Chapitre XXXIX - Six pieds au-dessus du Ciel

Elias entra dans la chambre au bout du couloir. Alors qu'il se débarrassait de sa chemise, il sentit sur son dos le poids d'un regard. Il tourna la tête et chercha la silhouette d'Eden dans le noir, allongée sur le lit à l'autre bout de la pièce. Un instant, il hésita à demander une explication quant à l'appel de l'après-midi. Il renonça. Il ne recevrait qu'un énième silence qu'il ne pourrait encaisser. Il actionna l'interrupteur et soutint les deux prunelles fixes.

« Tu as manqué Liam, dit-il en enfilant un tee-shirt ample. Il vient de partir.

— Que faisait-il ici ?

— Il secourait un imbécile infichu de répondre au téléphone. »

Eden n'exprima qu'une incrédulité non-feinte.

« Moi ? dit-il en se pointant du doigt. N'était-ce pas Gabriel ? »

Il pencha la tête sur le côté. Une mèche de cheveux noirs mordit sa joue pâle, translucide sous la lumière artificielle.

« C'est la deuxième fois que j'entends ce prénom, aujourd'hui. Qui est ce Gabriel ? »

Les lèvres fines de l'ange formèrent un rond parfait. Il quitta le lit et s'accouda au cadre de bois de la fenêtre entrebâillée pour prendre une bouffée d'air frais. Il contempla le ciel d'encre en silence. Des nuages dissimulaient les étoiles, et celle qu'il désirait voir n'incendiait les cieux qu'en plein jour. Les autres n'étaient qu'une multitude de corps célestes habitant un infini cimetière. Un cimetière où, il le savait, une place l'attendait déjà, six pieds au-dessus du Ciel.

« Je devrais peut-être me contenter d'être une plante verte silencieuse qui ne cherche pas à te connaître, dit Elias d'un ton abrupte. Il y aurait moins de déceptions.

— Une pâquerette.

— Pardon ? »

Eden se retourna. Son visage revêtait l'indifférence usuelle. Pourtant, dans son œil, dans la commissure de ses lèvres, pétillait la trace fugace d'une émotion.

« Tu voulais être une pâquerette. Tu avais dit ça, une fois.

— Je parle à un mur, c'est hallucinant. »

Elias passa la main dans ses boucles blondes, un rire nerveux sur la langue.

« Gabriel est celui que j'ai le plus aimé au cours de mon enfance, dit l'ange. Il m'a trahi, comme tous les autres. »

Il secoua la tête pour repousser les cheveux qui tombaient devant ses yeux. Son menton haussé s'efforçait de maintenir la fierté dont il émanait, mais Elias, en l'observant, distinguait les fissures sur son masque de marbre. Un jour viendrait où les fissures se feraient plaies béantes qu'il serait impossible de panser.

« Autre chose ? Je suis dans de bonnes dispositions, ce soir, tu peux me demander ce que tu veux, jolie fleur.

— Tes ailes.

— Mes ailes ? »

Eden blêmit.

« Ton tatouage. Pourquoi le modifies-tu ?

— Je ne le modifie pas. Pourquoi le ferais-je ?

— Depuis que je l'ai vu pour la première fois, tu n'as pas arrêté d'en arracher les plumes. A chaque fois que je le vois, j'ai l'impression que tu es blessé.

— Où ? »

Voix d'outre-tombe parcourue d'effroi croissant. Les yeux bleus s'écarquillaient, les pupilles se dilataient, le souffle s'amenuisait.

D'une main tendre, Elias effleura l'omoplate droite.

« Là. »

L'ange ne dit rien. Il tressaillit en sentant les doigts à travers le tissu de son vêtement. Le contact éveilla la vieille douleur qui ne disparaissait pas ; cette peine devenue familière qu'il trainait depuis presque quatre ans. Un lancinant cri de son corps à l'âme dans tout son dos. Des frissons le parcoururent alors qu'il comprenait, dans le silence implacable de la chambre. L'opacité des ténèbres occulta un peu plus les ultimes traces de lumière de l'abîme où il sombrait.

Eden, Ange à la déchéance éternelle.

Il se précipita hors de la pièce, traversa le couloir, saisit une paire de chaussures qu'il ne prit pas la peine de nouer. Il ouvrit la porte, s'engouffra dans la cage d'escalier où il ne s'était pas risqué depuis plusieurs mois, dévala les marches.

« Eden, attends ! »

Il n'attendit pas. Il accéléra. Il ignora la petite boîte confinée qui aurait pu le mener au bas de l'immeuble. Ses pas guidaient son corps, fantoche manipulé par la terreur. En lui, l'Ange menait la danse et évinçait l'Homme avec aisance. Il approcha de la porte vitrée qui le séparait du monde vivant. Personne au-dehors. L'heure avancée le préserverait du contact des créatures fourmillant dans les rues. L'air frais lécha ses joues. Elles étaient humides.

Il avait besoin d'être seul. Plus que seul, il devait s'isoler. Il marchait rapidement entre les immeubles dressés. Il ne respirait plus. Cours. La ville déserte réverbérait le moindre bruit, faisant de sa course un orchestre assourdissant. Il ne pensait plus. L'Ange ne pense pas. Il se contente d'agir et lui, soumis à l'emprise de ce qu'il fut autrefois, oubliait de réfléchir. Ses jambes brûlaient, le vent fouettait son visage, le cœur grimaçait sous sa poitrine. Il ignorait où il était, où il allait, où il s'arrêterait. L'Ange déciderait. Il bifurqua dans une rue en pente. Perdu dans la couverture de la nuit, il ne ralentissait pas. Il n'était pas isolé, pas encore, pas assez.

Combien de temps s'écoula ? Quand finit-il par céder à la fatigue de sa carcasse ? Où mit-il un terme à cette course-poursuite contre lui-même ? Il n'en avait pas la moindre idée. Il se tenait de toute sa droiture sur une route de poussière. Des champs plongés dans le noir s'étendaient à perte de vue. La solitude l'étreignait. Personne d'autre que lui dans cette nuit esseulée.

Une bouffée d'oxygène quitta ses lèvres. Il serra les dents. La douleur dorsale gémit. Elle se répandit dans chaque cellule de son corps épuisé, draina l'énergie avec brutalité. Les jointures de ses doigts supplièrent, les muscles de sa mâchoire implorèrent. Il tremblait de tous ses membres, soumis à l'abominable affliction. Un goût métallique inonda sa bouche alors qu'il ravalait le hurlement monté au bord des lèvres. Ses jambes cédèrent, il rencontra le sol fait de caillasse.

Puis la douleur disparut.

Un poids familier fit ployer ses épaules. L'Archange pour un bref instant ranimé. Ses ailes trainaient dans la poussière. Il reconnaissait leur présence, il les haïssait comme il les avait toujours haïes. Les amas de plumes trônaient avec arrogance sur ses flancs. Ils narguaient l'être affaissé. Indigne de ton nom, fredonnaient-ils, indigne de tes ailes. La honte se mêlait à la rage. Tu étais indigne de ton auréole. Les ailes, symboles de ce qu'il n'avait plus le droit d'être, pesaient sur lui de toute la force de ses fautes. Tu étais indigne d'exister. Tu devais tomber.

« Je sais ! »

Sa colonne vertébrale parvint à le maintenir debout. Le monde tournait. Le poids de ses ailes l'oppressait. Des quatre appendices, l'un demeura inerte lorsqu'il les déploya. L'aile droite. Inapte, comme lui, à être ce qu'on voulait qu'elle soit.

Or, comment être quand on ignore ce que l'on pense ? Comment devenir quand la seule chose que l'on sait, c'est que l'on ne sait pas. Eden ne savait pas. Il ne savait rien. Il se persuadait du contraire, mais la dure réalité frappait. L'ignorance le guidait. Elle l'aveuglait. Elle brisait ses certitudes, les répandait à ses pieds. Immobile, il les contemplait, ramassis émiettés perdus dans la poussière. Ils fuyaient, emportés par le vent.

« Eden ? »

Il n'osa pas se retourner. Certifier une illusion achèverait de la détruire et il avait besoin de savoir Elias pour tenir un peu plus.

« Eden, c'est toi ? »

Comme il adorait cette voix... S'il la regardait juste une fois, peut-être ne disparaitrait-elle pas...

Tu es indigne de lui aussi, susurrèrent les ailes à son oreille.

« Pitié... vous pouvez tout me prendre, mais pas lui », dit-il dans un murmure.

Il inondait la nuit opaque de lumière. Sa peau resplendissait d'une pureté entachée. Une chaîne froide surmontée d'une croix métallique entourait son cou, entrave divine assurant sa fidélité au Seigneur qui l'avait fait. Sa noblesse apparente éblouissait. Et elle s'inclina devant Elias, paralysé au milieu de la route.

« Ça a toujours été toi... », dit le jeune homme.

Les mots irréels parvinrent jusqu'à l'ange. Il étira les lèvres en un sourire sincère et deux larmes glissèrent le long de ses joues. Parce qu'il le voyait pour de vrai.

« N'avais-je pas dit que je serais toujours là ? »

Eden s'approcha, s'arrêta à un pas. Déjà, le sourire mourait sur ses lèvres, remplacé par le masque fissuré. Il leva une main blanche, nue, frêle, la posa sur l'épaule chaude. Elle caressa le tissu, effleura la peau. Le silence les cernait.

« Je ne suis jamais parti », dit-il à voix basse.

Elias recula. La main flotta dans l'air.

« Laisse-moi une minute, dit-il. Je dois décider si je m'évanouis ou si j'ai trop peur pour te quitter du regard.

— Ne cesse jamais de me regarder. »

Le Gardien nimbé de son éclat surnaturel observa l'homme. Il n'avait plus rien en commun avec l'enfant qui fit de lui son ami imaginaire. Au grand sourire de la petite tête blonde avait fait place l'expression tourmentée de l'adulte détruit par un protecteur incapable de suivre les indications gravées dans le dossier. L'innocence du premier âge avait fui à tire-d'aile pour ne laisser qu'un corps marqué par les épreuves qu'il lui avait infligées. Seuls les yeux restaient identiques. Deux pierres précieuses étincelantes où Eden s'était toujours égaré, entrainé par l'infinité de sentiments qui s'y débattaient.

« Si tu savais comme je t'ai détesté..., dit Elias, incertain.

— Je sais. Je l'ai mérité.

— Pourquoi as-tu disparu si longtemps ?

— Tu ne désirais plus me voir.

— J'avais besoin de toi...

— Ne suis-je pas resté jusque-là ?

— Pourquoi ? »

Un instant, l'Envoyé de Dieu se tut. Il se concentra sur leurs battements de cœur qui résonnaient.

« Moi aussi, j'avais besoin de toi. »

Il lisait l'inquiétude dans les yeux verts, qui ne discernaient pas la vérité du mensonge dans les paroles froides. Il les retint avant qu'ils ne se détournassent. Regarde-moi. Il s'agenouilla, la main droite fermée contre le cœur, et pencha la tête en avant, dévoilant sa nuque blanche. Sur sa chevelure brillait l'absence de l'auréole. Pourtant, il demeura dans la position de soumission, sacrée chez les Anges. La demande muette d'un Archange à un autre de partager ses jours.

Devant lui, Elias s'accroupit. Il écarta une mèche brune et rencontra les yeux bleus tournés vers le sol. Il souriait de ce sourire enfantin qui dévoilait ses dents et étirait ses paupières. Il s'avança.

Dans le silence respectueux de cette nuit d'octobre, alors que les étoiles couvertes par les nuages acceptaient de dissimuler le cimetière céleste, l'Homme, pour la première fois de son existence, embrassa l'Ange qui s'était offert à lui. 

Je me demande si les résolutions que je propose aux divers problèmes que rencontrent mes personnages ne sont pas un peu simplistes sur les bords...

Enfin, passons. Je l'attendais, moi, cette rencontre entre l'ami imaginaire et l'enfant devenu grand. Qu'en avez-vous pensé ? J'avoue que je m'attendais à une scène plus clichée, alors je suis plus ou moins satisfaite. 

Je la retravaillerai, bien sûr, je trouve que le passage va un peu trop vite. Ceci dit, l'intégralité du roman mérite une (grosse) révision, alors ce n'est pas bien étonnant. 

Prochain chapitre : « Chapitre XL— Dans l'océan, s'abîmer, partie 1 »

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