Chapitre XXXVII - Paradis artificiel, 1/3

Octobre, quatre ans plus tard, vingt-deux ans d'Elias.

Le hurlement strident d'un réveil résonna dans une petite chambre plongée dans l'obscurité. Pelotonné sous ses couvertures, un jeune homme gémit et se recroquevilla, l'oreiller sur la tête, à la recherche de la quiétude du sommeil pour un instant de plus. Il tâtonna pour éteindre l'engin bruyant qui n'en finissait pas de s'époumoner, et se retourna pour contempler la place vide à ses côtés. Il fouilla la pénombre pour distinguer la présence de son amant, mais il n'en discerna nulle trace. Comme tous les matins, l'autre côté du lit n'était pas dérangé. Il s'était assoupi seul et s'éveillait livré à cette même solitude.

Il soupira et rejeta la couette. Son regard ne s'attarda pas sur ses bras nus où étincelaient les cicatrices vieilles de plusieurs années, pas plus qu'il ne s'arrêtait sur celles des cuisses quand il les dénudait. Il ouvrit les volets. Sous la fenêtre se dessinaient des champs d'immeubles, fiers et ordonnés, imposantes colonnes grises imperméables au temps. Le paysage n'avait pas changé depuis qu'il s'était installé là, deux ans et demi auparavant. Pourtant, il s'émerveillait toujours quand se dévoilait le vide des huit étages inférieurs. Pas de sa beauté, bien sûr : le béton terne et sale et les constructions uniformes ne présentaient pas le moindre attrait artistique. Il s'émerveillait de son indépendance. L'excitation qui avait fourmillé dans son bas-ventre lorsqu'il avait proposé à Eden, l'angoisse collée à la gorge, de s'installer ensemble, au sortir de leurs études, l'animait encore.

Il se souvenait sans mal des innombrables visites d'appartements, des refus catégoriques répétés de son amant. Trop bas, trop petit, trop sale, la cage d'escalier est trop étroite, ça manque de fenêtre, je ne peux pas respirer ici. Il avait déployé une variété de justifications impressionnante pour décliner les offres, encore et encore. Jusqu'à dégoter ce trois-pièces au huitième étage d'un immeuble moderne noyé dans une masse de constructions semblables. Et le oui, enfin, avait passé la barrière de ses lèvres. Un oui qu'avait accompagné un sourire timide, trop peu assuré pour être tout à fait franc. Car Eden, malgré les années, n'apprenait pas à sourire.

Elias quitta la pièce sans allumer la lumière et manqua de percuter la bibliothèque dans le couloir. Il jura à mi-voix et rejoignit le salon où, il le savait, il trouverait Eden. Il poussa la double-porte qui obstruait la pièce principale, elle aussi laissée à son obscurité matinale. Le soleil ne baignait pas l'univers de sa chaleureuse lumière, bloqué par la couverture opaque de la nuit. Un courant d'air lécha sa peau nue. Au-delà de la fenêtre ouverte, assise sur le rebord du balcon, il aperçut une silhouette ombragée, éclairée par la seule étincelle de ce qu'il savait être une cigarette entre ses lèvres.

Eden ne l'avait pas remarqué, abandonné à sa solitude paisible. Aussi l'homme ne s'avança-t-il pas. Il l'observa. L'être à l'inaltérable beauté renversait la tête en arrière, les paupières closes et les cheveux caressant sa nuque pâle, pour expulser la fumée néfaste qui l'empoisonnait. Puis ses yeux se rouvraient et se perdaient dans l'étendue d'encre, à la recherche d'un point où se fixer, égarés parmi les étoiles. Nul ne savait ce qui traversait alors ses pensées. Il demeurait là des heures durant, peut-être des nuits entières, isolé face au Ciel. Et la nicotine n'en finissait pas de le consumer.

« Tu as dormi ici ? dit Elias en approchant de la petite terrasse.

— Insomnie », dit Eden en rejetant un nouveau nuage de fumée dans l'atmosphère.

Il orienta vers lui un visage émacié. Des poches noires soulignaient son regard bleuté et se détachaient sur sa peau laiteuse. Il semblait luire, entouré d'un éclat aveuglant. Pourtant, cet éclat n'estompait pas les vagues traînantes des ténèbres qui tentaient de l'attirer. Ténèbres faites des silences et des non-dits, de tout ce qu'il gardait pour lui, enfoui dans les tréfonds de son esprit. Les secrets qui ne passaient même pas la barrière de ses pensées.

Elias s'arrêta devant l'ange, qui pencha la tête sur le côté. Il déposa un baiser sur la joue creusée.

« Tu ne voudrais pas arrêter de te détruire la santé, pour moi ? dit-il en esquissant un sourire.

— Pourquoi ? »

L'incompréhension d'une telle réponse se mua en un petit rire nerveux, et l'homme se contenta de se râcler la gorge pour se donner une contenance. Les yeux froids qui le dévisageaient ne manifestaient rien d'autre que le désintérêt. Eden porta la cigarette à ses lèvres. Avant qu'il n'eût pu en savourer une nouvelle bouffée, Elias entoura son poignet fin de la main et arrêté son geste. Il la lui arracha et l'éteignit en silence sans qu'il n'eût opposé de résistance.

« Tu ne te rends pas compte que tu te bousilles la santé ? dit-il en effleurant la cuisse de son compagnon.

— Non.

— Moi, je le vois. Depuis quelques temps, tu fumes, tu bois... tu te drogues.

— Et alors ? » dit Eden en dégageant sa jambe de la caresse.

La main d'Elias s'affaissa dans l'air glacé du bout de la nuit d'octobre. Pourtant, la langueur du froid, qui hérissait les poils de son corps entier, ne suffisait pas à détourner l'attention qu'il rivait sur l'être aux cheveux de jais.

« Tu ne dors pas, tu ne manges pas, tu ne sors pas, tu ne me parles pas, tu refuses que je te touche, dit-il en reculant de quelques centimètres.

— Ne suis-je pas dehors ?

— Sais-tu à quel point tu as maigri depuis qu'on habite ici ?

— Je reste parfait », dit Eden en se penchant en avant pour que son souffle agitât les boucles blondes.

Elias frissonna. Un instant, il songea à s'éclipser, à renoncer à cette conversation qui n'aboutirait pas. Il s'adressait à un bloc de métal. Du diamant brut que ses mots n'altéraient pas. Il aurait beau dire et dire encore, la situation n'évoluerait pas. Lorsqu'il s'éveillerait le lendemain, il serait seul aux côtés d'un pan de matelas froid. Il s'extirperait des draps dont il était seul utilisateur, traverserait l'appartement, déboucherait dans le salon. Comme tous les matins, l'ombre silencieuse se détacherait sur le balcon, éclairée par l'extrémité incandescente d'une énième cigarette. Il ne prendrait pas la peine de répéter les sermons. Peut-être n'irait-il pas le saluer. Après tout, alors qu'ils discutaient, Eden ne renvoyait que des vagues successives d'ennui. Ses yeux à demi-clos et ses commissures abaissées criaient leur indifférence, à mesure que les phrases s'empilaient.

« M'as-tu déjà aimé, Eden ? »

La question brûlait ses lèvres depuis des semaines, déjà. Voire des mois. Les réveils solitaires s'étaient accumulés, les contacts entre eux, amenuisés. Moins de discussions, moins de baisers, moins de sexe. Plus de distance. Eden s'éloignait, s'enfermait dans une prison dont il façonnait lui-même les murs. Et, coincé derrière sa forteresse invisible, le bel ange ne sut que répondre. Il se redressa sur son perchoir et posa sur Elias un regard interrogatif, le sourcil haussé et la bouche étirée par une expression désinvolte.

« Ou est-ce le fait que moi je t'aime qui satisfait ton besoin égoïste d'amour ?

— Que veux-tu dire, Elias ? »

Le prénom dans sa bouche ne provoqua pas les habituels papillons dans l'estomac. La question d'une légèreté excessive attisa les émotions qui se bousculaient dans le cœur d'Elias.

« J'ai été stupide, dit-il avec un pas en arrière. Tu n'as pas de sentiments, toi. Tu ne ressens rien. Tu ne sais pas ce que ça fait de pleurer tous les soirs, dans l'espoir que celui que tu aimes consente à t'accorder un regard.

— Je te regarde.

— Tu attends des applaudissements ? »

Il recula encore. Il devinait la porte dans son dos. Brusquement, il ne voulait plus que se soustraire aux deux prunelles qui le fixaient avec dureté. Ses bras entourèrent son torse nu et musclé par les heures hebdomadaires passées à la salle de sport, quand le travail lui en laissait la possibilité. Les yeux lui paraissaient étrangers. Ils ne correspondaient plus à ceux qu'il adorait. Il avait beau chercher, il n'y trouvait nulle trace du désir ou de l'amour qu'il put y déceler autrefois. Il n'y lisait que l'indifférence.

Eden quitta le rebord du balcon. Ses pieds touchèrent le sol avec délicatesse, plume bercée par la brise et déposée après un envol achevé. Il s'approcha de l'homme immobile devant le battant entrouvert. Il le surplombait d'une dizaine de centimètres, supériorité de l'Ange sur l'Homme. Supériorité qu'il avait besoin d'assouvir et de prouver. Nécessité pour subsister.

Ses mains gantées effleurèrent le bras nu, descendirent jusqu'au poignet, saisirent les doigts. Il les porta devant son visage, attira vers lui le corps qui leur était relié. Il percevait sur son propre bras les sensations qui animaient l'humain. Il s'apprêtait à embrasser les phalanges quand elles se retirèrent. Elias recula un peu plus.

« Tu crois qu'avec ça, tu répareras tout ce que tu as brisé ? dit-il, acide. Laisse-moi te détromper.

— Je ne voulais pas...

— Ne te perds pas dans des justifications qui n'auraient aucun sens. Je n'ai pas envie de te parler. »

Il se retourna et se dirigea vers la chambre. Il s'habilla et ne prit la peine ni de se coiffer, ni d'attraper son téléphone. Il passa devant Eden, qui le suivait du regard en silence. Il leva le sourcil lorsqu'il enfila une paire de chaussures.

« Où vas-tu ?

— Tu n'as pas l'air ouvert à la conversation. Je n'ai pas envie de te déranger dans ton besoin de solitude.

— Je n'ai...

— Tais-toi, sincèrement, dit Elias d'un ton presque brutal. Je ne veux pas dire quelque chose que je regretterais. »

Il jeta un coup d'œil à l'horloge. Six heures et demie, le soleil ne resplendissait pas encore. Il espéra un instant qu'il ne resplendirait pas du tout, pour s'harmoniser avec la tempête déchainée dans son cœur. Il enfonça ses clés dans la poche d'une veste rapidement revêtue, ouvrit la porte.

« Elias, attends !

— Je n'en peux plus d'attendre. Je ne fais que ça, avec toi. Il serait temps que tu apprennes à courir, au lieu de réclamer des autres qu'ils ralentissent. »

Il claqua la porte. Eden cligna des paupières, hébété. La présence d'Elias s'estompait. La sérénité qu'il ressentait à ses côtés, qui l'autorisait à respirer sans redouter les affres terrestres, s'effaçait avec lui. L'air se raréfiait, Juste Eden l'abandonnait. Il redevenait le numéro 359 indigne de son rang, incapable d'honorer son titre. L'ex-Archange raté dont il avait cessé de revendiquer l'identité. Lui-même n'était plus que l'usurpateur du Eden d'antan.

Il tira le paquet de sa poche et glissa entre ses lèvres le petit comprimé. Pilule de paix. Son ultime accès vers un paradis artificiel. Le seul auquel il pouvait prétendre, désormais. 

Les paradis artificiels, directement tirés de Baudelaire. Très grand poète, ce monsieur. Mélancolique comme il faut. 

La jolie romance d'Eden et Elias semble tourner mal. Toxicité, mésentente, colère, non-dits, indifférence, amour qui passe... Quelle est donc la bonne réponse, dans tout ça ? Leur amour durera-t-il encore ? Ou est-il destiné à se faner, par le Temps, ce misérable, anéanti ? 

Elias est-il légitime dans sa colère, selon vous ? En tout cas une chose est sûre, il a grandi. Désormais, il choisit la confrontation, quitte à y laisser quelques plumes (les siennes, ou celles d'Eden). 

Prochain chapitre : « Chapitre XXXVII — Paradis artificiel, partie 2 »

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