Chapitre XXXVII - Paradis artificiel, 3/3

Eden bailla et se frotta les yeux pour s'extirper du sommeil. Il tâtonna jusqu'à la cuisine, les paupières closes dans une tentative de se préserver de l'éveil définitif, non sans percuter plusieurs meubles au passage. Il ajusta son tee-shirt avant de pousser la porte. La petite pièce embaumait d'une odeur qu'il ne parvint à identifier. La nourriture constituait une incompréhension à laquelle il ne tentait plus de palier.

Ses yeux se posèrent sur Elias, debout devant le plan de travail, un couteau à la main, qui dirigeait une multitude de casseroles, poêles, saladiers, et autres ustensiles innommables. Une chemise dissimulait sa peau et soulignait les muscles de son dos et de ses épaules. Un geste trop imposant aurait suffi à rompre le tissu immaculé. L'ange s'approcha sans l'interrompre dans sa tâche. Il se glissa derrière lui et entoura sa taille de ses bras. Il effleura des lèvres la nuque éclipsée par les boucles blondes.

« Bonjour, non ? dit Elias en réprimant un sursaut.

— Ça fait longtemps qu'on ne l'a pas fait, dit Eden en pressant son corps contre le dos puissant.

Elias se défit de l'étreinte, une expression amusée au bord des lèvres, et le plaqua contre le comptoir.

« Dès le matin ? dit-il dans un murmure.

— Nous avons été interrompus, hier. »

L'homme le hissa sur le plan de travail et embrassa le cou pâle. Il s'attarda sur chaque grain de beauté détaché sur l'épiderme de marbre, un sourire contre la peau en écoutant les soupirs contrôlés que laissait échapper l'ange. Puis, aussi vite qu'il avait accédé à sa requête, il se rétracta, jusqu'à reculer quand Eden tenta de joindre leurs bouches entrouvertes.

« Tu n'as pas répondu à ma question, l'autre jour, dit-il, les mains appuyées sur le comptoir, de part et d'autre de son amant.

— Tu en as posé plusieurs.

— M'as-tu déjà aimé ? »

Le Gardien réprima une moue contrariée. Il prit une inspiration, à la recherche d'une réponse adaptée à cette fâcheuse question. Son esprit demeurait embué par l'abus de tous ses misérables paradis artificiels. Les conséquences de ses excès étaient comme gravées dans son être, plus tangibles qu'elles ne l'avaient jamais été auparavant. Sa main de cuir effleura son front. Un tambour s'y déchainait, qui refusait de se taire malgré ses suppliques. Et le regard d'Elias qui ne le quittait pas... Brûlant d'espoir. Impossible à effacer, l'espoir. Part inévitable de l'humanité. Dernière humanité qu'il n'avait pas atteinte, dans ses tentatives désespérées de dénicher en lui une quelconque trace de ce qu'il fut jadis.

« Je dois prendre ton silence pour un non ?

— Non ! »

Le volume des tambours augmenta. Il grimaça avant de reprendre plus bas.

« Tu es la raison pour laquelle je vis, j'ignore quoi ajouter. »

Elias se détacha franchement. Il coupa le feu sous la poêle et reporta son attention sur les pupilles bleues qui cherchaient l'assentiment.

« Serais-tu capable d'arrêter de fumer et de boire, pour moi ? »

Le silence vibra, lourd de sens.

« Tu ne dis rien, dit-il en pinçant les lèvres. Évidemment. Peu importe, j'ai déjà fait le choix pour toi.

— Qu'as-tu fait ? »

Reproches dans la voix froide.

« J'ai considéré que tu devais bien aimer l'un des deux un peu plus que l'autre. Et si tu n'es pas content, tu sais où trouver la porte. »

Elias tourna les talons. On entendit, au cours des minutes qui suivirent, la tension palpable. A l'autre bout de l'appartement, l'eau coula, une porte s'ouvrit, se ferma, quelque chose tomba. Un choc résonna, encore de l'eau, nouvelle porte. Eden ne bougeait pas. Il fixait l'embouchure du couloir plongé dans le noir où son protégé avait disparu. Il serrait imperceptiblement les poings, contractait la mâchoire, tendait l'oreille. L'eau cessa de couler. La porte au loin se referma définitivement. Bruits de pas sur le parquet, autre bruit sourd contre un mur.

Elias reparut, vêtu d'un costume gris, la cravate mal nouée autour du cou, une mèche échappant à son rapide chignon. Eden, le visage fermé, s'approcha tandis qu'il enfilait une paire de chaussures. Il s'abaissa à sa hauteur, accroupi sur le sol, et ajusta le nœud trop vite fait. Puis, toujours dans un silence total, rompu uniquement par les respirations d'Elias, il détacha la tentative manquée d'une coiffure acceptable et arrangea la chevelure sans omettre la moindre boucle blonde. Il se releva, recula de deux pas.

« Merci, dit Elias, la voix rauque, avant de se râcler la gorge. J'y vais. Je t'ai laissé un repas, pense à manger. Ne m'attends pas tôt, ce soir, j'ai un entretien à plusieurs heures d'ici. »

Il marqua une pause, saisit son sac, ouvrit la porte.

« Tu devrais penser à trouver un job, toi aussi. »

La porte claqua pour de bon, laissant l'ange seul dans l'entrée. Il compta plusieurs secondes avant de prendre conscience du tremblement effréné de ses doigts. Elias ne reviendrait pas avant la fin de la journée. A peine l'eut-il formulé qu'il courut jusqu'au meuble où il rangeait ses cigarettes. Il l'ouvrit, déplaça corde à sauter, chargeurs inutilisés, antivols et autres objets qu'il ne chercha pas à identifier. Il dénicha un briquet, un sachet de caramels, des lunettes de soleil, mais des paquets étiquetés Marlboro, nulle trace. Il referma le tiroir d'un geste rageur et s'empressa de rejoindre le balcon. Là encore, aucun bâton de nicotine oublié près du cendrier, sur une table ou à côté du pot de fleur. Même les mégots usagés s'étaient volatilisés.

Le cendrier en céramique explosa sur le sol.

« Putain de sale gosse ! »

Il enjamba les débris éparpillés et retourna à la cuisine, où il vida les placards un à un. Ni cigarettes, ni alcool. Tous s'étaient envolés. Des bouteilles entreposées, ne subsistait qu'un vide béant. Même l'alcool ménager demeura introuvable. Dans le cellier, il dénicha, dans un coin, au fond d'un sac en toile destiné aux ordures, une dizaine de bouteilles en verre vides.

Son alcool.

Il en agrippa une, la porta à ses lèvres, renversa la tête pour en faire couler le liquide. Deux gouttes s'écrasèrent sur sa langue, puis plus rien. Avec un cri de rage, il la jeta à travers la pièce. Le verre cogna contre la porte d'un meuble, se brisa sur le carrelage. Eden respirait avec difficulté, les poumons entravés par la haine qui imprégnait son corps. Une douleur aigüe lui fit baisser la tête. Il découvrit un éclat de verre enfoncé dans son pied nu. Le rouge hérissait sa peau blanche. Un rouge étranger, inconnu. Un rouge odieux. Infâme. Trahison de son propre corps.

Rouge faute. Rouge erreur. Rouge mortel.

Rouge de l'Ange déchu et rouge de l'Ange qui a échoué.

Rouge du sang qui ne coule que des plaies des Anges bannis sur Terre.

Rouge irréversible.

En contemplant cette perle pourpre qui coulait jusqu'au sol, il comprit qu'il était trop tard.

Mu par un automatisme, il quitta la cuisine. Il chancelait. Un pas, un autre. Avancer, c'était tout ce qu'il avait à faire. Sa lèvre inférieure tremblait. Il la mordit pour immobiliser la traîtresse. Un pas, un autre. Ses mains frémissaient sous leur couverture de cuir. Il les ferma et y insuffla sa force pour les paralyser. Ses poumons hurlaient, il verrouilla son souffle, coupa l'air, fit cesser les battements de cœur désorientés. Un pas, un autre. Le corps et l'âme inanimés. Il poussa la porte de la salle de bain.

Le rouge encombrait sa vision.

Il ne soigna pas son pied. Au lieu de ça, il se dénuda. Vêtement après vêtement, il se débarrassa des couvertures humaines pour ne plus laisser qu'un habit de chair. Il fixa son reflet. Pour la première fois, il le détesta. A qui appartenait cette carcasse décharnée ? La maigreur le frappait de plein fouet. Il saignait de l'intérieur. Le rouge coulait du cœur. Ses doigts, nus eux aussi, découvraient le désastre. Il avait changé. L'immuable, gravé dans le marbre éternel, statue noble et définitive...

Il ne pouvait pas maigrir.

Deux cents vingt-deux ans qu'il existait, cela ne devait pas changer. Un instant, il chercha son odeur de menthe. Seul un âcre effluve alcoolisé le gagna. Il s'aperçut, dans l'opaque silence de la salle de bain vide où il n'était guère digne d'être nommé présence, qu'il ne l'avait pas perçue depuis bien longtemps.

Seul. Voilà ce qu'il était. Seul, abandonné par lui-même.

Sous lui, ses jambes cédèrent, morceaux de chiffons incapables de soutenir son poids diminué. Ses genoux cognèrent contre le carrelage taché de son sang. Des gouttes transparentes se mêlèrent au rouge. Elles roulaient sur ses joues, marques de faiblesse. Et de la perfection dont il se targua jadis de posséder tous les attraits, Eden n'eut soudain plus rien. La noblesse, la beauté, la fierté, toutes s'en étaient allées sans qu'il ne les vît. Et désormais qu'il leur criait de l'attendre, pour qu'il les rejoignît avant qu'elles ne fuissent pour de bon avec ses résidus de perfection, il entendait la voix d'Elias lui répondre, il serait temps que tu apprennes à courir, au lieu de réclamer des autres qu'ils ralentissent.

« Comment faire si je regrette ? »

Sa voix noyée de larmes se perdit dans la pièce. Des frissons secouaient son corps ramassé sur lui-même. Il avait froid.

« J'ai besoin d'aide..., dit-il à voix basse. Que dois-je faire, Ladell ? Je veux être comme avant... »

Alors sois.

L'Ange supérieure n'apparut pas, mais sa voix résonna, timbre neutre et apaisant. Sa présence envahissait l'espace. Il l'imagina trôner, l'auréole au-dessus de la chevelure blonde, le menton haussé, les épaules droites, le dos tendu. Elle se tiendrait avec l'élégance qui convenait à sa caste. Créature à la divinité jamais entachée. Son parfum délicat émanait d'elle, et sa lumière irradiait sans qu'elle eût besoin de se montrer. Eden, contre le carrelage, redressa la tête. Ses yeux la cherchaient, appelant dans un hurlement du cœur le secours de celle qui n'avait pas failli.

« Comment suis-je supposé être ce que je ne suis plus ? »

Eden se recroquevilla un peu plus. Il s'ancrait dans le sol, tandis que son aînée s'adressait à lui depuis des Cieux qu'il ne distinguait plus.

« J'ai peur, Ladell... Je ne sais plus ce que je suis... je ne sais plus... »

Tu te souviendras. Tu es né Ange, cela te reviendra.

« Quand ? »

Le jour où tu seras prêt à le redevenir.

Ah ! Disputes, disputes, disputes. Quel dénouement pour cette relation entre deux êtres que tout oppose (en théorie, du moins) ?

Eden, ange déchu. Qu'adviendra-t-il de lui, maintenant qu'il prend conscience de ce qu'il a perdu (et détruit lui-même) ?

Prochain chapitre : « Chapitre XXXVIII — Peau de glace »

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