Chapitre XXI - Ensemble, ils contemplaient les étoiles
Tous remarquèrent, dès le lendemain, la soudaine froideur entre Elias et Eden. L'ange à la fière stature déambulait seul, lui auparavant sans cesse dans le sillage du joli blond. Il se démarquait par une indifférence apparente. Se détacher de son ami ne sembla pas une seule fois le heurter. Il contemplait le monde la bouche tordue d'un rictus, il le jugeait. Tout son être émanait, comme auparavant, de l'assurance de représenter la perfection. Rien ne paraissait l'ébranler. Ses journées défilaient, rythmées par les pauses cigarettes, les cours ennuyeux et les discussions avec Jay. Mais d'Elias, autour de lui, on ne vit plus trace. Et s'il en fut affecté, prélassé dans le confort de son arrogance, convaincu de sa supériorité écrasante, il n'en montra rien.
Elias, lui, accepta. Avait-il d'autres choix, après tout ? Il encaissa et prit sur lui. Il se tut. Verrouiller les lèvres et le cœur, bloquer les larmes qui débordaient, sourire. Sourire en toutes circonstances, car la joie factice se révélait le plus efficace des masques et le plus sûr des boucliers. Il avait l'habitude de mentir. Il mentait sur tout depuis longtemps. Depuis que Grandpa était devenu un poids. Parce que mentir, c'était éviter d'expliquer. Il mentait aux autres pour ne pas les inquiéter, il mentait à son cœur pour le persuader qu'Eden avait cessé d'exister. Il se mentait à lui-même pour ne pas mettre de mots sur sa douleur.
Son mutisme le poussait à se surpasser. Il se prouvait que sa vie allait bien, que tout ne se démantelait pas morceau par morceau. Bâtisseur patient, il superposait les pierres pour boucher le trou laissé par son Ange gardien. Il redoubla d'efforts en cours. Il s'acharna au sport. Le terrain de basket devint sa seconde demeure ; plus un jour ne passa sans qu'on ne l'y aperçoit. Et Eden, comme pour témoigner d'un respect tacite pour le petit être qui se débattait, lui céda cet espace. Après l'incident, jamais il ne s'y présenta.
Elias remontait la pente qu'il avait dévalée. Mais elle était raide, la pente. Et hérissée de pics et de trous dans lesquels il ne manquait jamais de tomber. Alors, tous les soirs, seul dans la pénombre de sa chambre, noyé dans les draps, les larmes qu'il taisait s'écoulaient. Les yeux tournés vers le plafond, il se perdait parmi les étoiles phosphorescentes. Parfois, il se rappelait la nuit peu après l'arrivée d'Eden où, à moitié ivre, il s'était assoupi contre son torse froid en admirant ces mêmes étoiles. Plongé dans ses souvenirs, il pleurait en silence la perte de celui qu'il n'avait pas le droit d'aimer. Le matin, quand il se levait, il regardait les dessins sur ses murs, déglutissait et se résignait. Et les jours recommençaient. Parce que ce qu'il ressentait importait peu. Quoi qu'il arrivât, le Temps ne s'arrêtait pas. La Terre tournait, le Soleil brillait et Eden, soleil inaltérable, resplendissait.
Alors pour ne pas retomber, Elias avançait, vacillant sous le poids de la mémoire.
Un soir, deux semaines après l'incident, Liam rentra avec le jeune homme. Ni le Gardien ni son protégé n'avait parlé de ce qu'il s'était passé entre eux, ce soir-là, sous la pluie. Pour le groupe qui les entourait, leur brusque séparation n'avait, pour ainsi dire, aucune explication.
« Joli-cœur ne te raccompagne plus, ces derniers temps ? »
Phrase désinvolte, lancée d'un ton léger, elle atteignit le jeune homme en plein ventre. Le souffle coupé, il cessa de marcher. Son camarade s'arrêta à son tour, un sourcil haussé.
« Il s'est passé un truc, entre vous ?
— Non. »
Il sourit et reprit son chemin. Oui, mentir, il ne faisait plus que ça. Il était plus aisé de se taire et de ne pas se perdre dans des justifications qui n'auraient guère de sens. Pourtant, après avoir salué son ami, il s'enferma dans sa chambre pour pleurer. Il faisait souvent ça, aussi. Fuir pour extérioriser. Tel un animal blessé, il se dissimulait pour souffrir et reparaître en pleine forme. Il était lâche, Elias, parce qu'il avait peur, si peur de dégringoler les quelques mètres de la pente qu'il gravissait.
Debout dans la pièce, les joues encore humides, ses yeux se portèrent sur les cadres. Il inspira. L'odeur de menthe envoûta ses narines. Il expira. L'odeur s'éloigna. Il l'aimait moins qu'avant, cette odeur ; elle lui rappelait Eden, ses cheveux de jais et son corps qui embaumait. Il s'approcha du premier mur.
Dans son dos, l'Envoyé de Dieu, assis sur le fauteuil, ne le quittait pas du regard. Elias décrocha un dessin. Puis un autre, et un autre, et un autre. Une pile de feuilles froissées par les années, de cadres, de peintures délavées, d'œuvres du passé s'amoncela sur le bureau. L'ange se leva, une protestation dans la gorge. Il suivit les déplacements du jeune homme à travers la pièce. Un autre dessin, et un autre, et un autre. Tous, sans pitié, rejoignaient le tas. Les murs dépouillés réfléchissaient une nudité aveuglante. Sa respiration accéléra, il se sentait mal, soudain. Son corps tremblait, il ne parvint plus à rester sur ses jambes. Il s'écroula sur le parquet. Le cri se perdit dans sa bouche, se heurta à la barrière de ses dents, il serra des poings impuissants sur le sol. C'était lui qu'on arrachait. Elias enleva le dernier portrait qu'il avait réalisé. Le Gardien le vit essuyer une larme tandis qu'il le posait sur les autres.
Les deux êtres observèrent la pièce décharnée. D'Eden, il ne restait plus rien. L'ami imaginaire et l'ami qui avait refusé d'être l'amant appartenaient au passé, signifiait l'enfant devenu grand. Sa présence constante aux quatre coins de cet espace s'était en un instant envolée. Il en eut le tournis. La certitude de son éternité dans le cœur de son protégé s'effondra. Il eut envie de vomir. Un urgent besoin de se détruire tout entier émergea dans son âme. Sa main rencontra le paquet de Ladell qui ne quittait pas sa poche.
« Pardonne-moi, Eden. »
La douce voix qu'habitait le regret le détourna du paquet. Agenouillé, il leva les yeux vers le garçon qui serrait son portrait contre son cœur. A son tour, il tomba sur le sol. Il aplatit la feuille devant lui, la lissa du dos de la main. Le crayon à papier s'étala, tache informe sur la joue du Eden esquissé. L'être invisible tendit une main hésitante vers lui, l'arrêta à quelques centimètres de la sienne. Puis il la retira sans se manifester. Que se serait-il passé s'il l'avait embrassé, ce jour-là, sous la pluie, au lieu de fuir comme le lâche qu'il était ? Il ricana. Tu es stupide, Eden. Il se leva, le malaise était passé. Son regard dur toisa l'humain et son œuvre d'art défigurée par le trait gris.
De sa vengeance, il ne tirait que de l'amertume.
*
Le jour suivant, rien ne changea. Ni celui d'après. Et aucun autre ensuite. Elias et Eden se voyaient quotidiennement, leurs yeux se croisaient sans cesse, se cherchaient presque, irrémédiablement attirés l'un par l'autre. Mais ils ne se rejoignaient jamais. La pluie avait brisé quelque chose entre eux. Non. Eden et sa distance avaient brisé quelque chose entre eux. Eden et sa fierté. Eden et sa lâcheté. Eden, parce qu'il était encore trop Ange.
Il n'honora pas ce qu'il avait promis, « on peut rester amis ». Effrayé par ce qui jouait en lui, il préféra se désengager. Faire comme s'il n'avait jamais prononcé ces mots. Il avait peur de ce qui modifiait au creux de son corps, au fond de son cœur. Sa peur l'isolait, comme la Mort. Il s'enfermait dans la solitude avec cette compagne au souffle glacé sur les épaules, seule comme lui, effrayée comme lui, incomprise comme lui.
Les deux étoiles solitaires à deux devinrent deux étoiles isolées, définitivement seules. Chaque soir, pourtant, dans la pénombre de la chambre, toutes deux rivaient les yeux sur le même ciel de plâtre constellé de morceaux de plastique luisants. Ensemble, elles contemplaient les étoiles de substitution, baignés dans le silence nocturne que leurs pleurs muets ne brisaient pas.
Un mois s'écoula. Les vacances de Noël arrivèrent, la neige tomba, son manteau blanc recouvrit le paysage, leur relation, sans se dégrader, ne s'améliora pas.
« J'organise une soirée pour le Réveillon, dit Liam d'une voix enjouée, alors que les étudiants s'apprêtaient à se séparer pour les congés de Noël.
— Ce sera sans moi, dit Eden.
— Il y aura de l'alcool, Joli-cœur. Et pas trop de monde, je ne propose qu'à vous. Puis il faut bien fêter la fin des partiels. »
L'ange fit courir son regard sur les individus présents. Yan, Noa, Victor, le parasite, Jay. Elias. Il avait connu pire compagnie — meilleure également. Sa propre compagnie, autrefois, lui aurait suffi. Il alluma une cigarette, je viendrai, dit-il. Il les salua avec nonchalance et emprunta la route de poussière. Lui aussi, il était lâche. Lui aussi, il fuyait. Il se fuyait lui-même, et tout ce qu'il ne parvenait pas à refouler. Il refusait la sensation indescriptible dans sa poitrine, chaque fois qu'il croisait les yeux verts d'Elias. Il niait le pincement au cœur quand il s'en détournait.
Oui, il fuyait. Mais il avait beau courir, il savait qu'il ne pouvait échapper à sa propre emprise. Il n'avait pas le pouvoir d'empêcher ce qui se jouait au fond de lui. Il ne l'avait plus. Et, à vrai dire, il n'avait jamais su se battre contre lui-même, si convaincu de sa toute-puissance. Pourtant, il refusait de déposer les armes. Et il courait, courait, courait. Il fuyait son humanité.
Cependant, toute fuite doit un jour prendre fin. Tôt ou tard, on se trouve rattrapé, forcé de se confronter à ses poursuivants. Tout ange qu'il fut, Eden n'échappa pas à la règle. Un beau jour, lancé sur la route sinueuse, il trébucha. Sa fuite cessa. Lorsqu'il se releva, le lui qu'il refoulait se dressait. L'autre Eden. L'ange tenta de reculer. Dans son dos, un mur. Acculé, il vit se peindre sur les lèvres de l'Autre le rictus moqueur qu'il se réservait. Et dans ses yeux arrogants, il décela sa perte.
Parce que ni Eden, ni Elias n'a traversé sans séquelle cet incident sous la pluie, ce chapitre marque leur rupture. Il introduit également une nouvelle partie qui, je l'espère, saura vous plaire. Je précise en passant qu'elle évoquera des sujets plus matures (entre autres, mutilation, drogues, sexe, suicide,... Pour ne pas tout citer [ pour davantage de précision, je vous invite à vous référer à la préface ]). De quoi annoncer la couleur, me semble-t-il.
J'en profite pour mettre un gros TW ! Tous ces sujets seront présents dès le chapitre suivant : si vous êtes mal à l'aise avec, je vous invite à la prudence.
J'aimerais également, avant de vous abandonner au chapitre suivant, vous demander deux choses :
• Que pensez-vous de la réaction d'Eden ?
• Et comme Eden ne va pas sans son protégé... Que pensez-vous de celle d'Elias ?
Prochain chapitre : « Chapitre XXII — Ange-Homme »
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