Chapitre 24
Mélia avait suivi l'étrange homme au manteau sale, dans des ruelles encore plus étroites et obscures que celle où elle avait perdu la trace du petit garçon.
Elle l'avait suivi, comme lorsque nous sommes emportés par le courant d'une rivière. Aucune raison logique, si ce n'est la curiosité de savoir ce qui se passait ici, et retrouver le garçon pour lui venir en aide.
Était-elle en train de rêver ? Tout semblait pourtant si réel, mais elle avait appris qu'à Alos, ses sens pouvaient facilement l'induire en erreur. Elle ne devait faire confiance à personne, pas même à elle-même. Les hallucinations pouvaient être si réelles ici.
Ils descendirent des escaliers en pierre avant de s'engouffrer dans une rue cloisonnée par les maisons alentour et où le plafond se trouvait être le sol des habitations du dessus. Ces embarquements de boîtes avaient permis à des rues sombres comme celle-ci d'exister. La nuit, lorsque la majorité du peuple dormait, les décadences se réveillaient pour danser au clair de lune – ou du moins à ce qui s'apparentait en être une. La demoiselle voyait ces gens chantonnant et sifflotant comme s'ils organisaient une fête privée devant des spectateurs invisibles.
Un peu plus loin, alors qu'ils traversèrent des endroits plus étriqués, ils arrivèrent dans une zone plus enfouie dans le sol, à l'abri des regards indiscrets. C'était comme une grande place, où se trouvait un tapis de fleurs au centre. Tout autour, des portes vers des maisons mitoyennes, certaines ressemblaient à de petites échoppes. De la lumière s'en échappait. Mélia n'osait imaginer ce qu'ils avaient à offrir, tandis qu'elle voyait des gens à moitié vêtus ou titubants qui en sortaient. Des lumières pendouillaient, accrochées comme des guirlandes, au plafond. Il y avait des bancs dans les recoins sombres, près de personnes adossées aux murs, rigolant tout en gesticulant comme des serpents.
Quand la jeune femme reprit ses esprits, elle avait perdu l'étrange homme. Avait-il continué sans elle ? Ou s'était-il volatilisé sous une magie alosienne ?
« Approchez, jeune fille. »
Une voix douce l'appela. Celle-ci venait d'une femme assise sur le rebord d'un muret. Ses cheveux noirs étaient attachés en deux longues tresses, touchant le sol. D'étranges dessins sur sa peau et un voile opaque recouvraient ses jambes. Elle offrait son plus beau sourire à la terrienne, lui faisant signe de venir près d'elle. Mélia s'exécuta, sans dire un mot, intriguée par la silhouette colorée et happée par l'enivrante atmosphère.
« Laissez-moi lire votre avenir... », avait proposé l'inconnue.
En temps normal, la demoiselle aurait été réticente, mais dans le pays des magiciens, tout cela pouvait être bien réel, alors la tentation l'empoigna plus fortement qu'elle ne le crut.
« Je n'ai pas d'argent sur moi, avoua la jeune femme.
– Ce n'est pas bien grave, vous pourrez me payer plus tard.
– Mais, je... »
Était-ce une confiance démesurée, ou un échange qui cachait bien plus ? La femme sourit tandis que Mélia hésita. Elle n'envisageait pas de revenir ici, et encore moins demander à Cirus de rembourser sa dette. D'ailleurs, que penserait le jeune homme si elle lui avouait être venue dans les tréfonds de la capitale, en pleine nuit ? Elle ne voulait pas lui cacher sa petite escapade nocturne.
« Pas d'inquiétude, mon cliaz, passera vous voir chez vous pour le paiement.
– Votre cliaz ?
– Et si nous passions aux choses sérieuses ? »
Cette étrange femme devait faire ça toute la nuit. Pas le temps de gérer les clients réticents, mais ils étaient toujours les plus impressionnables, et elle aimait ça. Voir leurs yeux s'écarquiller lorsqu'elle faisait ses révélations. Ce qu'elle n'imaginait pas en revanche, c'est qu'elle serait, ce soir, celle qui écarquillerait des yeux.
Fascinée par l'atmosphère mystérieuse de ce lieu et l'étrange proposition, Mélia vint rejoindre la diseuse de bonne aventure. Sur le voile posé sur ses genoux se métamorphosa une image. De l'eau claire ; des reflets de nuages ; une clairière aux vastes champs d'herbes ; des récifs montagneux ; des murs blancs atteignant le ciel.
Les images défilaient sans but précis. L'allure s'accélérait, parfois scintillant, comme si les projections peinaient à se matérialiser. Puis, soudainement, la femme fronça des sourcils tout en grommelant des mots indescriptibles. La terrienne l'observa et remarqua rapidement que quelque chose n'allait pas.
« Qu'il-y a-t-il ? », chuchota sa cliente.
Mais pas de réponse. La voyante se concentrait sur les images, une angoisse étrange perceptible au fond de son coeur. Jamais elle n'avait eu à faire à un tel phénomène. Est-ce que le problème venait d'elle ? Ses yeux grands ouverts, elle tenta de voir l'invisible.
« Impossible », grimaça-t-elle.
Et les images disparurent. Elle leva les yeux vers Mélia, le regard empli d'incompréhension.
« Qu'avez-vous vu ? demanda la demoiselle, apeurée de connaître la réponse.
– Rien... susurra la diseuse de bonne aventure. Vous n'avez pas d'avenir. »
La jeune femme eut un soubresaut. Qu'est-ce que cela signifiait ? Était-ce une arnaque pour la faire payer pour rien ?
« Partez, ordonna la femme aux longues tresses, vous me faites perdre mon temps. »
Sa cliente recula d'un pas, surprise par cet affront, comme si tout était sa faute. Peut-être bien que c'était sa faute.
« Je ne vous ferai pas payer, termina-t-elle en déviant son regard. Maintenant, partez avant que je ne change d'avis. »
Et la terrienne s'exécuta. Qu'est-ce qu'un futur sans avenir, pouvait-il bien vouloir dire ? Des balivernes, voilà ce que c'était. Elle avait perdu son temps avec une femme aux pouvoirs imaginaires. Quel était le but de tout cela ? Pourquoi l'avait-on ramené jusqu'ici ?
Alors qu'elle rebroussait chemin, tout en essayant de retrouver ses repères, elle se perdait à penser et à réfléchir sur tout cela. Qu'en était-il du garçon ? Et de cet étrange homme qu'elle avait suivi jusqu'à la voyante ? Aurait-elle la réponse un jour ?
Parvenant à sortir des ruelles sombres et enfouies de la ville, elle put apercevoir le jour se lever calmement. La lumière l'aveugla un instant. L'odeur des viennoiseries et autres pâtisseries happa ses sens. C'était bien différent de ce qu'elle avait senti dans ces étranges bas fonds. Comme le blanc et le noir s'opposant en parfaite harmonie.
Sans trop savoir comment, mais en s'étant perdue à maintes reprises, elle parvint à retrouver la petite maison de Cirus. Elle n'était habillée que d'un manteau par-dessus sa robe de chambre. Quand elle arriva près de la porte et qu'elle frappa, le jeune homme l'ouvrit. Il avait le regard terrorisé, alors qu'il prononça son prénom.
« Où étais-tu ? s'inquiéta-t-il. Tu ne dois pas sortir la nuit. »
Il la fit entrer, sans attendre. Cela faisait déjà quelques longues minutes qu'il la cherchait.
« Je suis désolée, je ne voulais pas t'inquiéter. J'ai juste entendu un petit garçon cette nuit. Il avait besoin d'aide et je ne savais pas quoi faire. »
L'alosien soupira, avant d'annoncer :
« Il voulait que tu aides sa mère, n'est-ce pas ? »
La demoiselle ne put qu'acquiescer, tandis qu'il reprit :
« On les appelle les crieurs de rue. Ils sont payés pour prévenir les habitués, mais également amener les étrangers ou les voyageurs peu aguerris à trouver leur ruelle. Celle-ci change fréquemment, c'est pourquoi le rôle de ces enfants est important. Une fois que tu l'as suivi, tu as normalement dû te faire aborder par quelqu'un d'autre. Qui était-ce ?
– Un homme...
– Mais que t'a-t-il promis ?
– Des réponses...susurra-t-elle, remarquant sa bêtise.
– Un cliaz sans aucun doute. Ils travaillent pour les voyantes et médiums. As-tu été jusqu'au bout ?
– Oui... »
Elle se sentit en proie à un embarras soudain. Jamais elle n'aurait pu le savoir, pour autant elle s'en voulait d'être tombée dans ce piège.
« Ils vont vouloir venir chercher le paiement, je prépare ça de suite, dit-il en se dirigeant vers un tiroir. Ces gens-là ne lâcheront jamais l'affaire tant qu'ils n'ont pas reçu leurs dus. Et crois-moi, il vaut mieux ne pas avoir affaire à eux trop longtemps.
– Elle n'a pas exigé de paiement. »
Cirus s'arrêta dans ses faits et gestes avant de se tourner vers la jeune femme, intrigué, effrayé qu'elle ait fait l'échange d'autre chose.
« Est-ce que ce truc de voyante fonctionne réellement ? interrogea la terrienne.
– Mélia, que lui as-tu promis ?
– Parce qu'elle n'a strictement vu aucun avenir pour moi. »
Le silence frappa fort. Comme un éclair dans leur esprit.
« C'est pour cela qu'elle m'a demandé de partir, continua-t-elle, et que je ne lui devais rien. Elle semblait perturbée par cette expérience.
– Peut-être que ses pouvoirs ne fonctionnaient plus.
– Parce qu'ils auraient dû ? »
Cirus ne sût quoi répondre. Mélia comprit. Ces trucs de charlatans ne devaient pas être très courants dans le pays des magiciens. Elle s'écroula au sol, soudainement prise d'une crise d'angoisse. Quoi de plus effrayant que de savoir que quelqu'un qui en a la capacité n'est soudainement plus en mesure de voir votre avenir ? Et si ce n'était pas la diseuse de bonne aventure le problème, et si c'était elle ?
Était-elle vouée à mourir bientôt ? Serait-ce là le destin que lui prévoyaient les reflets ? Comment sa mort pouvait-elle avoir un rôle dans l'aventure qui s'annonçait ?
Une nouvelle crise existentielle venait de faire son apparition dans son esprit. Malgré toutes les fois où elle avait dû y faire face, elle n'arrivait jamais à les surmonter sur le moment.
Elle ne voulait pas mourir. Elle n'aurait jamais voulu le savoir. Toute sa vie ne fut rythmée que de survie au jour le jour. L'espoir animé par des envies de liberté naquit uniquement lors de son arrivée à Edhira, avant ça il n'y avait rien. Pas d'espoir, si ce n'est peu. Pourquoi tout devait s'effondrer maintenant ?
Perturbée, ses pensées ne voulaient pas la quitter. Elle tenait sa tête entre ses mains. Elle se sentait comme dans une mélasse profondément inquiétante, la dévorant sur place. Ses membres tremblaient comme prise dans un froid hivernal.
Elle ne croyait pas aux contes de fées ni aux histoires de fantaisie où les héros étaient élus par les Dieux et voués à répondre à un dessein d'ordre mondial. Elle n'était pas l'élue, juste un instrument parmi tant d'autres sur le chemin du futur.
Une main vint se poser sur son épaule, la faisant sursauter. Elle leva les yeux humides vers son ami.
« N'aie crainte, lui murmura-t-il, beaucoup de choses peuvent expliquer ce qui s'est passé. »
Elle le regarda intensément, nul besoin de lui poser la question, il avait compris :
« Parfois, nos pouvoirs perdent en force. La fatigue ou les changements drastiques dans certaines routines peuvent entraîner cette perte soudaine de magie. Je pense sans aucun doute que son incapacité à voir ton avenir venait de là. »
Et si ce n'était pas le cas ?
« Je vais te faire couler un bain chaud et tu essayeras de reprendre ton calme avant le gala », dit-il en l'aidant à se relever.
Telle une coquille vide, il l'aida à s'assoir sur l'un des sofas de sa petite maison. Mélia était une jeune femme rapidement prisonnière de sa propre tête et de ses pensées. Elle pouvait rester en proie à des idées effroyables pendant des heures, et cela était bien éreintant. Une fatigue qui s'accumulait au fil du temps et qui semblait ne jamais partir.
Ce matin-là, elle avait pris un bain, comme prévu. Le regard vide et les pensées hystériques. Quand ce type d'angoisse lui prenait les tripes, elle s'efforçait à ne plus bouger. Comme une larve fondant au soleil, il fallait à tout prix économiser son énergie, actuellement trop sollicitée par les réflexions qui tournaient dans sa tête. Tout effort physique prenait une ampleur grandissante. Respirer demandait un effort conséquent.
Plongeant sa tête dans le bassin, elle ne laissa que ses boucles d'or remonter à la surface. Être sous l'eau lui faisait un bien fou. Elle se déconnectait de la réalité. Ses sens ne percevaient plus l'extérieur angoissant. Elle n'entendait plus que son sang circuler dans ses veines et son coeur battre à faible allure. Elle fermait les yeux pour être en tête à tête avec l'obscurité.
Le calme lui faisait du bien, comme si elle mettait sa vie en pause, juste le temps de souffler un instant. Ses idées s'assombrissaient au fur et à mesure, remettant en cause des idées universelles. Le calme était à la fois un amplificateur de ses maux et un remède contre ceux-ci.
Quelqu'un frappait à la porte, la faisant relever la tête.
« Oui ? avait-elle laissé échapper de ses lèvres.
– J'ai préparé de quoi manger, quand tu te sentiras prête, rejoins-moi.
– Merci. »
Le silence reprit rapidement ses droits, pourtant Cirus était toujours derrière la porte. Il ne laissa pas celui-ci élire domicile plus longtemps.
« Comment te sens-tu ?
– Un peu mieux. »
La voix de la jeune femme était faible, mais elle résonnait assez pour qu'il puisse l'entendre de l'autre côté.
« Je suis là si tu as besoin. Ne fais rien d'idiot, je t'en prie. »
Il avait saisi, sans qu'elle ne lui dise quoi que ce soit, la situation dans laquelle elle se trouvait. Est-ce que cette crise de panique amenait avec elle des idées sournoises ?
Ce matin-là, elle était sortie de son bain pour rejoindre la pièce centrale. Elle avait mangé avec Cirus. Le sourire peinait parfois à traverser ses lèvres, lorsque ce n'était pas des soupirs du plus profond de ses entrailles.
« Si tu ne te sens pas à aller au gala, tu peux rester ici te reposer, avait proposé le jeune homme entre deux bouchées.
– J'irai. Le prince souhaite me rencontrer, et je ne voudrais pas lui faire l'affront de ne pas me présenter convenablement », répondit-elle sous un faible sourire.
Cela finirait par se calmer. Ce soir pour la fête, elle reprendra de ses couleurs. Si ce n'est pas naturellement, il lui suffirait de vêtir le masque de « tout va bien ».
Personne ne peut négocier avec l'avenir. Alors, autant profiter du moment présent, et laisser le futur se dessiner de lui-même, comme il l'a toujours prévu.
C'est ce qu'elle s'efforçait de se dire, entre chaque soupir.
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