n'avait pas grandi d'un neurone.
– Je n'ai jamais rien vu d'aussi marrant que de voir voler un éléphant, a-t-il chantonné avec une voix de dessin animé.
Je me suis retournée, furibonde, et lui ai jeté un crayon pour qu'il me laisse tranquille.
À la pause déjeuner, Sunny m'a accompagnée jusqu'à la cafétéria. J'étais de plus en plus déroutée par son attitude, même si je ne pouvais pas lui reprocher de vouloir passer du temps avec moi.
– Tu as regardé Love is simply hier ? m'a-t-elle demandé d'une voix légère.
– Euh... Non, ai-je répondu distraitement en cherchant Nolan du regard.
– C'était chouette. On devrait le regarder un de ces quatre.
Je l'ai dévisagée. Depuis quand est-ce qu'on parlait de ce qu'on avait regardé à la télé la veille ? Et pourquoi est-ce que son regard était scotché à moi comme si elle n'attendait pas désespérément qu'Orson surgisse pour l'attraper par la taille ?
– Est-ce qu'Orson est malade ? ai-je demandé froidement.
Je commençais à la soupçonner de chercher ma compagnie le temps qu'il se rétablisse. Sunny détestait être seule. Elle avait toujours besoin de se cramponner à quelqu'un pour affronter la jungle des lycéens.
– Qui ça ?
– Orson.
– Je ne connais pas d'Orson, à part Orson Welles.
Elle a rigolé, tandis que mon corps était parcouru de sueurs froides. La voix de Zytryon résonnait dans ma tête, tel un écho diabolique. Orson effacé. Je devenais probablement parano. Après tout, j'avais aussi cité Aaron et il était en pleine forme.
Je me suis tournée vers Meredith qui était assise deux chaises plus loin.
– Tu sais où est Orson ?
– Non, j'en sais rien, m'a-t-elle répondu en haussant les épaules. Il déjeune probablement dehors.
J'ai soupiré de soulagement. Elle voyait de qui je voulais parler. Néanmoins, cela n'expliquait pas le comportement étrange de Sunny. Peut-être qu'elle s'était disputée avec lui et qu'elle préférait faire comme s'il n'existait pas. C'était un comportement puéril qui m'étonnait un peu de sa part, mais après tout ce n'était pas mes affaires. Si leur querelle me permettaient de récupérer ma meilleure amie l'espace d'une journée, je n'allais pas m'en plaindre.
Harper est passée devant nous, ses longs cheveux marron glacé serpentant jusqu'à sa taille. J'ai vu Sunny lui jeter un regard teinté d'admiration.
– Cette fille est parfaite. Je ne comprends pas pourquoi Erik l'a trompée, a-t-elle chuchoté tandis qu'Harper s'asseyait bien loin dudit Erik qui la dévisageait avec l'expression dépitée d'un surfeur à qui on vient d'interdire l'accès à l'océan. Ils ont rompu ce week-end. C'est tellement dommage. Ils allaient si bien ensemble.
Je ne comprenais pas pourquoi elle se préoccupait de ce genre d'histoire. Harper et Erik formaient un joli couple, mais Sunny et Orson les dépassaient largement. Si j'avais dû miser sur un couple qui survivrait au lycée, je n'aurais pas parié un cent sur la tête d'Harper. En revanche, j'aurais pu miser toutes mes économies sur Sunny.
– Le pire, c'est comment elle l'a appris, a-t-elle poursuivi d'un air exalté comme si elle me racontait l'intrigue d'une comédie romantique. Erik lui a envoyé un message qui était destiné à Leigh, la fille avec qui il la trompait. C'est dingue ! Comment il a pu se tromper de prénom ?!
Apparemment Sunny préférait débattre des problèmes des autres plutôt que des siens. Même si cette rupture me laissait complètement indifférente, j'ai fait un effort pour donner mon avis puisque cela semblait passionner Sunny.
– Peut-être que c'était un acte manqué. Au fond de lui, Erik avait peut-être envie de tout avouer à Harper.
– Tu veux dire qu'il aurait été commandé par son inconscient ?
– Oui, quelque chose comme ça. Il paraît que notre inconscient peut nous pousser à faire des choses bizarres.
– En tout cas, c'est du beau gâchis, parce que maintenant il est tout seul.
– Pourquoi il ne sort pas avec Leigh ?
– Parce qu'il s'est rendu compte qu'il aimait vraiment Harper quand elle a rompu avec lui.
– C'est bête, en effet, ai-je soupiré en pensant à toutes ces choses qui arrivent avec un mauvais timing.
Dans le foyer, j'ai repéré Nolan en pleine discussion avec Emy. J'étais étonnée qu'il ne m'ait pas encore souhaité bon anniversaire. D'ordinaire, c'était le premier à le faire. Nous nous connaissions depuis l'enfance – ce qui, ramené à l'échelle de l'univers, équivalait à la formation des planètes. Nous avions grandi ensemble, car nos parents étaient voisins. J'avais mis du temps à accepter mon attirance pour lui. Et encore plus de temps à le lui avouer. Du point de vue de l'univers, c'est comme si j'avais attendu le réchauffement climatique pour passer à l'action, autrement dit je m'y étais prise beaucoup trop tard.
Ça s'était passé la semaine dernière à la soirée de Daphné. Nous étions assis dans un canapé et il avait glissé son bras par-dessus mon épaule, chose qu'il avait déjà faite un milliard de fois, mais jamais dans ces circonstances. Je ne sais pas si c'était dû au fait que je portais une jupe et du maquillage qui étaient censés me rendre attirante, mais j'avais interprété ce geste comme une invitation et je l'avais embrassé. Ça avait duré une seconde, le temps qu'il me saisisse par les coudes pour m'obliger à reculer.
– Hé, qu'est-ce qui te prend ?
Sa voix était douce, il ne paraissait pas fâché. Néanmoins, avec l'obscurité, il était difficile d'évaluer la véritable expression de son visage.
– J'en avais envie depuis longtemps, avais-je avoué.
Il y avait eu un silence malgré la musique. Un moment affreux où il était resté muet et où je m'étais sentie aspirée par une gêne immense. Puis un flash de lumière rose s'était posé sur son visage et j'avais compris, à son air embarrassé, que nous n'étions pas du tout sur la même longueur d'onde.
– J'ai cru que.... Tu as posé ton bras sur mon épaule...
– Pour attraper les chips.
– Quoi ?
En tournant la tête, j'étais tombée nez-à-nez avec un énorme saladier. Quelqu'un avait eu la brillante idée de coller ce maudit canapé au buffet et Nolan, qui était attiré par la nourriture comme un aimant, n'avait pas pu résister. La situation était affreuse.
– J'ai déjà un crush, désolé, s'était-il excusé. Ça aurait pu se faire mais... C'est déjà ambigu avec Genna alors...
– Je comprends, avais-je murmuré tandis que ma fierté agonisait dans un halo de lumière mauve.
Sunny a dû voir mon regard bugger parce qu'elle m'a demandé :
– Ça te fait quelque chose ?
Elle n'était pas au courant de mon baiser raté. Nous avions arrêté de nous confier l'une à l'autre depuis des mois. En revanche, elle savait que j'appréciais Nolan au-delà de l'amitié.
– Non, c'est juste que je suis étonnée de le voir avec Emy.
– Pourtant ça fait des semaines qu'ils se tournent autour.
– Quoi ? Je croyais qu'il avait des vues sur Genna.
Je commençais à bouillonner. Est-ce que Nolan s'intéressait à toutes les filles sauf à moi ? J'étais tentée de raconter à Sunny ce qui s'était passé maintenant qu'elle semblait plus encline à compatir. Mais je restais sur mes gardes. Si elle me tournait le dos dans deux jours, je regretterais de m'être confiée. J'avais vraiment besoin de comprendre pourquoi subitement elle ne me quittait plus d'une semelle.
– Est-ce que c'est juste parce que c'est mon anniversaire que tu es aussi gentille ?
– Qu'est-ce que tu insinues ? Que je suis une peste d'habitude ?
Son regard ne laissait aucun doute sur le fait que je l'avais vexée.
– Non, mais tu sais bien que ce n'est plus comme avant.
– Avant quoi ?
– Avant Orson.
– Pourquoi est-ce que tu n'arrêtes pas de me parler de ce type ?
Je commençais à en avoir ras-le-bol de cette petite mascarade.
– Parce que d'habitude vous passez votre temps à vous bécoter comme deux perruches inséparables !
Elle a gloussé.
– De quoi tu parles ? J'aimerais bien être la perruche de quelqu'un, mais je n'ai jamais embrassé personne.
Elle a baissé les yeux. Ses joues étaient toutes roses. Elle paraissait gênée. Gênée de mentir ou honteuse parce que ses lèvres n'avaient jamais frôlé celles d'un garçon ? J'oscillais entre colère et panique. Est-ce que tout le monde s'était concerté pour me faire une blague ? Ou est-ce que Zytryon était un robot-exterminateur ?
Non, ce n'était pas possible. Mon père ne m'aurait jamais permis de jouer avec lui s'il était dangereux. Et puis Meredith se souvenait d'Orson tout aussi bien que moi, donc c'était Sunny qui perdait la boule ou qui jouait avec mes nerfs. Peut-être qu'il s'était passé quelque chose avec Orson qui l'avait traumatisée et qu'elle traversait une phase de déni. Il l'avait peut-être trompée, ce qui aurait expliqué pourquoi elle avait pris la défense d'Harper. Ça devait être ça. Même si je n'aimais pas l'idée qu'elle ait souffert, cette hypothèse me rassurait quelque peu.
– Tu peux me passer ton portable ? ai-je demandé. Je dois envoyer un message à ma mère et j'ai oublié le mien.
Sunny m'a confié son téléphone sans le moindre soupçon. J'ai regardé discrètement dans ses messages pour trouver trace d'une éventuelle dispute. Mais le dernier message venait de moi, ce qui était étrange vu que je ne lui avais plus rien envoyé depuis des lustres. Elle avait dû effacer tous les messages d'Orson, faisant remonter de vieilles conversations. J'ai appuyé sur la liste des contacts, scrollant l'écran jusqu'à la lettre « O ». Il n'y avait aucun contact pour cette lettre. Peut-être qu'elle l'avait enregistré sous un surnom comme « Amour » ou « Bébé ». On était devenues tellement étrangères que je ne savais même pas quel petit nom elle donnait à son chéri.
J'ai rendu son téléphone à Sunny, la mine défaite.
– Ça te dirait d'aller au parc animalier tout à l'heure ? a-t-elle proposé.
– Hum, hum, ai-je fait, préoccupée.
Apparemment elle avait beaucoup de temps libre aujourd'hui.
– Ça va ? T'as l'air toute perturbée. C'est à cause de Nolan et d'Emy ?
Comment réagirait-elle si elle apprenait que j'avais souhaité la disparition de son premier et unique petit ami ? À coup sûr, elle me détesterait pour le restant de mes jours. Je venais à peine de retrouver notre complicité que je craignais déjà de la perdre.
– J'ai tenté d'embrasser Nolan samedi dernier, ai-je lâché pour faire diversion.
Cette confession paraissait dérisoire comparé au reste.
– Pourquoi tu ne m'as rien raconté ? Comment il a réagi ?
– Pas comme je l'espérais. Il m'a repoussée parce qu'il s'intéressait déjà à une autre fille.
– Mais il ne t'a pas dit qu'il te voyait uniquement comme une amie ?
– Non, pas exactement.
– Alors, c'est bon signe. Dès qu'il en aura fini avec Emy, il reviendra vers toi.
J'ai acquiescé, même si j'avais un très mauvais pressentiment. Aux dernières nouvelles, Nolan m'avait repoussée parce que Genna occupait toutes ses pensées. Si maintenant il passait tout son temps avec Emy, qu'était-il arrivé à Genna ?
– Est-ce que tu as vu Cassie aujourd'hui ? ai-je demandé avec appréhension.
Je préférais l'interroger sur Cassie, parce que ma conscience était davantage apte à encaisser la disparition d'une pimbêche superficielle que celle de l'adorable Genna qui promenait son labrador dans mon quartier.
– Depuis quand tu t'intéresses à Cassie ?
Au moins, elle voyait de qui je voulais parler. C'était encourageant.
– Euh... depuis qu'elle a posté une photo d'elle avec un bébé léopard dans les bras, ai-je menti.
Même si elle n'avait que seize ans, Cassie Wellington était déjà une mini-star sur la toile. Elle postait des selfies quotidiennement et son narcissisme frôlait souvent le ridicule. Enfin, c'était mon avis, pas celui de ses deux cent mille abonnés. Sunny a dégainé son portable, folle de curiosité. J'aurais dû anticiper son geste.
– Tiens, c'est bizarre, je ne trouve plus son compte Instagram.
La vague de panique s'est accentuée. Je m'efforçais de ne rien montrer, même si je commençais à avoir du mal à respirer.
– Ils ont dû supprimer son compte à cause du léopard, a-t-elle ajouté. C'est mal vu de poser avec un grand félin.
– Oui, probablement, ai-je approuvé, soulagée qu'elle échafaude une hypothèse pour justifier cette situation inquiétante.
Il fallait que j'en aie le cœur net. Je me suis dirigée vers le panneau d'affichage qui listait les élèves participant à la pièce de fin d'année. J'ai scruté les rôles les uns après les autres et mon cœur a fait un bond en arrière comme pour aller se planquer sous le paillasson du hall d'entrée. La liste avait été modifiée. Cassie ne faisait plus partie du spectacle.
J'étais proche de la tachycardie. Cassie et moi avions passé l'audition ensemble. Bien qu'elle n'ait aucune expérience alors que je faisais du théâtre depuis trois ans, c'était elle qui avait décroché le premier rôle. Probablement parce qu'elle correspondait physiquement à l'image que l'on se fait de Belle. Néanmoins, ce n'était pas la raison pour laquelle j'avais donné son nom à Zytryon. Cassie prenait des selfies tout le temps et elle ne se souciait jamais de qui se trouvait à l'arrière-plan. Je m'étais donc retrouvée malgré moi sur l'un de ses clichés et j'avais été la risée de ses abonnés. Tout ça parce que j'étais en train de me pencher à l'instant où elle avait appuyé sur le bouton, capturant une partie de mon anatomie que personne n'aurait jamais dû voir. J'avais demandé à Cassie de retirer la photo, mais elle avait refusé sous prétexte que celle-ci avait remporté huit mille likes.
Néanmoins, cela ne méritait pas la peine de mort, j'en étais bien consciente.
Sunny a posé sa main sur mon épaule.
– Ne t'inquiète pas. Tu seras très jolie en théière.
– Je ne joue plus la théière.
– Qu'est-ce que tu joues alors ?
Elle s'est approchée pour contempler le tableau de plus près.
– Waouh ! Félicitations ! Comment tu as fait pour obtenir le premier rôle ?
– Je ne sais pas, ai-je bredouillé, incapable de me réjouir d'une victoire qu'il me semblait avoir usurpée.
– Ils ont dû se rendre compte que tu étais bien meilleure lors des répétions, a renchéri Sunny, certaine que mon talent était la seule explication possible à ce retournement de situation.
Je n'ai rien dit, car j'avais l'impression de m'enfoncer dans un trou sans fond, le puits du mensonge, et je craignais, si jamais je continuais à parler, de ne jamais pouvoir remonter à la surface.
– Est-ce que Nolan joue toujours le rôle de la Bête ?
J'ai acquiescé, toujours sous le choc.
– C'est génial ! Ça va peut-être vous rapprocher.
J'aurais donné n'importe quoi pour qu'Orson apparaisse et me dérobe le sourire de Sunny plutôt que de l'entendre se réjouir pour moi avec une sincérité telle qu'elle me faisait mal au cœur. J'étais vraiment la pire des amies.
– Tu m'excuses une seconde ? J'ai quelque chose à dire à Nolan.
J'ai traversé le foyer en quatre enjambées, peut-être un peu plus, mais ce temps m'a paru extrêmement court. Beaucoup trop court pour avoir le temps de réfléchir ou de rougir en repensant à mon baiser raté. Lui apparemment avait eu le temps de me voir arriver, car il avait la tête de quelqu'un qui cogite dans tous les sens.
– Tu as vu ? Ils ont changé les rôles du spectacle de fin d'année.
Son visage s'est détendu, comme s'il avait redouté un instant que j'évoque un autre sujet.
– Non, j'avais pas vu. Qu'est-ce qui a changé ?
– J'ai le premier rôle.
Il a haussé les épaules, perplexe.
– Ben, tu as toujours eu le premier rôle.
Ça, je ne l'avais pas vu venir. Pourquoi est-ce que Sunny se souvenait que j'étais une théière alors que Nolan pensait que j'avais toujours été Belle ? Je n'y comprenais plus rien. Où était la logique dans tout ça ? Quel bazar Zytryon avait-il semé dans nos vies ?
J'ai inspiré un grand coup.
– Je croyais que c'était Cassie qui avait le rôle.
– Cassie Birlingam ?
– Non, Cassie Wellington.
– Jamais entendu parler. Ealyn, tu es sûre que ça va ?
J'ai regardé Emy qui était très proche de Cassie et qui souffrait d'un manque total de réaction. Comme si ce prénom ne lui disait rien à elle non plus. Le regard bleu de Nolan me scrutait, légèrement inquiet. Qu'est-ce que je pouvais dire pour justifier que nous n'ayons pas la même vision de la réalité ?
– Tu n'as pas l'intention de changer de rôle...
Sa voix a baissé d'un ton pour ajouter :
– ... à cause de ce qui s'est passé ?
Cette fois, j'ai rougi de la tête aux pieds, littéralement incendiée par la gêne. J'avais espéré que s'il ne se souvenait pas de moi en théière, ce détail embarrassant serait aussi passé aux oubliettes. Mais je retrouvais sur son visage la même expression que j'avais entraperçue à la soirée au moment où le flash rose du projecteur avait éclairé son visage. Un mélange d'embarras et de pitié.
– Absolument pas, ai-je déclaré dignement avant de m'enfuir comme un animal blessé.
– Hé ! a-t-il hurlé dans mon dos. Joyeux anniversaire, au fait !
Il avait crié tellement fort que tout le monde s'est mis à me dévisager et que certaines personnes ont répété « Joyeux anniversaire ! » Ça m'a paru sonner si faux que j'ai eu envie de hurler. La voix de Zytryon se fracassait contre les parois de mon cerveau. Orson effacé. Genna effacée. Cassie effacée. Il y avait trop de coïncidences. Je ne pouvais plus éliminer la possibilité que j'aie malencontreusement supprimé des êtres humains.
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Bonjour,
J'espère que vous avez apprécié ce nouveau chapitre et que cela vous donne un aperçu plus clair de l'intrigue de ce roman.
Merci pour votre lecture.
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