Chapitre XXVII - Crissement de fourchette au fond de l'assiette, 1/3

Le visage figé par la concentration, Elias s'étirait. Ses yeux perdus dans le vague ne distinguaient pas les autres sportifs dans le gymnase. Il jeta un œil à l'horloge, neuf heures. Le match débuterait à dix. Si tout allait bien, il pourrait s'endormir à onze heures et s'éveiller en forme pour le match de l'après-midi. S'ils gagnaient. Une petite voix dans sa tête grinça. Ce serait bien de perdre, gémit-elle. Il aurait le loisir de se reposer, au moins. Pour une fois. Il dormait pourtant, un peu. Parfois. Rarement d'une traite, et seulement quand les rêves daignaient l'accueillir.

Il asséna des claques sur ses cuisses et trottina autour du terrain. Les paroles de Jay résonnaient à ses oreilles. « C'est le premier match de la saison, ne faites pas tout foirer. Si on perd... » Il n'avait pas achevé sa phrase. Inutile, le message passait tout seul. La voix autoritaire se mêlait à celle sournoise de son esprit. Assez ! Il accéléra pour les faire taire. Il manqua de percuter Yan qui s'échauffait aussi. Il y mettait plus d'ardeur, lui. Toujours. Il s'investissait sans que jamais la fatigue ne le heurtât. Elias, elle le terrassait, la fatigue. Elle écrasait ses épaules, fardeau dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Elle avait frappé pour la première fois un an et demi plus tôt. Il avait seize ans à l'époque. Trop jeune pour que le sommeil le fuît ainsi. Mais peut-être est-on toujours trop jeune, quand vient ce sujet-là. Jamais assez vieux pour ne plus s'abandonner aux songes.

Elias ne dormait plus, alors il cessa de rêver. Grandpa le lui avait répété, après tout, « rien ne sert de rêver. » Il l'avait écouté. C'était, en y réfléchissant, l'unique souvenir de son ami imaginaire qu'il gardait. Ça, et son regard glacé. Pour le reste, Eden l'avait remplacé. Il interrompit sa course. Eden arrivait.

Il croisa son regard profond, à l'entrée du gymnase. Il paraissait vide à certains moments, tant il était insondable. Il s'y égarait, à la recherche d'un sens à cet océan. Quelques jours s'étaient déjà éloignés depuis qu'ils avaient discuté en sortant de l'université. Le jeune homme inspira, puis il se peignit un sourire forcé et se dirigea d'un pas plus ou moins assuré vers l'être à la chevelure noire. Il devait lui dire qu'il acceptait, finalement. Il voulait bien qu'ils redevinssent amis. Pas qu'il lui manquait ou quoi, mais bon. Lui aussi il aimait bien lui parler, quand même. Il pouvait même revenir chez lui et manger des pommes.

L'effluve mentholé qui l'accompagnait effleura Elias sans s'arrêter. Le sourire retomba. Eden le dépassa, il le suivit des yeux. Il avançait avec une nonchalance agaçante. Souverain du système solaire, il rejoignit le roi de l'université qui supervisait l'échauffement des joueurs. L'ange saisit la nuque de Jay, impérieux, et lui déroba un baiser.

« Tu as intérêt à gagner, dit-il à son oreille.

— Je te l'ai déjà dit, il faudrait un miracle.

— Si ce n'est que ça... »

Dans son dos, il sentit la présence d'Elias qui s'amenuisait. Il se retourna alors que le garçon quittait la grande salle à l'abominable odeur de transpiration. Il haussa un sourcil, puis :

« Je reviens. Il ne faudrait pas que ce gamin dépressif se tire une balle. »

Il s'éclipsa, laissant derrière lui un Jay qui n'avait pas compris un traître mot des événements qui s'étaient joués au cours des dernières minutes — et qui regrettait déjà de n'avoir pu asséner une gifle à Eden, qui décidément se croyait tout permis. Il n'était pas homo, bon sang ! L'ange traversa un couloir, un autre, il traquait les battements de cœur de son protégé tel un chien de chasse à l'ouïe affutée. Il tourna à gauche puis à droite, les pulsations se rapprochaient. Elles s'agitaient sous la cage thoracique, frénétiques, Eden posa la main sur sa poitrine où son propre cœur tambourinait. Il s'efforçait de répondre à l'appel de l'humain. Cri de détresse. Sa main froissa le tissu de sa chemise et s'agrippa à la peau. Il inspira, expira, compta. Une, deux, trois secondes. Puis il poussa la porte des toilettes nauséabondes.

Un miroir au-dessus d'une série de lavabos lui renvoya son image de plein fouet. Il ne s'attarda pas sur le reflet qu'il savait parfait — quoiqu'il aurait pu prendre le temps de remettre en place quelques mèches rebelles — et se concentra sur le garçon qui s'attachait les cheveux en un chignon approximatif dont de nombreuses boucles s'échappaient, trop courtes pour être domptées.

« Tu vas bien ? » dit-il en s'approchant.

Elias leva les yeux. Ils brillaient d'une tristesse contenue, incendiée d'une lueur de rage.

« Pourquoi es-tu là ? dit-il en le scrutant dans le miroir.

— Tu es parti seul dans les toilettes en ayant l'air d'aller mal, je vérifiais que tu ne te suicidais pas. Personne ne se préoccupe de ceux qui se cachent quand ils vont mal. Moi, je ne suis pas personne.

— Tu es comme tout le monde, Eden, ne te prends pas pour un ange gardien. Honnêtement, si tu devais être le mien, je préférerais autant que, quittes à m'aider, tu débarrasses le plancher. »

Eden ne répondit rien. Quelqu'un entra dans les toilettes et le bouscula au passage. Il lui décocha un regard dédaigneux et attendit en silence que l'intrus ressortît. Elias ne se tournait pas, il se contentait du reflet en face de lui en se débattant avec ses cheveux capricieux.

« Tu es égoïste, Eden, dit-il quand la porte claqua à nouveau. C'est pour ça que tu seras toujours seul.

— Tu n'es pas égoïste, pourtant tu es seul aussi. Quel est le mieux, en fin de compte, puisque le résultat est le même ?

— Comment fais-tu pour toujours trouver les mots parfaits pour blesser les gens ?

— Ce doit être un talent inné. »

L'élastique entre les doigts d'Elias éclata. Il réprima un petit cri de douleur et porta son index meurtri à la bouche. Il en tira un autre de sa poche, ramassa la masse de cheveux bouclés en une boule informe et la maintint du mieux qu'il put. Enfin, il fit volte-face et soutint le regard froid de l'ange.

« J'ai envie de te traiter de fils de pute, mais ce serait une insulte pour ta mère, d'être ta mère », dit-il en s'accoudant au rebord du lavabo.

Il pesta intérieurement contre l'eau qui imprégna les sleeves sur ses avant-bras et ses bras et dissimulaient les zébrures de sa peau. Le silence d'Eden l'invita à poursuivre d'une voix empreinte de la fureur sourde maintenue en son for intérieur et déversée contre lui-même.

« Je suis sincèrement désolé pour tous les gens qui t'aiment, qu'ils gaspillent leurs sentiments pour te les offrir. Tu ne les mérites pas.

— Tu devrais être désolé pour toi-même, dans ce cas.

— Crois-moi, je le suis.

— Je peux y aller ? dit Eden, une pointe d'ennui dans la voix. Tu ne vas pas te tailler les veines dans ces toilettes ? »

Le jeune homme se rembrunit. Ses poings se serrèrent et ses ongles s'enfoncèrent dans ses paumes. Il se dirigea vers la sortie et s'arrêta à la hauteur de son interlocuteur.

« Je ne me suiciderai pas. Toi, par contre, tu devrais. Ça ferait un parasite de moins dans ce monde. »

Le bruit sonore que fit la porte en se refermant résonna longtemps aux oreilles du Gardien impassible. Les battements de cœur s'éloignèrent. Lui resta seul. Il s'appuya sur le lavabo auquel son protégé s'accoudait quelques instants plus tôt. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Il fixa le reflet. S'il disparaissait définitivement, Elias serait-il heureux ?

Se suicider... Il n'y avait jamais pensé. Il n'envisageait pas la mort. Pourtant, elle siégeait sur son épaule. Elle projetait son souffle glacé dans sa nuque. Il la voyait dans le miroir, la Maligne, toute recroquevillée dans son linceul noir, la face décharnée, la silhouette squelettique. Elle dégustait avec un plaisir non feint l'énergie vitale qu'il laissait échapper. Elle aspirait, minute après minute, des secondes de vie qu'il ne pourrait rattraper. Elle les avalait, elles se perdaient parmi les secondes vitales des Autres, des Hommes. Le tiraillement dans son omoplate reprit de plus belle. Il était récurrent. Il ne se passait pas un jour sans qu'il ne perçût une gêne ou une douleur, mais quand il y prêtait attention, il ne distinguait rien d'autre que le tatouage aux plumes qui s'enfuyaient.

Lorsqu'il retourna dans le gymnase, le match battait déjà son plein. Il aperçut Noa et les remplaçants de l'équipe assis sur le banc de touche, qui suivaient les mouvements d'une assemblée de géants autour d'un ballon orange. Il n'y prêta pas attention et grimpa au sommet des gradins afin de satisfaire son besoin de hauteur. Supériorité éphémère, nécessaire pour tenir un peu plus dans cet Enfer. Coup de sifflet, il se boucha les oreilles. Il s'assit à même le sol, dos au mur, ferma les yeux. Il ne voyait ni n'entendait. Exclu du monde, il s'obligea à oublier ce qui l'entourait. Il s'abandonna à la chaleur devenue familière qui berçait son corps et se projeta chez lui. Un salon blanc et un tableau rouge. Il régnait un froid agréable et un Ciel bleu dénué de nuages et de soleil éclairait le paysage. Nouveau coup de sifflet, ses doigts appuyèrent plus fort contre ses oreilles, ses paupières se fermèrent davantage pour évincer les faisceaux lumineux qui filtraient. Il se concentrait sur la berceuse de Gabriel.

Et beau, fier, parfait enfant-roi,

Petit Ange, envole-toi.

Il visualisa le portail doré, au-delà de la porte 4.019. Il imagina sa clé aux feuilles d'or qui le déverrouillait. Il s'écartait pour le laisser pénétrer sur ses terres. Même les portes s'inclinaient devant sa perfection. Un troisième coup de sifflet mit à nu ses défenses, il relâcha la pression sur ses oreilles, libéra ses paupières. La lumière vive l'aveugla, les beuglements de la foule, des sauvages, l'assourdirent. Il se leva en réprimant une grimace. Son dos, une fois encore, gémissait.

Il approcha du public massé dans les tribunes. En contrebas, il comprit que la première mi-temps s'achevait juste. Un bref coup d'œil à l'équipe d'Elias lui permit de comprendre qu'elle était dépassée par son adversaire. Il faudrait un miracle, avait affirmé Jay.

Un miracle. Ce n'était pas grand-chose...

Eden parvint à esquisser un mince sourire. Ses iris bleu nuit semblèrent s'enflammer pour un très court instant, puis il quitta les gradins pour gagner un lieu plus calme où passer les trente minutes restantes avant la fin de la rencontre. 

Quand ce qui devait être une dispute anodine devient une guerre d'égo entre un Ange qui en a (beaucoup) trop et un Homme qui s'en cherche. Eden est infâme, n'en déplaise aux lecteurs. Il est méchant, un point c'est tout.

Bon, puis comme il faut le nuancer, il a aussi le mal du pays, quand même. Mais il reste infiniment méchant. Foncièrement. C'est encré dans son génotype, que voulez-vous ?

Des avis sur ce qu'il se passe, à la fin du chapitre ? Moi, je n'en sais trop rien. Et vous ?

Prochain chapitre : « Chapitre XXVII — Crissement de fourchette au fond de l'assiette, partie 2 »

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