Chapitre XXXVI - Secondes et minutes devinrent années démantelées
Liam souleva avec difficulté les paupières. La lumière fusa vers ses rétines et il plissa les yeux, aveuglé. Il s'étira et, un instant plus tard, il s'effondrait sur le sol dans un grand bruit. Arraché de force aux dernières bribes de sommeil, il dévisagea le canapé duquel il était tombé et se souvint qu'il se trouvait à l'hôpital. Depuis que Victor y avait été admis, il y passait ses journées. Les heures défilaient, les médecins se succédaient. Victor s'éveillait pour se rendormir aussitôt, et lui assistait impuissant à son lent rétablissement.
En gémissant, il se leva, le dos endolori par la chute et le lit de fortune. Il ne se sentait pas à l'aise dans cette chambre aux murs immaculés qui embaumait le désinfectant. Pourtant, pas un instant il n'envisagea d'abandonner son ami là, seul. Il l'avait abandonné une fois, et cela avait suffi pour qu'il manquât de le perdre. En repensant à l'affolement de son rythme cardiaque quand il avait lu le message dénué de fioritures, une simple adresse sans indication, il frémissait. Et ce visage pâle dessiné dans la pénombre du théâtre, animé d'un sourire qu'il n'avait jamais admiré auparavant... Et quelle horreur, à l'écoute du son brutal de la boîte de médicaments vide sur le sol...
Il écarta les cheveux en bataille sur son front et acheva d'étirer ses membres engourdis par la sieste. Son cœur, soudain, manqua un battement. Il entendit sa propre voix appeler le nom de Victor, mais ne vit que le lit vide. Il fronça les sourcils, avant de tirer son téléphone de sa poche, à la recherche d'une explication. Mais rien. Le garçon aux cheveux verts, à nouveau, s'en était allé sans le réveiller.
Il sortit dans le couloir et interpella une aide-soignante en blouse qui passait là.
« Madame, dit-il d'une voix rauque de fatigue. Sauriez-vous où se trouve le patient de cette chambre ?
— Monsieur Walter ? Le docteur l'a autorisé à partir dans la matinée. Je ne pensais pas vous trouver encore là. »
Elle coinça une mèche châtain derrière son oreille et battit des cils. D'ordinaire, Liam aurait saisi l'occasion pour l'inviter à boire un verre, dans l'espoir d'arranger un nouveau plan régulier. Il n'en fit rien. Il marmonna un remerciement et se précipita dans le couloir. Il slaloma entre les fauteuils roulants, les perfusions, le personnel de santé, et parvint non sans mal au rez-de-chaussée, où il se décida enfin à appuyer sur la touche « appeler » de son téléphone.
La sonnerie retentit. Il reprit son souffle, gagna l'extérieur, s'arrêta sur le parking. Le répondeur brailla à son oreille. Il tapa un message, fébrile. Avant de l'envoyer, il se rétracta. Il effaça les mots, je m'inquiète, t'es où, rangea le portable. Ses yeux fouillaient les alentours, ses doigts martelaient sa cuisse. Les scénarios s'échafaudaient dans son esprit pour s'effondrer aussitôt. Il imaginait le pire, le remplaçait par l'optimisme, balayé par la réalité. Victor s'en était allé, lui ne savait où le trouver. Il ignorait jusqu'à son adresse.
Liam prit alors conscience de la distance qui les séparait.
Un fossé se creusait entre eux, profondeurs ayant toujours existé. Et le seul pont qui les liait naissait de la connaissance mutuelle de la vanité à laquelle leur relation était vouée.
« Liam ! On est venus voir Vic', tu sais dans quelle chambre il est ? »
Noa pénétra son champ de vision. Elle entrainait à sa suite leur petit groupe.
« Tu arrives trop tard, ma vieille, dit Liam, l'air de rien. Il a pris la poudre d'escampette ce matin.
— Walter s'est barré ? Il était en état ?
— Es-tu en train de dire que je me suis déplacé pour rien ? dit Eden en s'avançant.
— Je suis pas sûr d'avoir suivi, dit Elias. Qu'est-il arrivé, en fait ? »
Tous se turent. Personne ne se décidait à répondre aux questions qui avaient fusé, si bien que la seule femme présente imposa, plus qu'elle ne proposa, de s'installer dans un café pour parler en toute sérénité. Ils la suivirent jusqu'à un joli établissement à la devanture boisée. Ils ignorèrent la petite terrasse en plein soleil, qui présentait quelques tables métalliques couvertes de napperons et s'engouffrèrent à l'intérieur, à la recherche d'air conditionné. La bouffée de fraicheur qui les atteignit lorsqu'ils passèrent le pas de la porte dans une délicat bruit de clochette, leur tira à tous — Eden excepté — un soupir de bien-être.
Ils s'installèrent à l'étage, dans une pièce aux cloisons roses couvertes de tableaux variés et dépareillés. L'ange s'installa sur une banquette sans leur accorder un regard. Lui n'avait d'yeux que pour les portraits d'Elias, et aucune de ces pauvres œuvres peintes avec les pieds ne pourraient modifier son opinion. Rien ne valait les représentations éclatantes de son visage.
Son protégé le rejoignit et, un mince sourire sur les lèvres, il entrelaça leurs doigts.
« Bon, dit Noa après avoir passé commande à une jolie serveuse. Les gars, parlons peu, parlons bien, parlons Victor. Liam, tu nous dois des explications, tu ne crois pas ? Je ne me contenterai pas d'un pauvre message le lendemain des partiels pour me demander de te rejoindre à l'hosto.
— Victor a tenté de se suicider », dit Liam de but en blanc en s'emparant d'une carafe, comme il aurait annoncé la météo.
On entendit le bourdonnement d'une mouche autour de la table. Noa manqua de s'étouffer avec une gorgée de smoothie. Elle tenta de formuler une question, qui se perdit dans une quinte de toux.
« Où se trouve-t-il ? » dit le Gardien en fronçant un sourcil.
Pas de pourquoi, pas de comment. Il savait. Il se souvenait sans mal de la discrète présence de la silhouette décharnée dans la nuque du jeune homme. Elle jouait, nonchalante, avec les petits cheveux châtain clair que la teinture ne colorait pas. Elle l'avait dévisagé et il avait perçu son souffle glacial. La Mort attendait car Victor l'appelait. Il avait lu la détresse dans ses yeux. Ce jour-là, un lien comme il en partageait avec Elias n'avait pas été nécessaire : les prunelles exprimaient l'effroi de vivre dissimulé par les silences.
« Je ne sais pas. Ce matin, il était parti.
— Tu l'as contacté ? dit Jay, en frappant le dos de son amie secouée par la toux.
— Je tombe sur son répondeur à chaque fois.
— Pourquoi ? »
Elias leva un regard incompréhensif vers Liam, qui haussa les épaules. Les iris verts le fixaient à la recherche d'une réponse que nul ici ne pouvait fournir. Le seul qui l'aurait pu, Princesse auto-proclamée, avait déserté avec ses explications.
« Il a dit quand il reviendrait ? dit Yan en reposant le biscuit qui flottait entre sa bouche et son assiette, incapable de le manger.
— Je ne sais pas si on le reverra. »
La conversation s'arrêta là. On ne mangea, ne but, n'agit pas. Tous se séparèrent dans un silence de plomb, le deuil de la mort que Victor n'avait pu se donner. Eden ne raccompagna pas son protégé. Il s'éclipsa en silence, ombre fuyante, comme il l'avait longtemps été. Il s'enfonça dans le rideau de l'invisibilité et se confronta au dossier qui pesait sur lui en permanence. Il soutint les lettres du regard, les deux dates que Ladell et Morgan avaient rapprochées. L'assemblage de papier tressaillait entre ses doigts.
La pression du Temps qui courait autour de lui l'écrasait. Il voyait presque sa petite silhouette narquoise qui s'élançait au-devant sans l'attendre. Un court instant, il se rappela le Paradis, quand il ignorait encore, dans son innocence archangélique, ce que signifiaient les secondes. Puis le souvenir s'échappa, emporté à la suite du fuyard qui s'éloignait. Ou peut-être était-ce lui, le fuyard. Eden, qui rechignait à accélérer, de peur que le Temps ne l'atteignît s'il le rattrapait.
Il se mordilla la lippe. Son pouce caressa la tranche du document, puis il écarta la première page. Il les tourna, un an, deux ans, cinq, dix, seize — il marqua une pause. Inscrite en lettres de feu, la soirée de fin d'année. La fille de dix-huit ans. Le viol. L'étau autour de sa poitrine se resserra et déroba son souffle. Elias aurait dû refuser. Le viol n'aurait pas dû exister. Noir sur blanc, le dossier énonçait des faits que l'Ange gardien, dans son incapacité la plus totale, avait empêchés. La tête emplie de son trop-plein d'assurance, il avait pensé surpasser les choix de son Souverain, avait outrepassé sa tâche de petit chien à la poursuite de son humain. Tout était sa faute.
Il suffoquait. Pour échapper à l'étau de la culpabilité, il tourna la page. Pour la première fois, il se risqua à découvrir le futur. Ses yeux survolèrent les phrases sans s'y attacher. Il referma le dossier peu après les vingt ans du jeune homme. Dans ses mains, il ne tremblait plus. Il ne propageait qu'un écœurement. Il laissait un mauvais goût en bouche. Celui de la connaissance. Eden savait, et savoir le rongeait déjà.
Il avait lu les mois qui défilaient, l'absence de Victor qui jamais ne se comblerait. Il avait lu le départ de Liam pour une lointaine école de journalisme. Le parasite ne reviendrait pas à l'université, l'année suivante. Le pilier du groupe, désormais envolé. Il avait lu celui de Yan, un peu plus tard, à l'étranger. Le miracle commandité ; on l'acceptait dans un programme pour intégrer une prestigieuse équipe de basketball. Il avait lu, encore, la fin d'études de Jay et de Noa. Le premier disparaissait à son tour, s'engageait dans l'armée. La seconde s'effaçait aussi du dossier. Le groupe se désintégrait.
Démantelé par les secondes, les minutes, transformées en mois puis en années.
Il lut, enfin, la fin de ses propres études, en même temps qu'Elias. Et, avec une surprise non feinte, il avait déchiffré leur emménagement ensemble. Il avait vu son nom, Juste Eden, inscrit sur la page. A l'Ange faisait place un Homme. Dieu lui-même, dans Sa clairvoyance, le déterminait inapte à remplir sa condition. A Ses yeux, il n'avait pas plus d'importance que ces insectes qui peuplaient la Terre.
Il rangea le dossier. Puis il emprunta le chemin de retour, sans oser déployer ses ailes. La lancinante douleur dans ses omoplates l'en dissuadait. Il regagna la chambre d'Elias et s'assit sur son fauteuil. Là, il admira le joli blondinet, penché sur une feuille de papier qu'arpentait un crayon gris. Ombre silencieuse, il glissa dans son dos pour suivre le mouvement du poignet. Valse rythmée si élégante. Et sous ses traits, il ne couchait pas son ami imaginaire, ni son amant. Se dévoilait peu à peu le regard mélancolique de Victor et ses fossettes quand il se résignait à sourire.
Il se rassit. Cette fois, l'invisibilité ne lui parut plus une paisible échappatoire. Pour la première fois, elle se mua en enceinte maligne qui lui interdisait de joindre son humain. Ce qui faisait de lui un Ange lui sembla une odieuse malédiction.
Eden comprit, dans le silence brisé par le crayon sur le papier, qu'Elias avait aspiré tout ce qu'il restait de noble en lui.
Il était fier, il était beau. Il était parfait. Mais noble, il ne l'était plus davantage qu'Ange.
Dans le tic-tac des secondes qui se transformeraient en années, il fit le deuil de ce qu'il avait égaré.
Son éternité.
Ce chapitre accompagne la fin de la troisième partie d'Eden - Le Temps ne s'arrêtera pas.
La quatrième et avant-dernière partie s'annonce donc. Elle sera plus fragmentée, car étalée sur la durée, et abordera des sujets moins matures que cette partie-ci. Sans aller jusqu'à la romance chamallow-toute-rose, je peux vous dire que vous ne trouverez plus ni violence, ni viol, ni suicide.
Enfin, si l'histoire de Liam et Victor vous intéresse, je vous invite à lire le dernier chapitre de Question d'odeurs. Il relate une interaction entre eux, un an après ce chapitre-ci, qui pourra apporter de la profondeur à certains événements futurs. JE SAIS, j'aurais pu l'inclure dans le récit principal. Mais je n'ai pas trouvé le moment approprié, alors je vous invite à vous contenter de ça haha.
Encore merci d'être parvenu.e.s à ce stade de l'histoire, et j'espère que la suite de l'histoire d'Eden et Elias saura vous plaire.
Prochain chapitre : Chapitre XXXVII — « Paradis artificiel, partie 1 »
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