Chapitre XXXII - Dé-s-espérer
Les trois semaines qui suivirent parurent tirées d'un rêve. Une douce brume au parfum de menthe, subtil mais inaltérable, flottait dans l'air, embaumait chaque parcelle de l'existence d'Elias. Où qu'il allât, elle le suivait, l'enveloppait, il dansait avec elle. Elle l'avait, à elle seule, propulsé au sommet de la maudite pente qu'il avait mis tant de temps à dévaler. Il admirait, juché sur son piédestal, le paisible paysage offert à ses sens. Et ses yeux, son nez, ses oreilles, s'en délectaient sans jamais s'en lasser. Chaque jour, il s'éveillait ; chaque soir, il s'endormait ; chaque repas, il mangeait. Il vivait, enfin. Eden, d'un sourire, d'un regard, d'une parole, illuminait ses journées et apaisait ses nuits. Eden parce qu'il était là, et qu'il avait accepté de rester à ses côtés. Il avait, sans esquisser d'autre geste qu'un baiser sous la pluie, effacé les souvenirs et séché les larmes face aux étoiles.
Lorsqu'il le voyait, le jeune homme le contemplait avec avidité. Il attendait sa dose de bonheur. Il cherchait la lumière au creux des iris bleus, les commissures relevées, l'odeur ravageuse. Et quand il disparaissait de son champ de vision, déjà, il hantait la moindre de ses pensées. Il s'étendait dans les méandres de son âme, présence imposante.
« Elias, mon chou, je sais que tu es absolument o-bsé-dé par ton cher Eden qui, je tiens à le rappeler, n'est pas avec nous, mais je préfèrerais que tu me répondes quand je te parle. »
Noa, le menton appuyé dans la paume de sa main, attendait que le garçon daignât la remarquer. Elle soupira bruyamment et se pencha pour extirper un flacon de vernis rouge vif de son sac, qu'elle commença à appliquer sur ses ongles courts. Elle semblait attendre une réponse qu'il ne put lui fournir. Aussi demeura-t-il muet, tandis que le rire sonore de Liam retentissait dans son dos.
« Tu étais vraiment trop concentré sur Joli-cœur ? dit-il en ricanant, avant de lui asséner une tape dans le dos. Noa te demandait si tu voulais venir avec nous, on va au bar.
— Eden a dit qu'il viendrait si tu étais là », dit la jeune femme, concentrée sur sa peinture ongulaire.
Elias accepta sans discuter, puis il vaqua de nouveau à ses rêveries, à la recherche de l'odeur de menthe. Il croyait encore entendre le bruissement de rire qu'avaient laissé échapper les lèvres du bel être à la chevelure d'ébène. Un irrépressible sourire illumina ses traits.
« Et toi, Vic', tu viens, ce soir ? »
Liam coupa court à ses tentatives de dessiner devant ses yeux clos le visage androgyne d'Eden. Il battit des paupières et s'efforça de dissiper les rougissements sur sa peau mate. Face à lui, assis un peu à l'écart, Victor leva la tête de son livre. Il s'asseyait souvent à quelques mètres. Pas tout à fait absent, mais pas tout à fait présent non plus. Il paraissait hésiter, à la lisière du groupe, comme s'il n'osait pas s'y engouffrer pleinement. Il maintenait de lui-même une imperceptible frontière, une distance de sécurité qui lui assurait de minimiser les risques.
« Je ne bois toujours pas, je passe mon tour. »
Il quitta sa place sur le banc de la table de pique-nique, devant l'université, embrassa la joue parsemée de taches de rousseurs de Noa et se dirigea vers le parking des vélos. Liam trottina à sa suite, et ses légers halètements interpelèrent le jeune homme, qui lui jeta un regard interloqué. Tout en saisissant un briquet et une cigarette, il l'interrogea en silence. En son for intérieur, il ne pouvait réprimer les élancements de son cœur, ni les abominables relents de l'espoir. Terrible espoir. Sournois espoir, il susurrait à son oreille tous ses désirs, et avec un malin plaisir, il crachait à sa figure l'impossibilité de leur réalisation. Il fit taire sa petite voix doucereuse d'une bouffée de tabac.
« Ça fait longtemps que tu n'es pas sorti avec nous, dit Liam en plongeant les mains dans ses poches. Et plus de temps encore depuis que tu n'es pas venu chez moi.
— Je suis désolé, je dois m'occuper de ma sœur, en ce moment. Elle a trois semaines et ma mère travaille.
— Ton père ne peut pas s'en occuper ? Juste un soir, ce soir, pour une fois...
— Mon père... »
Il s'arrêta de parler, inhala la fumée nocive.
« Oublie ça, Liam. C'est non, je dois rentrer.
— Ton corps me manque, Vic' », dit le beau brun d'une voix suave.
Il le retint par le bras. Son cœur manqua un battement. Il dissipa la joie qui montait dans sa gorge en écrasant son mégot, puis repoussa la main qui avait saisi sa taille. Ton corps, rien d'autre, ne te fais pas d'illusion. Il ne prononça plus un mot tandis qu'il s'arrachait de l'emprise de Liam. Il ôta l'antivol de sa bicyclette, dans le silence lourd de l'espoir qui vole en éclats. Et la princesse en détresse s'éloigna à coups de pédales. Car quand le Prince ne fuyait pas, c'était elle qui disparaissait à l'horizon.
Ne jamais laisser grandir l'espoir. Il n'attend que le sommet pour précipiter la chute. Et plus haut on s'élève, plus il est dur de se relever, une fois au sol.
Liam secoua la tête pour remettre ses cheveux en place, le nez froncé. De tels refus avaient le don de l'agacer. Dire qu'il prenait sur lui, refusait des plans avec d'autres personnes — et il y en avait des séduisantes — pour faire plaisir à ce garçon aux yeux en amande barricadés au-delà de ses lunettes, qui prenait un malin plaisir à exiger de lui l'exclusivité. Et lui préférait des bouquins poussiéreux et un bébé de vingt jours. Il soupira et s'assit sur un muret en béton. Jay apparut devant lui alors qu'il cherchait d'une solution de secours pour la nuit.
« Walter t'a rembarré ? dit le capitaine avec un rictus moqueur.
— Et alors ? »
Jay s'installa près de lui en tirant une cigarette de son paquet.
« Il se passe quoi, avec lui ? dit-il en entourant ses épaules d'un bras.
— Et toi, il se passe quoi avec Eden ?
— Et avec Dearlove, alors ? »
Ils échangèrent un sourire complice.
« Avec lui, il ne se passe rien, dit Liam en s'étirant. Il m'a recalé il y a deux mois. Vic', par contre, c'est juste qu'il doit s'occuper de sa petite sœur. »
Il fronça les sourcils et se tourna vers son ami.
« Tu le savais, toi, qu'il avait une sœur ?
— Tu me fais marcher ? »
Le regard interloqué mais tout à fait sérieux de Liam lui arracha une expression estomaquée.
« Elle est née le dix-huit février, un peu avant les finales, tu ne t'en souviens pas ? Tu es sûr d'être son pote ?
— On ne s'est pas vu en privé depuis un moment, dit-il en haussant les épaules, comme si ça avait pu tout excuser.
— Je comprends qu'il te recale, mon vieux.
— Parce que tu connais tous les détails de la vie de tous tes plans cul, toi ? »
Jay écarta les bras en un geste d'impuissance, incapable de trouver de réponse appropriée aux inepties de son ami d'enfance.
« Alors, avec Eden, il se passe quoi ? dit Liam, comprenant que le sujet Victor était clos.
— Il ne se passe plus rien.
— Tu t'es fait jeter ?
— Ferme-la, Tensen.
— Il a choisi Elias plutôt que toi ? Coup dur pour ta fierté !
— Liam, tais-toi. Tu ne voudrais pas perdre tes jolies dents. »
Il jeta son mégot sur le goudron et, les mains dans les poches, il rejoignit un attroupement de demoiselles en mini-jupes et décolletés qui lui adressaient des signes ostensibles, tandis que son ami restait prostré sur son muret.
On s'approche lentement mais sûrement de la fin de la troisième partie. De la fin de l'histoire, aussi.
Qu'avez-vous pensé de la première partie, centrée sur Victor ?
Et de la deuxième, avec Jay et Liam ? (parce que je ne l'ai pas beaucoup mis en scène, mais Liam et Jay sont amis d'enfance).
Prochain chapitre : « Chapitre XXXIII - Quand valsent les couleurs »
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