Chapitre XXVIII - Cœur de femme, 2/2
Victor ouvrit la portière. Retour à l'université où, pour un instant, il savourerait l'éphémère sécurité que lui procurait l'absence de son père. Puis l'impression disparaitrait au moment où son abominable sourire jauni et sa voix grasse se fraieraient un chemin dans son esprit.
« Tu n'avais pas besoin de venir me chercher, dit-il avant de descendre. Merci.
— Tu remercieras Eden, dit Jay en haussant les épaules. C'est lui qui m'a forcé la main. Rentre bien, Walter. »
Il le salua. Victor le suivit des yeux. Il absorbait le nom, Walter, un autre héritage de son géniteur. Il pensa à Eden, au regard froid et ennuyé. Il ne lui avait jamais demandé ce qu'il avait pensé du roman qu'il lui avait prêté. En ôtant le cadenas de son vélo, il se rappela de lui en parler, à l'occasion.
Il pédala à travers les rues désertes. Le mercredi, en fin d'après-midi, il ne croisait jamais personne. Isolé, perché sur la selle, il oubliait jusqu'à sa propre existence. Il ne songeait plus qu'aux immeubles mornes qui défilaient sur la gauche, aux devantures anciennes de boutiques que nul ne fréquentait sur la droite. Il dépassait la librairie, son refuge à l'odeur paisible de papier ; traversait un pont de pierre souvent inondé. Il se perdait dans l'ombre d'étroites ruelles encadrées de bâtiments étouffants, grimpait une côte, en dévalait une autre, et les constructions se déroulaient. Il freina brusquement quand un piéton jaillit sur la route en courant. Il repartit de plus belle, accéléra la foulée, ses jambes brûlaient, il allait plus vite, plus vite, plus vite. Ses lunettes glissaient sur son nez pointu, ses cheveux balayaient ses joues et ses oreilles, son sweat-shirt claquait contre son ventre, agité par le vent.
Il s'arrêta dans la cour d'un immeuble à la façade salie et abîmée. Elle était à son image, la façade : elle se débattait pour demeurer droite, mais le temps et ses infâmes douleurs l'érodaient. Il descendit de sa monture et la conduisit dans le hall. Il boucla l'antivol. Son regard se perdit sur les escaliers. Un chat qui s'était faufilé entre les jambes d'un résidant avait vidé sa vessie au pied des marches. Il s'engagea vers les étages d'un pas hésitant. Ses doigts effleurèrent la peinture écaillée des murs. Premier palier. Silencieux. On ne percevait jamais le moindre bruit, ici. A se demander s'il y avait âme qui vécût. Il ne croisait personne non plus. Et personne ne réagissait quand les cris de sa mère, ceux de son père se réverbéraient dans tout le lotissement. Deuxième palier. Il dût se faire violence pour que ses jambes entamassent la nouvelle volée de marches. Ses jointures blanchies se cramponnaient à son sac comme à une bouée de sauvetage. Percée, la bouée. Il coulait à pic. Troisième palier. Dernier avant le sien.
La porte se découpa devant lui. Menaçante. Elle le narguait. Il s'immobilisa. Lorsqu'il voulut attraper ses clés, il se rendit compte qu'il tremblait. Il tremblait toujours avant d'entrer. Il tremblait quand il sortait, aussi. Le simple fait d'exister dans le même monde que son père suffisait à secouer sa carcasse malmenée. Il s'approcha. Le bruit que fit sa chaussure au contact du sol parut se démultiplier jusqu'à atteindre les enfers les plus profonds. Le cliquetis de son trousseau résonna à son tour. Il l'inséra dans la serrure. Il s'arrêta. Il respirait fort. Il transpirait, aussi. La sueur coulait dans son dos. Elle plaquait les cheveux dans sa nuque. Il tourna. Sa poitrine se soulevait et s'abaissait à un rythme anormal. Familier, pour lui. Il vivait essoufflé par ses angoisses. Il ôta ses lunettes, les fourra dans la poche de son sac à dos. Il poussa. Son regard redevint aussitôt vide. Ne jamais laisser paraître ses émotions. Il entra. Il enjamba un pack de bières vides. La télévision bourdonnait, l'odeur d'alcool viciait l'air. Il referma.
Erreur.
Un poing s'abattit sur lui avant qu'il ne le voit. Des étincelles tourbillonnèrent devant lui, il s'effondra dans un bruit sourd. Il heurta le sol, cogna contre le mur, cligna rapidement des yeux pour recouvrer sa vision. Une douleur irradia à l'arrière de son crâne et, plus forte encore, au visage. Il porta la main à sa lèvre, la respiration saccadée. Il retint un gémissement, recula contre la paroi froide jadis blanche. Acculé. Face à lui, Karl. Il le surplombait. Victor n'osait esquisser le moindre geste, paralysé sur le parquet jamais récuré. Ses jambes se replièrent d'elles-mêmes quand l'homme avança. Elles se collèrent à sa poitrine, appuyèrent sur les bleus de la veille, de l'avant-veille, et tous ceux qui les avaient précédés.
« Tendre le cul au premier venu, c'est pas suffisant ? Il fallait en plus que tu préviennes la sorcière ? »
Sa voix grondait, raclement sonore qui l'écorcha au plus profond des entrailles. Victor tentait de retrouver son souffle, coupé par la terreur. Ses pupilles dilatées fixaient les mains, les pieds, guettaient le moment précis où, sur le sol miteux, il faudrait se réduire en position fœtale. Ses lèvres sèches s'écartèrent, la voix se coinça dans la gorge. Un goût métallique se répandait là où elle aurait dû sortir et noyait les mots qui s'y bousculaient.
Il vit la chaussure partir. Ses bras entourèrent sa tête, automatisme du survivant, le pied s'abattit dans son flanc. Cri rauque. Halètement. Il bascula, mordit la poussière. Combat déloyal d'où il ne pouvait sortir vainqueur. La Peur à elle seule le terrassait. Ses dents s'entrechoquèrent, le métal se déversa encore contre son palet. Il se ramassa sur lui-même, animal fébrile, sur ses gardes. Karl ne bougea pas, le rictus écrasé sur l'odieux visage dont on retrouvait les traits sur son fils. Victor eut le temps de reprendre une position assise contre le mur. Le couloir n'était plus loin. Et au bout du couloir, sa chambre. Sa chambre et le verrou qui le sauverait pour quelques heures.
« Elle... »
Une quinte de toux lui coupa la parole. Il cracha un filet de sang. Il passa à nouveau les doigts sur sa lèvre.
« Elle est où, maman ?
— La sorcière l'a embarquée. Je te jure, sac à merde, si elle moufte un mot à ta grand-mère, tu regretteras d'avoir vu le jour.
— Tu crois que je ne regrette pas déjà ? » dit le jeune homme entre ses dents, le souffle haché.
Et les mots, comme sa naissance, il les regretta. Karl avança vers lui et, en croisant ses pupilles rétractées, en sentant son haleine près de lui, Victor comprit que cette fois, ce n'était pas l'ivresse qui guidait ses actes. La terreur redoubla, affola le cœur, alerta le cerveau, tambourina à ses tempes et rappela la douleur lancinante à l'arrière du crâne. Il voulut reculer, le mur le bloqua. Il secoua la tête de droite à gauche, ses yeux suppliaient dans le silence pesant que brisait sa respiration agitée. L'homme s'accroupit devant lui.
Victor hésita à abaisser ses paupières pour fuir les yeux en amande. La peur l'en garda. Les yeux grands ouverts, il vit le visage de Karl se tendre. La main frappa à nouveau. Il rentra le menton à temps, elle s'abattit sur ses avant-bras dressés. A travers le rempart de ses membres, il jeta à son père un regard où Haine surpassa Peur.
« Evidemment que tu regrettes. Comment tu pourrais ne pas regretter, quand t'es rien d'autre qu'une erreur de la nature ? »
Il agrippa son col et écarta les bras d'un coup sec.
« Pas vrai que t'es pas normal, hein, la fillette ? »
Victor laissa ses bras tomber de chaque côté de son corps. Soudain, le calme s'empara de lui. Peur tut ses hurlements, Douleur refoula ses élancements aiguës, la respiration cessa ses hachures, muette. Son regard se vida. Il distinguait à peine la face de son père, à quelques centimètres de son nez. Il ne percevait que son haleine. Il frissonna quand la main s'infiltra sous son pull. Ses poing se serrèrent, il ne bougea pas. Le froid caressa sa peau offerte aux courants d'air. Les couches de tissu remontèrent, dévoilèrent les hématomes. La main progressa. Elle s'immobilisa sur le cœur. Les doigts tracèrent les contours de la brûlure et le jeune homme, malgré l'obscurité dans laquelle il sombrait, devina le sourire qui se dessinait entre les commissures de Karl.
« Je l'ai gravée là, ton abomination. Tu t'en souviens, hein, Victor ? Dis-moi que tu t'en souviens. »
La bouche pâteuse, il ne répondit pas. Les mains le secouèrent, il heurta de nouveau le mur. Les étoiles dansèrent.
« Dis-moi que tu t'en souviens, la pédale !
— Oui, dit-il dans un murmure.
— Bien. Alors pourquoi tu t'entêtes, hein ? Tu crois que j'aime, moi, t'avoir comme fils ? Fais un effort, putain. Crame-les, tes sentiments, t'es un homme, non ?
— Oui... »
Les mains le lâchèrent. Poupée de chiffon, il retomba. Karl disparut dans le salon. Victor ne parvint pas à se relever. Des carillons retentissaient à ses oreilles. Il roula sur le ventre, se hissa à quatre pattes, s'appuya contre le mur. Ses jambes flageolaient. Il hasarda un pas, puis un autre, gagna sa chambre. Il verrouilla la porte. Secoué par un haut-le-cœur, il tâtonna jusqu'à la poubelle, y rendit son dernier repas, mêlé de sang. Goût familier de vomi et de métal. Il replia le poing pour l'empêcher de tressaillir, ferma les rideaux, alluma la lumière, ôta ses vêtements. Il se dressa nu face au miroir. Une nouvelle contusion s'ajoutait à celles qui n'avaient pas le temps de disparaitre sur le flanc. Il en compta trois de plus sur les avant-bras. Le monde tournait. Il saisit la trousse à pharmacie entreposée dans un placard, avala un anti-douleur. Juste un.
Il scruta son reflet, au coin de la lèvre s'étendait une plaie. Il faudrait la maquiller. Il y appliqua du désinfectant en grimaçant. Enfin, sa main effleura le crâne. Le sang séché provoqua un autre spasme. Il s'assit sur le matelas, la poitrine agitée de soubresauts. Il jeta un œil à son téléphone. Pouvait-il demander de l'aide ? Il ricana, quelle ineptie, il devrait tout expliquer. Cette fois, même Liam ne se contenterait pas de la chute de vélo. Il s'allongea, réduit au silence par l'effroi qui guidait ses actes. Le contact de sa tête contre un coussin lui tira un grognement de douleur. Le moindre mouvement lui arrachait une vague de nausées. Pourtant, il remercia en silence sa Fortune. Grâce à elle, ni sa mère, ni sa petite sœur n'avait eu à subir les violences.
Il attrapa le livre entamé la veille, Cendrillon ou la Petite Pantoufle de verre. Il le relisait pour la dix-septième fois. Il alluma une cigarette et se réfugia dans ce conte où bonne fée et Prince Charmant existaient. Il s'extirpa de sa réalité misérable, où papa respirait à quelques murs de là, où son corps pleurait en silence, où le foutu sauveur n'arrivait pas.
Où il n'arriverait jamais.
Les pages le happèrent, le consumèrent aussi vite que la cigarette entre ses lèvres. Il finit par s'endormir, bercé par l'odeur de fumée et les rêves qui le rongeaient. Lorsque sa tête reposa sur l'oreiller, il se rappela son âge. Vingt ans, éternel enfant. Car il ne serait jamais rien d'autre devant son père. Un petit garçon à l'innocence dérobée, victime de son cœur de femme. Il souhaita un instant pleurer et libérer ses yeux du fardeau des larmes. Il se souvint qu'il ne pleurait pas. Il ne pleurait plus. Ça ne donnait qu'une raison de plus pour Karl de le reprendre.
Pleurer ? Victor réprima un sourire douloureux. Depuis le temps, il devait avoir oublié.
Ce chapitre a été très douloureux à écrire. J'étais complètement immergée, je ressentais la douleur de Victor (je faisais les mêmes grimaces que lui).
J'espère de tout cœur que ce chapitre vous aura plu autant qu'à moi. N'hésitez pas à me partager vos ressentis !
Prochain chapitre : « Chapitre XXXIX — Être-ange »
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