Chapitre XXVI - Tous les Soleils finissent par s'éteindre
« Elias, attends-moi ! »
Quelques mots désinvoltes. Elias heurta un mur. Pas de surface solide. Un mur, invisible, immense, infranchissable. Il s'arrêta. La paroi qu'il ne distinguait pas l'empêchait d'avancer. Il ne se retourna pas. À ses oreilles vibraient les notes endiablées de la musique que diffusaient ses écouteurs. Devant ses yeux, le mur. Son mur. Épaisse barrière qu'il ne parvenait à dépasser.
« On rentre ensemble ? »
D'autres mots nonchalants. Inoffensifs. Pourtant, le mur se rapprocha. Soudain, il ne resta à Elias qu'un maigre espace où respirer. Le mur l'écrasait. Il suffoquait. Ses poings enfoncés dans les poches d'un blouson noir se cramponnèrent au téléphone portable qui dirigeait la musique. Il pressa le bouton volume, les notes hurlèrent à ses tympans. Il augmenta encore. Il ne désirait pas entendre de nouvelles phrases. Mots auxquels il fut un jour habitué. Mots brusquement devenus étrangers. Indésirables. Le mur dressé l'empêchait d'avancer. Alors il ne bougea pas, debout sur le trottoir devant l'université.
« Elias, je te parle. »
Une main saisit son casque, libéra ses oreilles de leur supplice. Il ne réagit pas, le regard dirigé vers le mur. Il attendait qu'il s'effaçât et l'autorisât à s'échapper. Fuir, encore, toujours. Fuir les mots. Fuir les souvenirs. Fuir, parce qu'il était si simple de ne pas faire face.
« Pourquoi tu ne me parles plus ?
— Tu déconnes ? »
Il se tourna vers Eden et récupéra son casque. Soudain, l'expression indolente du visage livide l'agaçait. Il n'en pouvait plus de le voir détaché quand son monde s'effondrait. Putain de Soleil, crachèrent ses pensées, si tu pouvais cesser d'être le centre de mon univers. Il reprit son chemin. Sur le sol, les débris du mur.
« Elias ? »
Eden lui emboîta le pas, un demi-sourire sur les lèvres.
« C'est toi qui m'ignore depuis deux mois », dit Elias.
Il gardait les yeux tournés vers l'horizon. Il refusait d'attester sa présence. Le voir serait l'accepter. Ce que l'on ne voit pas n'existe pas, et il détournait le regard de la réalité qu'il se refusait à confronter. Mais l'odeur mentholée à elle seule se chargeait de lui rappeler, sournoise, qu'il était là, qu'il le serait pour l'éternité. Car ce Soleil-là ne connaîtrait pas de supernova.
« Tu n'as pas essayé de me parler non plus », dit Eden en arrivant à sa hauteur.
Elias lui jeta un coup d'œil stupéfait.
« Parce que c'était à moi de faire le premier pas ? Tu es celui qui a affirmé qu'on resterait amis. À ma connaissance, tu es aussi celui qui a fui. »
Le trajet se déroula en silence. Ce n'était plus l'agréable silence dans lequel ils se prélassaient autrefois. Il s'agissait de l'un de ces silences lourds et oppressants dont on attend avec impatience l'achèvement.
« Elias... »
Eden cessa de marcher.
« Quoi ? »
Voix hargneuse, pas envie de parler. Pas envie de te parler.
« On peut redevenir amis ? J'aimais bien parler avec toi, tu sais. Puis tes pommes étaient bonnes...
— Je suis arrivé chez moi », dit Elias.
Il se dirigea vers la porte d'entrée sans rien ajouter. La voix de l'ange retentit dans son dos, « Bonjour à ta famille. Et à ton chien. » Puis le cahot d'une voiture remplaça la voix suave, qui s'éteignit pour ne laisser que l'habituel parfum de menthe.
Katherine pénétra dans l'entrée à la suite de son fils, avant qu'il n'eut eu le temps d'ôter ses chaussures. En équilibre sur un pied, il se débattait avec ses lacets, tandis que le sac perché sur son épaule menaçait de basculer. Elle se défit de son long manteau et vint à la rescousse du jeune homme avec un sourire amusé.
« Maman, dit-il, les yeux rivés sur le sol, je peux te poser une question ?
— Bien sûr. Mais avant, as-tu mangé ? J'ai l'impression que tu as perdu du poids. »
Sa mère posa une main sur son dos et scruta le corps dénué du pull protecteur. Un tee-shirt orange pâle à manches courtes couvrait son torse, mais suggérait la taille fine du jeune homme, les hanches étroites, la carcasse sans graisse dont il avait honte.
« Pas encore.
— Tu as mangé ce midi ?
— Non.
— Ce matin ?
— Je n'avais pas faim. »
Le menton de Katherine tremblota. Elle s'efforça de sourire et poursuivit d'une voix posée.
« De quand date ton dernier repas ?
— J'ai pris des céréales... hier matin... »
Il hésita, il n'était parvenu à avaler qu'une seule cuillère et avait donné le reste au chien.
« Va manger, Elias. Ensuite, je répondrai à ta question.
— Je n'ai pas faim.
— Elias, je refuse de revivre l'enfer de l'année dernière, dit la femme en contractant la mâchoire. Je ne veux pas te revoir dans une chambre d'hôpital et craindre pour ta vie. Alors tu vas sur le champ dans la cuisine. On parlera pendant que tu avales quelque chose. »
Elias reprit le sac abandonné sur le parquet.
« Où vas-tu ?
— Je monte. Je n'ai plus de questions. »
Il disparut dans l'escalier sous le regard désemparé de Katherine, qui ne tenta pas de le retenir. Elle soupira et passa la main sur son front plissé par l'inquiétude. Au même moment, son époux sortit de son bureau et la rejoignit dans l'entrée qu'elle n'avait pas quittée. Il l'interrogea en silence, elle ne prononça qu'un mot :
« Elias. »
Elle le dépassa et se rendit dans le salon. Elle s'avachit sur le canapé, la tête renversée contre le dossier, et contempla le plafond immaculé. Nozomi émit un bref aboiement et posa la tête sur ses genoux. Elle ne réagit pas. Ilan s'assit à ses côtés, elle l'implora du regard.
« Parle-lui, moi il ne m'écoute pas », dit-elle du bout des lèvres.
Il déposa un baiser sur son front dévoré par une frange blonde parsemée de blanc. Puis il hocha la tête et s'engagea dans les escaliers. Il frappa à la porte d'une chambre, attendit quelques secondes une réponse qui ne vint pas, frappa encore. Il appela, mais le silence lui renvoya ses mots avec brutalité. Il inspira et annonça qu'il entrait. La pièce aux murs nus s'offrit à lui, criante du vide formé par l'absence des dizaines de dessins d'un visage en noir et blanc. Allongé sur le lit, Elias, inerte. Il se redressa en entendant le couinement du parquet. Son père referma la porte, effectua quelques pas, s'installa sur le matelas.
« Ta mère est inquiète », dit-il en posant les coudes sur ses cuisses.
Son fils ne dit rien. Il se recroquevilla, le menton contre les genoux, entouré de ses bras. Carapace protectrice.
« À force de faire du sport intensif plusieurs fois par jour, de ne pas manger, de travailler à excès et de ne pas dormir, tu vas te bousiller la santé, tu sais.
— Je dors.
— Regarder le plafond depuis ton lit, ce n'est pas ce que j'appelle dormir. Courir non plus.
— Je n'arrive pas à dormir, dit-il à mi-voix. C'est comme manger, je n'y arrive plus. Ça me fait peur...
— Tu dois trouver une solution, Elias. Ta mère ou moi pouvons t'aider, mais il faut que tu acceptes notre soutien. Regarde-moi quand je te parle, dit-il d'une voix plus dure qu'il ne l'aurait voulu. Ne laisse pas un pauvre gars qui ne te mérite pas te détruire. Tu trouveras mieux que lui, je t'assure.
— C'est pas le fait qu'il m'ait rejeté qui me fait mal, je crois. C'est qu'il aime quelqu'un qui n'est pas moi. »
Ilan écarta les mèches qui tombaient sur le visage du jeune homme. Cachées dessous, il contempla les prunelles qui brûlaient d'une rage contenue envers lui-même. Tout ira bien, lui dit-il dans un murmure en l'attirant contre son torse. Il se laissa faire. Auparavant, il aurait pleuré, le nez enfoui dans le col de la chemise. Il ne pleura pas. Les larmes s'étaient taries. Larmes d'impuissance, de détresse, d'amour déchiré. Les larmes pour Eden ne coulaient plus. Quand il contemplait les étoiles luminescentes, la nuit, perdu sous ses draps, son cœur se serrait, mais l'eau ne dévalait plus le long de ses joues. Il avait achevé son deuil. Ne restait que l'ultime phase, l'acceptation. Son âme l'avait atteinte. Son corps s'y refusait.
Il se débattait, son corps. Il ne voulait pas céder. Il voulait exprimer la colère qui l'étreignait, détruire cette carcasse et s'en débarrasser. Elle ne se consumait pas au contact du Soleil fier : il la désintègrerait lui-même. Il la cèderait au vide après qu'elle eût subi la faim et l'épuisement. Quand il ne subsisterait que des os et de la peau, il la relâcherait. Alors il lui offrirait l'acceptation implorée. Et dans la Mort, elle aurait le droit de conclure le deuil de son amour étouffé.
Ilan caressa avec tendresse les cheveux de son fils. Il percevait sa respiration devenue régulière. Son corps se détendait. Il demeura un instant là, puis il l'allongea sur le matelas après l'avoir débarrassé de son jean. Il remonta la couette, ferma les volets, éteignit la lumière. Sur la pointe des pieds, il quitta la pièce et retrouva sa femme au rez-de-chaussée.
*
Quand Elias s'éveilla, la lumière filtrait déjà au travers des fentes des volets. Il battit des paupières, tâtonna à la recherche de son téléphone, ne le trouva pas, se tourna dans son lit, s'empêtra dans ses draps et, gorgé des vapes du sommeil, il bascula sur le sol, le nez dans la poussière. Eden sursauta, arraché au repos, et toisa la chenille affalée au pied du lit. Sa langue claqua contre son palet. Il croisa les bras, remonta les jambes sur le fauteuil et ferma les yeux pour retourner dans son monde onirique.
Son protégé, stupide et bruyant, se releva après un haletant combat contre sa couverture. Il dénicha enfin son portable et ouvrit des yeux estomaqués quand le dix se détacha sur l'écran lumineux. Il se précipita dans la salle de bain et, tout à l'ivresse que le repos lui avait procuré, il lui sembla que les cernes violets qui mangeaient ses joues s'en étaient allés. Les lèvres étirées par un sourire, il regagna sa chambre et jeta un rapide coup d'œil à ses notifications. Il haussa un sourcil en remarquant le nom de Liam. Il survola le message envoyé au beau milieu de la nuit, « Si tu ne dors pas, tu viens au parc avec moi ? », accompagné d'un smiley aux yeux brillants. Il tapa une réponse sous le regard sombre d'Eden, dérangé dans son repos, agacé par la simple pensée que ce parasite avait osé parler à son humain. Puis il adressa le même regard à Elias, au visage tordu par cette foutue expression de joie.
Il lui préférait l'imbuvable Liam ? Vraiment ? Un Homme plutôt qu'un Ange parfait ? Il renifla avec mépris. De quel droit choisissait-il ce crétin aux cheveux même pas noirs ? Prétentieux petit homme étouffé par l'ignorance. Il ne bougea pas quand il enfila un jogging et un sweat-shirt. Il s'accouda à la fenêtre et l'observa qui s'éloignait en courant, vers le parc, probablement.
« C'est ça. Cours rejoindre ton Liam, dit-il d'une voix âpre. Ce n'est pas comme si tu pouvais obtenir mieux. »
Écrire Eden jaloux est sincèrement hilarant. Je me mets à sa place, et je ne peux m'empêcher de me moquer de lui.
Eden, un Soleil. Soyons honnêtes, un univers sans lui se porterait nettement mieux.
Prochain chapitre : « Chapitre XXVII — Crissement de fourchette au fond de l'assiette, partie 1 »
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