Chapitre XXVII - Crissement de fourchette au fond de l'assiette, 3/3
Eden se servit un verre de jus de pomme, qu'il sirota sans détacher son regard de la table à quelques mètres de là. Surveillance acharnée, il ne cillait pas. L'infâme homme riait à gorge déployée, au loin ; il percevait son rire gras à travers le vacarme des conversations. Avait-il déjà oublié sa cuisante défaite ? Il se renfonça dans la banquette, l'air mauvais. Le goût du sucre couvrit sa langue et apaisa un instant sa haine grandissante. Il prit une autre gorgée. Tenter d'éteindre les flammes avec le liquide savoureux. Mais les flammes dansaient et leur chaleur s'entêtait à le ronger. Des braises incandescentes luisaient au fond de ses prunelles et cherchaient à dévorer leur cible.
Les yeux porcins, reclus dans leurs orbites, se tournèrent vers la grande table où Eden siégeait. Ils fouillèrent parmi les convives, dénichèrent Elias, réfugié dans des vêtements larges, qui picorait dans son assiette sans oser avaler avec assurance les morceaux de pomme de terre. Un éclat fiévreux traversa les deux yeux baladeurs. Eden se leva avant d'avoir pu réfléchir. Jay l'interrogea, surpris.
« Toilettes », dit-il, la mâchoire contractée et les muscles tendus.
Il foula le parquet sali par les pieds d'autres clients, dépassa une série de tables et atteignit celle de Gontran, qui s'était détourné pour manger.
« Ne t'avais-je pas demandé de ne pas le regarder ? »
La voix de l'Envoyé de Dieu vibra dans l'air. Il parlait d'un timbre bas. La menace à peine éclipsée par son apparente sérénité brillait de mille feux. Il ne se préoccupait pas de la voiler : nul ne lui désobéissait sans en subir les conséquences.
« Encore toi ? »
Gontran lâcha sa fourchette qui rebondit sur la nappe. Il mâchait, la bouche ouverte sur le bœuf déchiqueté par ses dents distordues et proéminentes. Il couvait le bel ange à la chevelure sombre d'un regard ennuyé ; sa présence le dérangeait.
« T'en as pas marre de me harceler avec ton copain ? Je m'en fous de ce que tu penses, je le touche pas.
— Tes yeux sont la pire agression. »
Irrité, l'homme frappa la table du plat de la main. Ses coéquipiers interrompirent leurs interactions et leur repas pour observer les deux êtres qui se jaugeaient. Quand le tintement des couverts se fut tu et que l'attention se fut dirigée vers eux, les doigts gantés tirèrent le col de Gontran. La voix glaciale secoua à nouveau l'atmosphère. Les sourcils froncés et le front plissé, nulle nonchalance n'émanait plus d'Eden. Soudain, l'affaire prenait une ampleur inattendue ; il menaçait, et ses menaces ne demeuraient jamais de simples mots.
« Je t'avais prévenu. »
Son souffle mentholé caressa le visage difforme décomposé.
« Bordel, lâche-moi ! »
Il gigota, mais la poigne de l'ange ne se desserra pas.
« C'est même pas ton mec, t'es dingue !
— Si. »
Petit mot prononcé du bout des lèvres. Il se pencha, ses cordes vocales s'agitèrent.
« Celui que tu regardes m'appartient et je suis diablement possessif. Tu vas donc gentiment le débarrasser de tes coups d'œil qui m'indisposent. Est-ce clair ? »
Silence. Eden se redressa et, les épaules droites, la fierté au fond des yeux, un léger sourire narquois étira ses lèvres. Il lâcha le col, froissé. Avant que Gontran ne l'eut compris, il avait levé le poing et l'écrasait sur sa joue. Un filet de salive quitta sa bouche, sa tête valsa sur le côté, tous ses acolytes autour de la table repoussèrent leur chaise. Déjà, une trace rougeâtre se dessinait sur l'ignoble visage dévoré de boutons. La victime recula, fit signe à tous de se rasseoir. La peur, sournoise, naissait dans son cœur. Il comprenait, alors que le silence, lourd et assourdissant, s'établissait, que la créature en face de lui n'avait aucun scrupule. Il n'attendait qu'un second faux pas pour le précipiter vers sa fin.
« C'était le dernier avertissement. »
Il essuya son gant et regagna sa place. Personne n'avait rien vu ni entendu. Les conversations battaient leur plein, on mangeait, buvait, discutait, Elias riait. Ris encore, joli garçon. Il ne s'était absenté que quelques minutes. Jay n'accorda pas d'attention à son retour, il en accorda davantage à son second départ, quand Eden lui réclama son briquet d'un ton rude. Il s'échappa sur la terrasse. Trop de monde, trop de bruit, trop de contrariétés. Il voulait hurler, gémir, pleurer, il voulait se plaindre et pleurnicher, déverser la frustration qui l'oppressait.
La fraicheur nocturne l'entoura. Il s'adossa à un mur de pierres et contempla les étoiles, paisibles dans le Ciel. Il alluma une cigarette, en tira quelques bouffées. Le calme, enfin, reprit possession de son corps. Il se décontracta. Sa mâchoire se détendit, ses poings se rouvrirent, il glissa sur le béton. La cigarette se consuma, il en prit une autre, et une autre, et une autre. Elles s'égaraient sur le sol une à une. La fumée nauséabonde se mêlait à son parfum de menthe, lui se perdait un peu plus dans la nuit. Et, comme souvent, il s'imagina retourner Là-haut, chez lui, où le bleu demeurait bleu, clair, vide. Un ciel à l'image des Anges.
« Que s'est-il passé ? »
Noa interrompit le flux de souvenirs. Il orienta son regard vers elle. Vide, le regard, comme le Ciel. Vide d'émotions car il était vide de cœur.
« Comptes-tu vraiment me parler ?
— Si tu n'évoques pas Jay, on devrait s'entendre, dit-elle en s'accroupissant.
— Gontran n'a pas arrêté de regarder Elias, dit-il en époussetant son gant, je lui ai fait comprendre que cela me déplaisait.
— Tu l'as frappé ?
— Après avoir dit qu'il m'appartenait. »
Il inhala une bouffée de cigarette.
« J'ai eu tort, tu ne crois pas ?
— Eden... »
Sa voix traînante lui fit lever les yeux au ciel.
« Tu aurais préféré que ce ne soit pas un mensonge, pas vrai ?
— Je ne sais pas. »
Il éteignit sa cigarette et l'abandonna dans un cendrier, sans prêter attention à l'expression faussement choquée de la jeune femme. Il retourna dans l'antre aux odeurs de nourriture variées, régie par l'agitation. La fatigue l'étreignait. Il s'assit. Ses paupières lourdes battirent pour se défaire des vapes qui l'attiraient. Il massa ses tempes, mais il s'abîmait inexorablement vers les profondeurs oniriques. Il chancela sur la banquette et s'appuya sur l'épaule de Jay, qui eut pour premier réflexe de le repousser. Eden ne réagit pas, déjà envolé vers son domaine, face au tableau rouge. Ou peut-être admirait-il les portraits de ses ancêtres, dans le salon ; le beau Gabriel qui lui ressemblait tant, le sombre Samaël dont il possédait le regard fier et bouillonnant.
Une claque assénée à l'arrière de son crâne l'éveilla. Il gémit en fermant davantage les yeux. Déjà le sommeil s'enfuyait et, réfugié là où il ne pouvait le rattraper, il se vit forcé de rejoindre le monde des Hommes. Ses mains effleurèrent ses cernes. Ils s'approfondissaient chaque jour, et chaque jour il s'en lamentait. Hideuses marques étalées sur sa peau nacrée, d'un violet brutal, agressif, presque opaque. Son corps bascula tandis que Jay, qui lui servait jusque-là d'oreiller, quittait sa place en lui ordonnant de se dépêcher, qu'il était tard, que tout le monde partait et que, bon sang, il était lourd, quand même.
À l'extérieur, la couverture nocturne s'était épaissie. Les étoiles ne perçaient plus le rideau obscur, la lune s'effaçait au-delà des nuages. La lumière des néons du restaurant éclairait la rue, où les discussions s'éternisaient, s'achevaient dans de lyriques exclamations suivies d'embrassades démonstratives. Les uns et les autres s'en allaient, se perdaient dans l'ombre, et Eden songea qu'il préfèrerait ne jamais les revoir. Il prit une énième cigarette et constata, non sans un pincement au cœur, qu'il s'agissait de la dernière.
« Eh, le barjo ! »
Il reconnut le crissement insupportable qu'émettait la voix de Gontran. Il le devina dans son dos : son haleine nauséabonde parvenait à ses narines. Ainsi agressé, il se renfrogna.
« Ton mec se barre avec quelqu'un d'autre, dit-il, tu vas pas le tabasser, lui ? »
Eden contraignit son visage à rester de marbre. Il sonda l'espace à la recherche de son protégé, l'aperçut au loin. Le rire illuminait son regard vert et il s'éloignait avec Liam, qui le tenait par la taille. Ses dents se resserrèrent autour de la cigarette. Brusquement, le monde se couvrit d'un voile impénétrable. Il ne distinguait plus rien. Il n'entendait que les pulsations du cœur de son humain. Et son cœur agité ne battait pas pour lui.
« Eden, tu aurais du feu ? » dit Victor en s'approchant.
Eden ne l'entendit pas. Ou, s'il l'entendit, perdu dans l'amertume de son indicible fureur, il ne répondit rien. Le jeune homme aux cheveux verts l'interpella encore. Il surprit alors son regard et le suivit, pour tomber sur Liam et Elias, petits points que la nuit avalait peu à peu. Le rouleau de tabac entre ses doigts manqua de tomber. Comme toujours, le Prince Charmant prenait la fuite. Et, ce soir-là, sur son cheval blanc qui n'existait pas, il emportait avec lui un garçon aux cheveux blonds, tandis que lui, pris au piège de ses propres démons, restait immobile sur le pavé, avec pour unique consolation l'attente d'une fumée néfaste qui embraserait ses poumons et le tuerait à petit feu, lui qui n'avait pas suffisamment de courage pour mettre fin à ses jours d'un coup sec.
Feignant la désinvolture, il réitéra sa question. Il ne lui fallait qu'un briquet pour affaiblir son corps et le détendre, enfin. Le silence répondit.
« Il n'en a pas », dit Jay en s'immisçant dans la conversation qui ne démarrait pas.
Il lui tendit le sien. L'objet produisit une étincelle vivace. Jay scruta l'ange figé sur les deux silhouettes disparues dans une autre rue. Il salua Victor, adressa un vague signe de la main à Noa et emmena Eden avec lui. Docile, celui-ci le suivit jusqu'à la voiture, jusqu'à l'immeuble, traversa la cage d'escalier odorante, le palier à la moquette vieillie, ôta ses chaussures dans l'entrée, abandonna son manteau sur une commode, s'affala dans un fauteuil tourné vers la baie vitrée. Il s'y recroquevilla. Il avait mal, pour la première fois. Dans son cœur résonnait celui d'Elias. Cinquante-sept battements, cinquante-huit, cinquante-neuf. L'allure augmentait, son organe à lui, froid, ralentissait. Soixante-et-un, soixante-deux. Les pulsations vives et irrégulières l'irritaient. Il l'imaginait dans la chambre où il avait retrouvé Jay, le soir de Noël.
Il défaisait la boucle de sa ceinture, enlevait son pull, embrassait ce maudit parasite. Qu'il pourrisse en Enfer. Le cœur s'enflammait, soixante-trois, soixante-quatre. Il percevait la chaleur des lèvres qui entraient en contact, celle des doigts qui s'infiltraient sous les vêtements et exploraient la peau mate. Il frissonna. Prostré sur son siège, il sentait les mains courir sur son corps. Un mélange de plaisir et d'angoisse le traversait. Mais grandissante, l'angoisse. D'abord ténue, elle gagnait en puissance à mesure que le cœur accélérait. Bientôt, le plaisir fut évincé par l'appréhension devenue peur palpable. Eden ne parvenait à bouger ; son protégé était paralysé. Il ne respirait plus ; Elias respirait trop. Le cœur de l'un cessait de bouger sous sa poitrine, celui de l'autre tentait de s'en extraire. La sensation du tissu du fauteuil avait disparu. Il oublia où il se trouvait. Dans un salon, dans une chambre, noir et lumière, silence et respiration, rien n'importait. Il était Elias. Et, comme lui, ses entrailles se nouaient, ses poils se hérissaient, chaque contact, lentement, se muait en agression muette.
« Arrête, s'il te plaît. »
Sa voix grave et douce retentit au creux de ses oreilles. Extrait des profondeurs de son imagination, il parut s'éveiller d'un rêve. D'un cauchemar, plutôt. Quand les mains qui ruisselaient sous sa chemise s'immobilisèrent, il retint son souffle pour faire disparaître les maigres filets d'air qui se frayaient encore un chemin. La voix d'Elias se répercuta entre les parois de sa boîte crânienne. Il s'aperçut alors qu'il n'imaginait pas.
« Je ne suis pas... prêt pour ça, dit-il, hésitant, et son cœur, et sa peur, brûlaient de concert.
— C'est ta première fois ? Ne t'inquiète pas, je serai gentil.
— Non. Je n'ai juste pas envie. Désolé Liam, je... je ne peux pas. »
Les mainsse retirèrent, les respirations se turent, la chaleur l'abandonna. Eden étaitseul, immobile dans son fauteuil. Il haletait. Des gouttelettes de sueurperlaient sur son front. Il se renversa contre le dossier, incapabled'esquisser un geste. Il se concentra sur le plafond immaculé d'où pendait unabat-jour crevé d'une ampoule éclatante et, enfin, le cœur se tut. Il sortit uncomprimé de sa poche, l'avala. Le nœud dans sa gorge se dénoua. Puis il quittasa place à la recherche de Jay ; il saurait lui faire oublier la sensation desdoigts étrangers sur son torse.
Ah ! Eden et ses dilemmes ! La question de Noa a fait mouche, ceci dit. Aurait-il préféré dire la vérité ?
Je dois avouer être plutôt satisfaite de ce chapitre. Et vous, qu'en avez-vous pensé ?
Prochain chapitre : « Chapitre XXVIII — Cœur de femme, partie 1 »
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