Chapitre XXXVIII - Peau de glace
Elias souriait du mieux qu'il pouvait à la journaliste face à lui. Il s'efforçait d'ignorer les caméras qui enregistraient le moindre de ses gestes, et retenait de toute sa volonté l'envie de tirer sur ses manches retroussées pour dissimuler les cicatrices. Le malaise tenaillait son estomac, ravivant de vieilles angoisses qu'il pensait avoir surmontées depuis longtemps.
Assise sur la même banquette que lui, une femme d'une quarantaine d'années au regard pétillant et à la voix enjouée répondait sans hésitation aux questions voltigeant dans l'air.
« Elias Dearlove, vous êtes donc l'illustrateur du dernier album d'Edith Muzet, auteure jeunesse à succès que nous venons d'entendre... »
Le sourire plaqué sur ses lèvres tressaillit alors qu'il comprenait qu'il devrait répondre. Il cherchait avec une douloureuse vanité la présence rassurante de l'odeur de menthe de son enfance, qu'il ne sentait plus depuis des mois. Il se focalisa sur le grain de beauté sous l'œil gauche de la journaliste. Le même qu'Eden. Sa langue pâteuse s'embourbait dans des ébauches de phrases. Que n'aurait-il pas donné pour échapper à cette interview ?
« Pourriez-vous rappeler votre âge à nos auditeurs ? disait la journaliste quand il retrouva le fil de la discussion.
— Vingt-deux ans, dit-il en se râclant la gorge. Vingt-trois d'ici un mois.
— Si jeune ! Pourtant, vous avez déjà percé dans le milieu de l'illustration ! »
Il sentit sur lui le regard bienveillant d'Edith Muzet. Il lui jeta un coup d'œil et eut le temps d'apercevoir le petit signe d'encouragement qu'elle lui adressait. Ses entrailles nouées se relâchèrent. Il inspira profondément, avant d'abaisser les manches de sa chemise et de se concentrer sur son interlocutrice.
« Elias, quel effet cela procure-t-il de travailler avec quelqu'un d'aussi renommé qu'Edith Muzet ?
— Je ne crois pas que la renommée ait changé quoi que ce soit. En revanche, je ne peux qu'être reconnaissant envers Edith, qui m'a confié une part importante de la confection de son album malgré mon manque d'expérience. C'est une réelle chance d'avoir pu travailler auprès d'une personne si talentueuse.
— Je ne peux qu'être d'accord avec vous. D'autant que vous avez su être à la hauteur de ses attentes ! Et des nôtres également, ajouta-t-elle avec un petit rire. Mais dites-moi, avez-vous d'autres occupations que l'illustration jeunesse ?
— Je peins. »
À peine ce mot eut-il quitté ses lèvres que la peur disparut de son corps. Le poids qui oppressait ses épaules s'envola, les phrases se lièrent dans sa tête, sur sa langue, sous sa voix. Il ressentait l'apaisement des pinceaux qu'il maniait depuis l'enfance.
« J'ai ce rêve d'enfant d'exposer dans une galerie d'art prestigieuse, dit-il en cessant enfin de tirer sur ses manches. Je souhaiterais partager mes œuvres au moins une fois avant de mourir. »
La journaliste s'apprêtait à répondre lorsqu'une sonnerie de téléphone résonna. Elias attrapa l'appareil dans sa poche. Il voulut raccrocher, mais le mot « maison » s'afficha. Son cœur manqua un battement. Il s'excusa et quitta précipitamment le plateau. Il entendit la femme en tailleur bleu marine se remettre de son étonnement pour interroger Edith, puis il se réfugia dans une pièce vide et décrocha.
« Eden ? »
Eden ne touchait pas au téléphone. Il n'aimait pas ça. Il détestait le moindre engin électronique, rechignait à utiliser le badge pour ouvrir la cage d'escalier — quand il daignait mettre un pied dehors —, refusait de toucher un ordinateur et se plaignait de maux de tête s'ils regardaient un film. Eden n'appelait jamais. Pourtant, sa voix répondit dans le combiné. C'est moi, prononcé sans la froideur habituelle. La voix était étrange. Elle chancelait, mal assurée, elle hésitait, reculait, à peine audible.
« Approche-toi du téléphone, Eden, je t'entends mal.
— Je suis désolé. »
Puis plus rien. Les trois mots flottèrent dans l'entre monde de données qui les reliait.
« Qu'y a-t-il ? Je travaille, si tu n'as rien à me dire, je vais devoir te laisser.
— Non ! »
Cri aussi distant que les paroles précédentes. Mais il vibra à travers le corps d'Elias.
« Eden ?
— Je t'aime.
— Que se passe-t-il ? »
Il ne reçut pas davantage de réponse. Elias resserra la main autour du téléphone. Quelque chose, il ne savait quoi, n'allait pas. Eden n'allait pas. Cet appel n'allait pas. Les mots n'allaient pas. La dissonance brillait, elle l'aveuglait, elle l'effrayait. Il demanda encore. Que se passe-t-il ? Le silence hurlait. Eden ? Eden se taisait. Réponds, et le poids du mutisme à l'autre bout du fil l'ensevelissait. Nulle trace de l'assurance désinvolte familière. Pas de fierté mal placée ou de froideur sans pareille. Elias avait beau chercher, il ne distinguait aucune moquerie. Il n'y avait que l'omniprésente honnêteté qui envahissait chaque pore de la conversation.
« Quand rentres-tu ? dit Eden.
— Tard, je te l'ai dit ce matin. Tu as bu ?
— Comment aurais-je pu, tu as tout jeté. »
Pas de reproche dissimulé dans sa voix. Juste une vérité transpirante dénuée d'artifices. L'absence de réserve lui conférait une telle humanité qu'Elias douta un instant de se trouver dans la réalité.
« Je préfèrerais être comme avant, dit Eden.
— C'est quand, avant ?
— Il faudrait tout effacer.
— Eden, que... »
Il s'arrêta avant de prononcer de nouveau la question qui lui brûlait les lèvres. Il entendait une détresse incomparable dans sa voix. Elle secouait son corps. Jamais il n'avait imaginé que son amant pût dissimuler de telles émotions au fond de lui.
« Elias, je... je suis fatigué de tomber... »
Un bruit sourd retentit, puis le bip à son oreille signifia qu'on avait raccroché. Il eut beau appeler, appeler, appeler encore, l'étrange voix pleine d'une simplicité nouvelle ne daigna pas être entendue de nouveau. Il fit de son mieux pour ravaler son appréhension et tapa un autre numéro, les doigts fébriles.
La voix détendue de Liam dans le combiné lui arracha un soupir de soulagement.
« Je ne pensais pas que tu m'appellerais si vite. Tu t'es encore exilé de chez toi ?
— Liam, c'est délicat à demander, mais serait-il possible que tu passes à mon appartement ?
— Je n'avais pas envisagé un tel dénouement à notre relation, beau gosse.
— Je ne suis pas chez moi. »
Le téléphone tremblait à son oreille.
« Tu es la seule personne que je connaisse à être en ville. J'aurais besoin que tu ailles voir si Eden va bien.
— Tu ne lui as pas pris de nounou ?
— Il ne répond plus, s'il te plait, Liam... »
Il combattait les larmes qui perçaient ses défenses. Sa poitrine se soulevait à un rythme frénétique.
« Où sont les clés ? » dit son ami à l'autre bout du fil.
Une vague de soulagement l'envahit.
« Demande à la concierge. Je t'envoie l'adresse. Merci infiniment. »
Puis il retourna sur le plateau, à temps pour assister, dans une prolifération d'excuses, à la clôture de l'émission. Il se répandit de nouveau en excuses au sortir de l'immeuble où siégeaient les studios. Edith Muzet eut beau agiter la main, ça n'est qu'une broutille, signifiait-elle avec un sourire amusé, il persévéra dans ses pardons entremêlés de semblants de justifications.
La mort dans l'âme, il déclina l'offre d'un café, se résolut à ne pas assister à une réunion originellement prévue et rejoignit sa voiture. La montre à son poignet indiquait déjà dix-sept heures, deux heures de route s'annonçaient, si la circulation s'avérait clémente — chose bien trop rare à son goût — et il n'avait pas reçu la moindre explication quant au comportement singulier d'Eden. En s'installant devant le volant, un vieux conseil de sa mère effleura ses pensées. Ne conduit jamais sous l'emprise de tes émotions si tu ne veux pas qu'elles t'emportent dans leur flot, et ta voiture avec. Il laissa tomber la tête sur le klaxon, qui retentit dans le parking souterrain. Il demeura là un instant, muet, le front contre le cuir froid. L'odeur de menthe ne revenait pas. Elle lui manquait. Elle avait disparu quand Eden avait commencé à s'éloigner, constata son esprit à la dérive. Lui aussi, il lui manquait.
Le Temps révélait ce qu'il refusait de voir.
Il lui montrait un être vide. Eden était froid, il était glacial, il était glaçant. Et plus le Temps passait, plus il se refroidissait. Plus la distance entre eux, mesure de sécurité pour ne pas être dévoré par le froid mordant, se creusait. Elias frissonna. Malgré tout, il aimait la créature de glace. Il l'avait toujours aimée, depuis le premier jour, et même auparavant. Leur amour était prémédité. Leur amour serait éternité.
Enfin, il démarra. Il pesta contre la foutue voiture rouge pétant qui lui coupa la route. Il insulta le conducteur pas fichu d'appuyer sur l'accélérateur. Il maudit les pauvres débiles qui n'avaient pu éviter un accident. Les embouteillages eurent raison de ses dernières onces de sang-froid. Il dut déployer des trésors de détermination pour retenir des larmes de rage et l'accès de violence qui fit naître en lui l'envie de sortir du véhicule paralysé, de remonter la longue file de voitures et de prendre la tête du premier automobiliste disponible pour y enfoncer son poing.
Lorsqu'il se trouva enfin dans le hall d'entrée, à huit étages de l'appartement, Elias sentit la fureur sourde quitter son corps. À mesure qu'il gravit les escaliers, elle retomba, remplacée par une angoisse lancinante, jusqu'à s'être entièrement évaporée quand la clé déverrouilla la serrure. Il fronça les sourcils en voyant la lumière allumée dans le salon. Les factures d'électricité seraient salées. Il dénoua sa cravate, rangea ses chaussures, et il s'apprêtait à partir à la recherche d'Eden lorsque Liam sortit de la pièce principale.
Liam était resté fidèle à lui-même, malgré les quatre ans passés depuis son départ de l'université. Des cheveux en bataille, un regard pétillant, un sourire émanant de naturel et une démarche assurée.
« Tu n'es pas rentré chez toi ? dit Elias en haussant les sourcils.
— Il fallait ? Je pensais que c'était comme du babysitting, alors j'attendais mon salaire. Je ne veux pas dire, mais le Edensitting, c'est super fatiguant.
— Il va bien ?
— Il dort. Je vais bien aussi, merci de demander. »
Liam leva les pouces, avant de s'étirer.
« Je te proposerais bien un verre, mais j'ai viré tout l'alcool ce matin, dit Elias. Du jus de pomme, ça te convient ? »
Il n'attendit pas de réponse et rejoignit la cuisine, servit deux verres de l'unique jus de fruit qui trônait par dizaines de bouteilles dans le réfrigérateur et s'installa dans le canapé en toile grise où son ami avait déjà pris place. Son regard s'attarda sur le tableau accroché sur le mur. Un portrait d'Eden réalisé quatre ans auparavant, une nuit où ils rentraient d'une soirée avec leurs amis de l'université. Il sourit. Cette époque lui paraissait loin, désormais. Le visage apaisé d'Eden sur ce dessin n'était pas reparu. Il n'avait jamais semblé aussi serein que cette nuit-là, les yeux vers les étoiles, alors que valsaient les pinceaux d'Elias. Triste sérénité. Pauvre Eden, que la paix ne semblait jamais gagner. Il se cloîtrait avec ses propres démons, prisonnier de chaînes qu'il attachait lui-même.
« Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, dit Liam en s'enfonçant dans les coussins, mais tu es sûr que tout va bien, avec Eden ?
— Pourquoi ?
— Disons que ce n'est pas commun de se barrer de chez soi pendant quatre jours quand on a un appart aussi confortable. »
Liam vida son gobelet d'un trait et dévisagea son hôte.
« Tu aurais fait quoi, l'autre jour, si je n'avais pas été précisément dans la rue où tu trainais, à l'heure où tu y étais, pile la semaine de mes vacances ?
— Je ne sais pas. Tu étais là.
— Et aujourd'hui, c'était quoi, le problème ?
— Eden n'a rien dit ?
— À part m'appeler Gabriel et me supplier de ne pas le laisser tomber, non, il n'a rien dit. »
Elias soupira. Gabriel. Un nouveau nom qu'il n'avait jamais entendu de la bouche de celui qui partageait sa vie. Il retint un rire nerveux. L'impression de ne connaître qu'un artifice d'Eden le percutait de plein fouet. Il ne savait rien de lui et, pire encore, il ne demandait rien, comme s'il avait su avant même de poser la moindre question que ce serait vain. Car Eden était de ceux qui ne se confiaient pas. Il gardait tout pour lui, enfoui au fond de sa mémoire, et ne partageait aucun souvenir.
« Au fait ! dit Liam, comme atteint d'une illumination. Il y avait du verre cassé dans toute la maison quand je suis arrivé. Et le miroir de la salle de bain était en miettes, aussi. Ton cher Eden avait laissé du sang partout, en plus. J'ai cru à un meurtre, je te jure !
— Merci d'avoir nettoyé, dans ce cas..., dit Elias en avalant sa salive.
— Mais relax, il est en pleine forme. Ce ne sont pas sept ans de malheur qui le tueront. Il avait l'air un peu pâlichon sur les bords, mais rien de grave. Puis son teint de cadavre ne date pas d'hier. »
Le jeune homme ne parvint pas à répondre. Il n'avait jamais su comprendre d'où venait la désinvolture de Liam. Alors il changea de sujet.
« Je suis content qu'on se soit revus. »
Quatre ans s'étaient écoulés sans qu'ils ne tentassent de se contacter, et quand ils se retrouvaient enfin, c'était dans des circonstances peu envieuses. La Vie se jouait d'eux d'une ironique façon.
« Moi aussi, beau gosse. »
Liam se leva pour partir, les joues creusées d'un sourire.
« Tes vacances se terminent quand ? dit Elias en lui emboîtant le pas.
— Cette semaine.
— On pourra se revoir ?
— Pas pour du Edensitting.
— Et pour un exil momentané ? »
Liam tapota l'épaule de son interlocuteur, les yeux pétillants.
« Dure dure, cette vie, Elias. Je savais que tu aurais dû me choisir moi plutôt que Joli Cœur. »
Il quitta l'entrée. Elias l'entendit s'éloigner dans la cage d'escaliers qui résonnait, amitié à peine ravivée et déjà envolée.
« Peut-être que j'aurais dû, oui. »
Prochain chapitre : « Chapitre XXXIX — Six pieds au-dessus du Ciel »
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