Chapitre XXIV - Ailes d'encre, peau froide et lèvres avides

Jay gara la voiture au pied d'un immeuble. Il ouvrit la portière de son passager qui lui emboîta le pas dans un hall à l'odeur de crasse. Ils montèrent plusieurs volées de marches et débouchèrent, l'un essoufflé, l'autre encore frais, sur le huitième étage. Une fine couche de moquette rose vieilli recouvrait le sol et absorbait la poussière et les détritus que personne ne nettoyait. Eden grimaça. Il se déplaçait sur la pointe des pieds, le nez froncé par son rejet viscéral du couloir.

« Je pensais que tu étais riche, mais tu habites dans un endroit miteux », dit-il en grinçant des dents.

La lumière clignota. L'électricité ne semblait pas plus coopérative que la moquette pour instaurer une atmosphère décente aux lieux. Et que c'était étroit... L'ange étouffait, il peinait à respirer. Les murs paraissaient bien trop rapprochés, le plafond trop bas. Ils se refermaient autour de lui. Ses yeux cherchaient une fenêtre, une ouverture, n'importe quoi qui lui permettrait de s'évader. Mais rien, il se trouvait enfermé dans cette prison d'un autre âge.

Il renifla bruyamment, le son se réverbéra dans le silence. Jay le fusilla du regard et lui intima de se taire en montrant sa montre d'un geste vif. Puis il s'immobilisa devant une porte. Les clés tournèrent dans la serrure et, divine libération, le battant dévoila une pièce d'où s'échappait un parfum de propre. Sans attendre qu'on l'y invitât, Eden s'engouffra à l'intérieur, arracha ses chaussures et inspira à pleins poumons une bouffée d'air pur. Enfin, ses pupilles dilatées s'orientèrent vers l'hôte resté dans l'entrée.

« Je vais prendre une douche », dit-il avec légèreté.

L'homme lui indiqua où trouver la salle de bain avant de s'installer dans le salon. Il habitait un appartement spacieux et moderne qui contrastait avec la cage d'escalier miséreuse. Chez lui, tout n'était que neuf et harmonie. Rien ne détonnait. Les meubles, les couleurs et les décorations se mariaient pour donner un espace bercé d'élégance. Il s'enfonça dans le canapé gris clair et se perdit dans la contemplation du ciel étoilé, au-delà de la baie vitrée qui remplaçait le mur extérieur. Il dominait la ville et apercevait des lumières lointaines.

Eden le rejoignit quelques minutes plus tard, une serviette nouée autour de la taille, une autre épongeant ses cheveux. Le regard de Jay s'attarda sur le corps mince. Sa peau pâle s'opposait à son regard sombre et ses cheveux noirs. Il était beau. Il se détachait avec une forme de perfection irritante dans le salon au camaïeu de gris. Jay se détourna, pris d'une brusque hésitation, incapable de soutenir les yeux perçants.

« Tu peux te laver », dit l'Envoyé de Dieu.

L'autre se leva et se racla la gorge pour se ressaisir.

« Remets tes vêtements, dit-il, autoritaire, avant de tourner dans le couloir.

— A quoi bon ? Je les enlèverai tous.

— Je préfère les retirer moi-même. »

Regain d'assurance. Les lèvres d'Eden s'étirèrent en un sourire satisfait. Il s'approcha de la grande fenêtre et admira la nuit. Lorsqu'il était encore angelot, elle l'effrayait, avec son absence de lumière et son silence. Lourde, pesante, il l'imaginait synonyme de mort. Sur Terre, pourtant, la nuit resplendissait. Paisible, elle enveloppait le monde de la couverture du secret. Il pouvait agir librement, plongé dans le noir. Son cœur s'affolait, ses yeux pleuraient, ses mains tremblaient, sa voix hurlait, la Nuit le protégeait.

Un souffle caressa sa nuque. Il voulut se tourner, une main appuya sur son dos à travers la chemise et le maintint contre la vitre.

« Qui es-tu ? » dit une voix suave au creux de son oreille.

Un frisson le traversa. On répéta la question, il protesta.

« Ne pose pas de question, réponds juste.

— Eden, je n'ai pas encore oublié ça », dit-il en lui faisant soudain face.

Il plongea ses prunelles dans celles de l'homme qui l'immobilisait, l'avant-bras appuyé contre son thorax. Il s'attarda sur les cils bicolores qui entouraient les iris marron foncé. Il était séduisant. Ses yeux descendirent sur la clavicule puis sur le torse musclé. Il se mordilla la lèvre en remontant son regard.

« Et moi, qui suis-je ? dit l'homme, la voix rauque.

— Jay Hargrove.

— Où sommes-nous ? »

Ses doigts se posèrent dans son cou, sa respiration effleura son visage.

« Chez toi... »

Il saisit Jay au menton sans douceur.

« Pourquoi ces questions stupides ?

— Tu t'es drogué, Eden, je m'assure de ton consentement. Tu as conscience de ce que tu veux qu'on fasse ?

— Je suis conscient. Je veux que tu me baises, Jay Hargrove.

— Tu...

— Je ne veux pas avoir à dire ton prénom comme ça. »

Il se tut, s'approcha encore de l'homme, pour susurrer à son oreille :

« Fais-moi crier ton nom. »

Adossé à la fenêtre, il ôta ses gants. Des yeux brûlants le fixaient avec un mélange d'appréhension et d'envie. Il posa les objets en cuir et glissa sa paume froide dans la nuque de son partenaire. Il l'attira vers lui et leurs lèvres entrèrent en contact. Il savoura chaque instant de ce baiser. Le goût sucré des lèvres, la texture douce, agréable, l'humidité, des sensations qu'il avait oubliées. Et la chaleur, surtout. Chaleur qui quittait l'homme pour l'envahir, jouissive. Le souffle chaud descendit dans son cou, il entrouvrit la bouche, renversa la tête. Il s'agrippait à la peau nue de Jay pour s'ancrer dans la réalité. Pourtant, son esprit le quittait. Seule restait Luxure dans son corps. Luxure et personne d'autre.

« Je ne l'ai jamais fait avec un mec, dit Jay en reprenant son souffle.

— Fais-moi confiance, dit Eden dans un murmure en descendant les doigts dans son dos.

— Ce n'est pas si différent d'une femme, si ?

— Ose me baiser comme l'une de tes pétasses et tu ne reverras plus la lumière du jour. »

*

Jay s'éveilla seul le lendemain matin. A ses côtés, le matelas était froid. Il tâtonna à la recherche de ses sous-vêtements et s'extirpa des draps. Sa peau se hérissa au contact de la fraicheur environnante. Il tourna la tête. A l'extérieur, la neige tombée au cours de la nuit recouvrait la ville d'un délicat manteau blanc. Il bailla et, en s'étirant, il se remémora son étrange rêve.

Ses mains caressaient la peau froide et blanche d'un homme. Ses lèvres embrassaient, cherchaient avec avidité le contact de celles glacées de son partenaire. Ses doigts le dévêtaient, arrachaient la chemise, se faufilaient sous les habits restant. Sa langue s'attardait sur le torse, jouait avec ses réactions, il guettait les bruits qu'il retenait, petits gémissements étouffés par la fierté. Il distinguait les ailes dans le dos de l'homme, deux ailes d'encre que les ondulations à chaque coup de rein avaient fasciné. Comme s'il avait tenté de s'envoler. Ce rêve lui avait laissé d'étranges sensations. Il éprouvait encore l'intriguant contraste entre la froideur de son corps et la chaleur de son intérieur. Et dans ses entrailles, il revivait la vague de plaisir qu'ils avaient partagée.

Il ricana en se pinçant l'arête du nez. Le visage d'Eden dansait dans son esprit. Il ne devait pas avoir eu de relation sexuelle depuis un moment pour rêver qu'il couchait avec un homme. Il chercha son téléphone pour appeler la première fille qu'il verrait dans ses contacts et remédier à ce problème, il ne le trouva pas. Il quitta sa chambre, située au fond de son appartement, traversa le couloir plongé dans l'obscurité et déboucha dans la grande pièce qui servait de salle à manger et de salon.

« Tu te réveilles enfin ? »

Face à lui, accoudé à la rambarde du balcon, Eden fumait, insouciant. Son torse nu réfléchissait la luminosité matinale et une aura éblouissante semblait l'envelopper. Jay fut pris d'une quinte de toux. Il s'approcha, le visage décomposé. Ce n'était pas un rêve. L'ange lui tendit sa cigarette avec un demi-sourire narquois, il en tira une bouffée, la lui rendit.

« Je ne couche pas avec mes potes d'habitude, je ne sais pas ce qui m'a pris.

— Nous ne sommes pas amis, dit Eden en inhalant la fumée.

— Tu es un homme. »

L'être aux cheveux de jais réprima un éclat de rire franc, délicieux tintement, si rare. Il ne riait pas. Il se moquait souvent, mais cet éclat d'une pureté inouïe, on ne l'entendait jamais. Les joues rougies par la brise et le froid, Eden le dévisagea de ses prunelles sans fond, les yeux plissés par un sourire.

« Tu as pris ton pied avec moi, non ? »

Jay ne répondit pas.

« Moi, en tout cas, j'ai aimé. »

Les commissures de ses lèvres retombèrent. Il écrasa son mégot dans un cendrier et se dirigea vers la cuisine. Il fouilla dans les placards et dénicha une pomme plus ou moins rouge.

« Si tu parles de ce qu'il s'est passé cette nuit, je te casse la gueule, dit Jay en se versant un café.

— Tu ne voudras pas remettre ça ?

— Je t'ai dit que je ne couchais pas avec mes potes. Je cherche du sexe, pas de la parlotte.

— Je suis silencieux au lit, dit Eden à son oreille. Tu devrais le savoir... »

Jay claqua la langue contre son palet. Son regard dériva sur le ventre dénudé de celui qui avait été son partenaire. Il remonta, fixa la clavicule et les marques rouges qui y florissaient. Il se pencha et ses lèvres les effleurèrent. La main de l'ange se perdit dans sa chevelure brune. Il le prit dans ses bras et l'assit sur le plan de travail. Avant qu'il n'eût pu savourer encore la peau au parfum mentholé, le doigt blanc d'Eden se posa sur sa bouche.

« Tu ne couches pas avec tes potes, tu disais ? »

Il sourit, narquois, les yeux rivés vers lui.

« Ce n'est pas pour me déplaire, mais j'ai mal, j'avais perdu l'habitude du sexe. On ne le refait pas aujourd'hui.

— Tu veux rester ou je te dépose chez toi ?

— Tu connais l'adresse d'Elias ? »

Jay secoua la tête.

« Je vais te la donner, tu me conduiras là. »

La voiture s'arrêta devant la demeure des Dearlove. La fine couche de neige avait déjà presque fondu et ne laissait que de la boue et du verglas.

« Jay, dit Eden en tirant une cigarette de son paquet, ça te dirait qu'on se revoit ?

— Non.

— Laisse-moi deviner, « pas les potes » ?

— J'ai mes principes.

— Alors, on pourrait être plus qu'amis, non ? »

Le silence se fit dans l'habitacle. Jay haussa un sourcil. L'ange l'observait avec attention. Il ne se défaisait pas de son assurance.

« Sors avec moi, Jay Hargrove.

— Tu n'étais pas à fond sur Dearlove ?

— Non. Mais ne te méprends pas, je ne t'aime pas. Je veux juste coucher avec toi.

— Tu es déjà le premier mec de mon tableau de chasse, n'en demande pas trop, petit. Je ne compte pas sortir avec un homme. Descends de là, tu me tapes sur les nerfs. »

Eden quitta le véhicule en haussant les épaules et, la cigarette entre les lèvres qu'arquait un sourire, il ajusta ses gants. Tandis que la voiture s'éloignait, il s'abandonna à l'invisibilité et pénétra la maison aux murs blancs qu'il connaissait par cœur. Il eut le temps d'apercevoir Elias et la joie qui l'illuminait, entouré de sa famille, au pied d'un sapin décoré. Puis il rejoignit son habituel fauteuil. En s'y enfonçant, il ressentit une douleur dans l'omoplate. Il se contorsionna et y jeta un bref coup d'œil. Il ne vit que le tatouage qui remplaçait ses ailes, et les quelques plumes qui paraissaient s'en détacher, tachées de rouge. Un instant, il lui sembla que le dessin comportait davantage de plumes blessées. Mais il écarta l'idée d'un geste de la main. Incrusté comme il l'était, ce foutu tatouage ne pouvait pas décemment se modifier.

Non, vous ne rêvez pas, il y a bel et bien un rapprochement entre notre ange préféré et Jay (physiquement, ce couple marche plutôt bien). Des avis ? Durable ? Coup d'un soir ? Et Elias dans tout ça ?

Je ne sais pas vous, mais moi, dans ce chapitre, j'ai imaginé Eden vraiment beau. Je ne saurais pas comment l'expliquer, mais il était juste beau. 

Prochain chapitre : « Chapitre XXV — Le droit d'aimer et le devoir de séduire »

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