Chapitre XXIII - Cœur brûlé

Aux alentours de deux heures, Yan salua l'assemblée d'un joli sourire et trottina hors de la maison. Une heure plus tard, Jay s'étira et annonça à son tour qu'il partait.

« Si tôt ? dit Noa en lui adressant un regard atterré.

— Si tu n'es pas contente, reste ici, dit Eden en se levant. Tu ne manqueras pas. »

La jeune femme gémit, mais elle quitta son siège.

« Noa, tu oublies ta peluche ! dit Liam en agitant l'objet au-dessus de sa tête.

— Je n'aime pas les papillons, dit-elle avec une grimace. Je n'aurais pas dû me ruiner pour me procurer un parfum en édition collector pour toi.

— Je confirme, tu as eu tort. Son odeur corporelle ne changera pas malgré tes efforts.

— Merci Joli-cœur, j'apprécie ton amabilité. »

Il raccompagna ses trois invités jusqu'à l'entrée, cala le papillon en tissu dans le sac de la rouquine et ferma la porte dans leur dos avec de grands gestes de la main. Il se retourna et se heurta à Elias qui fixait le battant clos. Ses iris reflétaient ce qui se jouait au fond de son âme. L'effluve de menthe s'éloignait dans un vrombissement de voiture et, quand le moteur ne fut plus audible, il s'évapora. Eden s'en était allé encore une fois.

L'hôte de la soirée le guida jusqu'au séjour, où Victor caressait Octave, déjà plongé dans l'un des livres que ses amis lui avaient offerts.

« Elias, dit-il en redressant la tête, que s'est-il passé avec Eden ? »

La question flottait dans tous les esprits depuis un mois, personne n'avait osé la formuler. L'indifférence de l'un et le silence de l'autre maintenaient cet entre-deux ; tous se permettaient d'y penser, nul ne se risquait à les interroger. Elias la redoutait. Lui aussi s'était demandé ce qu'il s'était passé avec Eden. Il n'avait pas plus de réponse que les autres. L'ange lui avait assuré qu'ils resteraient amis, il s'était bercé dans cette douce illusion. Mais la pluie avait emporté les mots avec elle, et n'était restée que la distance.

Il se mordit l'intérieur des joues. Comment expliquer ce que son esprit peinait à comprendre ? Il s'installa sur le tapis.

« Une histoire à la con.

— Assez sérieuse pour que vous arrêtiez de vous parler. »

Victor posa son livre sur la table basse.

« Pendant un mois, en plus. Je ne suis pas sûr que ce soit juste un truc stupide.

— Je lui ai dit que je l'aimais.

— Et ? » dit Liam.

Victor lui donna un coup de coude, accompagné d'un regard réprobateur. Il rejoignit le garçon sur le sol. Il prit sa main et la pressa. Il l'observait sans pouvoir s'empêcher de s'émerveiller. Il avait eu le courage de se déclarer : les chances de réciprocités étaient faibles, ça ne l'avait pas freiné. Il aurait aimé posséder cette bravoure, se dresser fièrement, prononcer les mots qui brûlaient sa langue sans que sa voix ne déraillât. Il serait libéré, enfin, de l'espoir vain que Liam esquissât le premier pas. Car il n'y aurait jamais de premier pas. Lâche, il attendait pour rien et laissait ses sentiments exister sans agir.

Il prit Elias dans ses bras. Non, ça ne l'avait pas libéré. Ce n'était pas pour ça qu'il l'admirait. Elias avait osé se déclarer, mais sa force, était de survivre malgré le rejet. Il feignait encore le bonheur après qu'on ait brisé son cœur. Ses bras se resserrèrent autour des épaules du plus jeune. Il aurait voulu lui affirmer que tout s'arrangerait. Seulement, tout ne s'arrangeait pas toujours. Alors il se contenta du silence.

La sonnerie d'un téléphone retentit.

« C'est le mien, dit Elias. Je vais y aller, merci pour ce soir.

— Ça ira ?

— Ne t'inquiète pas, Victor. Bonnes vacances. »

Le jeune homme aux cheveux verts l'observa partir. Il serait presque jaloux de son courage. Lui se contentait de regarder ses sentiments sans mourir. Il soupira et s'allongea sur le canapé, Octave blotti contre son flanc. Il tint son livre à bout de bras et tourna page après page. Le siège s'affaissa. Il sentit près de sa tête le poids de Liam qui s'y enfonçait.

« Tu veux regarder un film ? » dit-il en baillant.

Lorsque le son s'échappa de la télévision, Victor ne put s'empêcher de revoir la douce époque où Liam et lui n'étaient qu'amis. Il ne comptait pas le nombre de soirées qu'il avait passées ici depuis les deux ans qu'ils s'étaient rencontrés, afin d'échapper à l'oppressante atmosphère de son appartement. Ils avaient regardé tant de films, joué à tant de jeux vidéo, partagé tant de fous rires. Jusqu'à la proposition saugrenue, à la fin du mois d'août, qu'il avait acceptée du bout des lèvres et le cœur serré. Un soir où il s'était réfugié chez les Tensen, alors que la télévision retentissait comme ce soir-là, Liam avait rompu l'amitié. Vic', tu veux bien qu'on couche ensemble ? Et lui avait acquiescé.

Il se redressa, posa son livre. Octave sauta du canapé pour rejoindre la cuisine. Il ne resta que les deux hommes dans la pièce.

« Ta famille rentre quand ?

— Je leur ai dit demain matin. Je pense qu'ils seront là vers onze heures.

— Je partirai avant, alors.

— Tu peux rester, tu sais, dit le grand brun en effleurant sa pommette. Ils t'aiment bien. Et ça me ferait plaisir... »

Il jouait avec les mèches rebelles des cheveux teints qui tombaient sur son visage. Il le fixait avec insistance. Soudain, il se pencha et embrassa les lèvres roses qui s'offraient à lui. Sa main quitta la joue, traça la colonne vertébrale. Victor frissonna, répondit avec ardeur au baiser. Son souffle rapide couvrait la voix des acteurs, désormais si lointaine. Il n'avait plus conscience que de la main chaude qui caressait sa peau, des lèvres humides dans son cou, de son cœur assourdissant. Il renversa la tête en arrière, les mains s'infiltrèrent sous son tee-shirt. Il l'arrêta.

« Je ne l'enlève pas. »

Son partenaire sourit et l'embrassa à nouveau. Il le poussa doucement sur le canapé. Au moment où son dos heurta le coussin, Victor grimaça. Son corps se crispa, il réprima un petit gémissement de douleur qui se perdit au fond de sa gorge.

« Je t'ai fait mal ? »

Il s'obligea à inspirer et secoua la tête. Il effleura sa nuque des doigts, écarta les mèches sombres qui y tombaient. Il l'attira vers lui pour retrouver l'agréable contact de ses lèvres. Mais Liam se dégagea.

« Je ne te touche pas si tu as mal quelque part. Qu'est-ce que tu as ? »

Le jeune homme s'appuya sur ses bras pour se remettre en position assise. Sa hanche cogna contre l'accoudoir, il se contracta un bref instant quand une brusque douleur irradia. Puis il reprit son masque, c'est rien, dit-il à voix basse. Sa bouche s'étira, c'est rien, répéta-t-il. Ses yeux se posèrent sur la bosse entre ses jambes, il voulut s'approcher.

« Non, Vic'.

— Je t'ai dit que ça allait.

— Et moi, j'ai dit que je ne te toucherai pas si tu es blessé.

— Pas besoin de me toucher, laisse-moi faire. »

Il soutint son regard. Sans s'en détacher, il coinça ses cheveux derrière ses oreilles et s'agenouilla devant son partenaire.

« J'ai dit non. »

Il se leva pour éteindre la télévision qui tournait pour des spectateurs ne la suivant plus. Il percevait le regard de son ami immobile. Octave l'avait rejoint sur le tapis. Il le caressait machinalement, mais il maintenait toute son attention sur lui. Liam soupira et se retourna.

« On était d'accord sur ce point, Vic'. On ne fait rien si l'un de nous est pas en forme. Ça faisait partie de tes règles.

— Mais je suis en forme.

— Enlève ton tee-shirt, dans ce cas. Prouve-le et on peut reprendre autant de fois que tu veux.

— Je n'ai pas besoin d'enlever mes vêtements. Ça faisait partie des règles aussi. »

Il resserra les bras autour de son ventre. Ses yeux ne ployaient pas. Liam s'accroupit devant lui, écarta presque tendrement les bras dissimulateurs. Victor ne réagit pas. Il ne broncha pas davantage quand les mains chaudes saisirent le vêtement, ni quand elles le soulevèrent. Seuls ses yeux hurlaient en silence. Appel à l'aide d'un homme aux lèvres depuis trop longtemps scellées. Il demeura comme inanimé, encore, quand le tissu échoua sur le sol. Ses prunelles brillantes, implorantes, trahissaient ce qui se jouait dans son esprit, quand son visage paraissait de marbre. Il ne trouvait pas la force de s'extraire aux gestes qui arrachaient la couverture protectrice du tissu. L'expression de Liam le poussa à se détourner.

« Qui t'a fait ça ? »

Il ne répliqua pas. Le dos droit, il déplaça son regard sur le sol en se mordillant la lèvre. Ses bras revinrent cacher le torse nu.

« Victor ?

— Je suis tombé à vélo. »

Sa voix peu assurée dévoilait le mensonge. Il ne souhaitait pas expliquer. La vérité, il la maintiendrait enfouie. Il savait qu'il faisait peur. Lui-même s'était effrayé dans le miroir. Tout le flanc droit était violacé par un immense hématome. Et il ne comptait pas les vestiges jamais effacés, sur le ventre, les bras, le cou. Le simple contact de l'air ou une respiration trop prononcée suffisaient à le faire souffrir.

« Et ça ? »

Il pointait sa poitrine.

« Ce n'est pas une chute, ça. »

Liam effleura la cicatrice rose sur le cœur. Une brûlure. Il cherchait les yeux protégés par les lunettes, ils le fuyaient. Il empoigna son menton, le força à se tourner vers lui. Séparés par quelques centimètres, il reposa sa question. Le silence lui répondit, il le lâcha.

« Viens, on va te soigner. Tu ne peux pas rester comme ça, dit-il. Ma sœur sera là demain, elle pourra te soigner. »

Il le conduisit dans la salle de bain, fouilla dans une trousse de premiers soins. Victor gardait la bouche close et les yeux dans le vague. Il les ferma quand son ami appliqua une compresse glacée sur son ventre. Le contact soudain provoqua une vive douleur, il se mordit le dos de la main pour retenir un cri. Des larmes auraient dû perler, il les repoussa. La pression des dents sur sa peau s'accentua, ne pleure pas, bordel, tu sais ce qu'il se passe quand tu pleures. Putain de fillette. Elles se brisaient dans une trainée d'écume à l'intérieur de ses yeux. Ce n'était plus à cause de la douleur qu'elles déferlaient en une tentative de fuite, il en avait conscience. Il la connaissait, la douleur. Il avait connu pire que cette ecchymose. La brûlure sur son cœur, par exemple. Et les mots qui l'avait accompagnée. Ils avaient été la pire douleur, les mots, crame tes sentiments de tapette avec ta peau. Ça faisait toujours plus mal, les mots. Eux, ils restaient même quand les plaies se refermaient. Il refoula l'eau, tandis que des soubresauts secouaient ses épaules, et que sa respiration précipitée agitait sa poitrine. Pas de larmes. Il se comportait en homme, pour une fois.

On caressa sa joue, il s'écarta aussitôt, le visage déformé par une expression de panique indescriptible. Peur, parce que c'était tout ce qu'il parvenait à ressentir. Puis il découvrit Liam et sa main en l'air. Ses jambes cédèrent, il s'effondra sur le carrelage. Le brun se baissa et lui sourit. Avec tendresse, ses lèvres caressèrent les pommettes. Sa main se perdit dans ses cheveux verts et il l'embrassa d'un baiser sans sel.

Victor comprit une fois de plus pourquoi il l'aimait. Liam ne posait pas de question, jamais. Là encore, il ne demanda rien. Il l'embrassa et le soigna. Il refusa de coucher avec lui. Mais il ne réclama pas d'explication sur les blessures.

Peut-être que s'il l'avait fait, certaines choses auraient changé. Ou pas. Le problème avec la vie, c'est qu'on ne connait pas les autres options d'un choix. Ne restent que les hypothèses et les « et si ». Et si Liam avait interrogé Victor ? Et si Victor s'était confié sans attendre les questions ? Les évènements se seraient déroulés différemment. Ou pas. Il est de ces choses que l'on ne saura pas.

Avec ce chapitre et le précédent, l'histoire de Victor se confirme. Je suppose que vous vous en doutiez ? 

Ce personnage prend son importance. Il jouera un rôle central dans l'intrigue de cette partie (bien qu'il ne puisse pas voler la vedette à notre cher Eden).

Dernière question : quels sont vos avis sur la relation Victor-Liam. Selon vous, est-elle viable ? Sera-t-elle plus un jour ? Espérez-vous qu'elle sera plus ? Ou préfériez-vous, comme moi, que Liam aille s'enterrer au fin fond du monde connu pour ne jamais revenir, et cède ainsi la place à un Prince Charmant tout de même plus compétent ?

Prochain chapitre : « Chapitre XXIV - Ailes d'encre, peau froide et lèvres avides »

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