Chapitre XXVII - Crissement de fourchette au fond de l'assiette, 2/3
Allongé sur un carré de verdure, il somnolait devant l'astre majestueux qui posait son regard incandescent sur les mortels. Symbole d'éternité pour le monde des Hommes, il demeurait inconnu de celui des Anges. Les Anges sont la véritable éternité, songea-t-il, les étoiles, elles, sont déjà mortes. Ses lèvres s'étirèrent. Quel Ange dormait pour le reste de son éternité au creux du Soleil ? Il devait être puissant pour reposer si près de la Terre. Une créature invincible que seule la Mort put abattre. Des taches blanches encombraient sa vision, il ne distinguait plus rien, pourtant il ne se détourna pas de ce qui brûlait ses rétines. Samaël seul pouvait prétendre à ce trône hors du commun, décida-t-il. L'Archange déchu au règne millénaire qui sombra dans le vice, loin du parcours angélique infaillible.
Il ferma enfin les yeux. Parmi les aplats de lumière qui obstruaient sa vue, le portrait de son ancêtre se fraya un passage. En tous points opposé au brun Gabriel, il revêtait une chevelure enflammée et une peau mate. Et ses yeux, prunelles au bleu nocturne d'où émanaient les relents de la fierté, déversaient leur rage. Eden ne l'avait pas rencontré, il le connaissait mieux que lui-même. Au Paradis, son nom se murmurait dans les recoins, lourd secret répété et amplifié qu'on échangeait au détour d'un chemin parfaitement divin. Samaël, créateur du Baiser de la mort, malfaisante créature, impie pire encore que le Diable dans ses chaudes Enfers. Samaël, le numéro 4, redouté et haï, adulé et interdit. Samaël, l'Ange devenu Homme. Samaël, dans les pas duquel il s'engouffrait tête baissée. Il se précipitait, tel son ancêtre jadis, vers la Mort qui lui tendait les bras.
Il serait mieux encore que le Soleil, lorsqu'il la rejoindrait.
Il se leva et retourna vers le terrain de basket, où la première manche de la compétition devait être achevée. Au silence serein fit place un brouhaha inaudible. Des cris et des exclamations, fourmillement de voix excitées, d'autres déçues, crachant insultes et félicitations. Il soupira en rabattant les pans de son long manteau sur sa poitrine, comme si cela avait pu suffire à le séparer pour de bon de la foule grouillante. Malgré les bousculades, il parvint au banc où il avait aperçu Noa un peu plus tôt. La jeune femme s'y trouvait, entourée cette fois de l'équipe au complet et sautant de joie, avec des cris si hauts perchés qu'ils auraient rendu sourd n'importe quel être sensé.
Mais les Hommes, c'était connu, n'étaient nullement des créatures sensées.
« Eden ! dit la voix débordante d'énergie de Noa en s'approchant de lui tel un oiseau de proie. On a gagné ! T'y crois, toi ? On a gagné !
— C'est bien, dit-il tandis qu'elle le secouait par les épaules. M'as-tu pris pour un sac de pommes de terre ? »
Elle le lâcha et retourna à ses sauts autour des sportifs — s'était-elle muée en lapin ? Il chercha Jay du regard et tomba sur Elias qui le dévisageait. Il fronça le nez, décidé à lui faire payer son comportement arrogant dans les toilettes. Il n'était pas né, celui qui pourrait insulter Eden impunément. Il ne naîtrait jamais. Il le dévisagea de la tête au pied avec tout le dédain dont il était capable, s'attarda sur la clavicule dévoilée par le col de son haut — il avait toujours eu un faible pour les clavicules —, puis il se détourna avec son habituelle expression indifférente, la lèvre retroussée.
Il dénicha enfin Jay, dressé parmi les membres de son équipe et le rejoignit en quelques enjambées.
« Vous avez eu de la chance, disait-il, je vous assure que ce n'était que de la chance. Votre technique était déplorable, c'est à se demander à quoi servent les entraînements.
— Jay a raison, on a mal joué, dit Yan en vidant sa bouteille d'eau. On a gagné à la deuxième mi-temps uniquement grâce aux fautes de nos adversaires.
— Donc on revoit notre stratégie. Pour le prochain match, je veux Dearlove, Yan, Walter et Tensen sur le terrain. »
*
L'après-midi se déroula dans la même atmosphère que la matinée : bruit, surpopulation et tension grandissante entre les joueurs. Eden attendit que la compétition s'achevât pour remettre un pied dans l'étouffant gymnase. Il patienta sur la pelouse ensoleillée, oisif. Puis il détermina qu'il était temps de se jeter une nouvelle fois dans la gueule du loup et entreprit de retrouver ses camarades d'université. Il les repèrerait à l'odeur ; la sueur paraissait avoir été élue parfum de la journée.
Deux arbitres rangeaient des feuilles dans un dossier, un troisième s'entretenait avec le capitaine de l'équipe adverse. Il éprouva aussitôt une aversion viscérale pour le grand humain à la touffe bouclée. Ses petits yeux vicieux, luisants comme ceux d'un porc, sa bouche tordue, son nez proéminent, ses oreilles... Quelles oreilles ! Jamais Eden ne pensa détester autant des oreilles. Elles avaient un je-ne-sais-quoi d'affreusement révulsant. Peut-être était-ce leur taille ? Immenses serait encore trop juste pour les décrire. Ou leur couleur ? Un rouge pétant, si rouge qu'il se demanda un instant s'il ne se trouvait pas face à des red delicious trop mûres — et à coup sûr immangeables. Leur forme ? Ni rondes, ni ovales, ni rien de reconnaissable. Et dépareillées, avec ça ! La gauche plus grosse que la droite, qui elle avait une bosse sur le lobe. Non, décidément, rien n'allait avec ces oreilles.
Et ses yeux, bon sang ! Il eut presque envie de vomir quand ils se posèrent sur sa merveilleuse personne, détournés de leur interlocuteur, l'arbitre aux cheveux grisonnants. Un monstre de la sorte ne pouvait décemment avoir le droit d'admirer sa splendeur. Pourtant, il ne s'agissait pas de la cause de la haine qu'il lui inspirait. Elle provenait du regard qu'il surprit ensuite. Les yeux porcins glissèrent jusqu'à Elias, quelques mètres plus loin. Regard pervers. Il semblait déshabiller son protégé sur le terrain puant. Tête, pieds, il s'arrêta sur les fesses. Un filet de bave serait sorti de ses lèvres qu'il ne s'en serait pas offusqué. Il ne perdait pas une miette du spectacle, et Eden y assistait avec un mélange de fureur et de jalousie enfouie.
« Tu te rinces bien l'œil, on ne te dérange pas ? » dit-il avec hargne.
L'arbitre le dévisagea sans comprendre, le nez jusque-là plongé dans la paperasse qu'il expliquait au voyeur. L'autre se détourna d'Elias, contrarié. Si on lui avait annoncé qu'en s'approchant, il découvrirait le champ boutonneux sur ses joues, Eden aurait certainement gardé ses distances. Ses lèvres s'incurvèrent en une grimace révulsée.
« T'es qui, toi ? »
Seigneur ! implora l'ange, pris d'une soudaine envie de déposer les armes et de renoncer à toute relation avec quelque humain que ce fut. Sa voix s'avérait pire que ses oreilles. Elle crissait autant qu'une fourchette dans le fond d'une assiette. Un haut-le-cœur le secoua.
Je possède celui que tu reluques, infâme créature, fut-il tenté de répondre.
« Je suis... »
Et brusquement, les mots le délaissèrent. Comme un vide dans sa tête ; il ne sut que dire. Il regarda Elias. Son ami ? Pouvait-on le considérer ainsi après la scène de la matinée ? Et il était loin d'être davantage.
« T'es intéressé par le p'tit blond ? dit l'autre avec un rictus carnassier.
— Non. »
Et en le prononçant, Eden sentit que le mot sonnait faux.
« Tu devrais garder tes yeux avec toi. C'est un avertissement. Si je te surprends encore à poser tes yeux de porc sur lui, je te les arrache et te les fais avaler. Compris ?
— Tu t'prends pour qui, crétin ? Je fais c'que j'veux. »
Les Hommes ne comprenaient jamais la menace, ils étaient lassants. Eden modifia son approche, la voix glaciale. Un être normalement constitué l'aurait considérée comme menaçante. Au Paradis, ses semblables auraient tous tremblé, la tête baissée, à acquiescer comme les simples sous-fifres qu'ils étaient. Les idiots, eux, ne distinguaient pas le danger.
« Ce gamin m'appartient, tu saisis ? Si tu le touches, ne serait-ce qu'avec tes yeux immondes, je t'expédie en Enfer. Je ne me répèterai pas. »
Au même moment, Noa hurla son prénom et gesticula pour qu'il l'aperçût. Il toisa son interlocuteur, le visage tendu. Dans une ultime menace silencieuse, il rejoignit la jeune femme qui se donnait en spectacle à côté d'Elias et du reste de l'équipe.
« De quoi tu parlais avec Gontran ? dit-elle quand il parvint à sa hauteur.
— Gontran ?
— Le capitaine de l'autre équipe. »
Ciel ! La laideur poursuivait jusqu'à son nom.
« De rien d'important.
— Tu as l'air contrarié, lui dit Elias sans même le regarder, absorbé par une conversation avec Liam.
— Pas du tout.
— Tant mieux, parce qu'on allait fêter notre victoire au resto, tu viens avec nous ? dit Noa en saisissant son bras avant qu'il ne puisse faire marche arrière.
— Il n'a pas joué, dit Jay. Je ne paierai pas sa part.
— Qui a dit que je voulais de ta charité ? »
Eden lui décocha une grimace enfantine. Noa le tira en avant et l'entraîna vers la sortie avec le reste du groupe. Il se laissa guider par la poigne ferme de la jeune femme. Derrière lui, son protégé ne lui prêtait pas attention. Il riait avec le parasite. Ils gagnèrent un restaurant à la devanture propre, illuminée par des néons clignotants. Une volée de tables couvrait la terrasse surplombée d'un auvent, bien inutile en cette saison. Le soleil se couchait tôt en janvier ; il avait déjà cédé la place à la Lune et son escadron d'étoiles fières. Pour échapper aux températures basses, ils s'engouffrèrent tous dans l'établissement et se répartirent autour d'une grande table rectangulaire. Une petite vingtaine de convives emplissait l'espace, dont Eden ne connaissait pas la moitié. Noa lui indiqua les noms de chacun, « ça c'est Joe, lui Oliver, Camille, Mylo, t'as Madame Bards, puis M'sieur Vasière... » et des noms, et des noms, qu'il s'empressa d'évincer de sa mémoire. Nul besoin de s'encombrer de l'identité de créatures qu'il ne recroiserait jamais.
Jay se laissa tomber sur la banquette à côté de lui.
« Je peux ?
— C'est un peu tard pour demander. »
Eden bailla et posa son menton dans la paume de sa main. Il battit des paupières, de voix se mêlaient et il ne parvenait à s'en dépêtrer. S'ils arrêtaient de se couper la parole, ce serait plus compréhensible, songea-t-il sans prendre part aux conversations. Et tandis que se vidaient les bouteilles et les verres et que les assiettes succédaient aux gâteaux apéritifs, il s'enferma dans son humeur taciturne. Le sourire d'Elias l'en aurait tiré s'il lui avait été destiné, mais le garçon semblait mettre un point d'honneur à tous les diriger vers Noa, Yan, Victor — même Jay en reçut un —, Liam, surtout. Quant à Eden, il l'oublia.
La main de Jay se posa sur sa cuisse. Il sursauta, arraché à sa mélancolie.
« Quand tu parlais de gamin dépressif tout à l'heure, tu es sûr que tu ne parlais pas de toi ? » dit-il à son oreille, tandis que sa main remontait le long de sa jambe.
L'ange se tortilla pour échapper au contact, Jay esquissa un sourire en se mordillant la lèvre. Il reprit le fil de sa conversation sans rien laisser paraître, ses doigts le caressaient, brûlants malgré l'étoffe sombre du pantalon. Ils atteignirent l'entre-jambe. Une peau de cuir les arrêta.
« Pas les potes, voyons, Jay. »
Le capitaine de l'équipe se tourna vers lui.
« Ce soir, chez moi. Ça te va ? »
Puis il se détourna tout à fait du Gardien, sans toutefois retirer la main de sa cuisse. Eden vaqua de nouveau à sa morosité. Les voix entremêlées laissèrent place au tintement des couverts dans les assiettes. Lui ne toucha pas au contenu du récipient blanc. Une pièce de viande y trônait, dégoulinante de sauce, de graisse, de sel et d'humanité. Il comprenait mal comment on pouvait se résoudre à consommer un animal qui fut un jour vivant. Enfin, il fallait se respecter ! Les animaux déféquaient, que diable !
Son regard dériva sur la grande salle qu'occupait le restaurant. Grande, elle l'était, pour des Hommes. Haute de plafond, plusieurs lustres pendaient et projetaient une douce lumière sur la table. Il entendit de nouveaux clients arriver. Ses yeux bleus désœuvrés croisèrent ceux porcins de Gontran, qui cherchèrent aussitôt Elias. Eden ne se leva pas. Pourtant, il se redressa sur son siège et défia l'immondice aux oreilles dépareillées. Regarde-le si tu l'oses, hurlèrent ses prunelles.
Avez-vous jamais tenté de décrire en profondeur un personnage laid ? Je me suis prêtée à l'exercice avec le pauvre Gontran et je vous assure que je n'ai jamais autant ri en me mettant dans la peau d'Eden. Il a un regard superficiel si... honnête.
Des suppositions sur ce qu'il va se passer entre Eden, Gontran, puis Elias, éventuellement ?
Prochain chapitre : « Chapitre XXVII — Crissement de fourchette au fond de l'assiette, partie 3 »
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