Chapitre XX - Cœur et rancœur

Comme à leur habitude, Eden et Elias rentrèrent ensemble. Le silence accompagnait leurs pas, paisible, agréable, libérateur. Une parfaite harmonie les liait. Deux étoiles solitaires échangeaient sans rien dire ; leur mutisme semblait se répondre. Ils s'arrêtèrent devant la bâtisse blanche. La pluie tombait depuis de longues minutes. Les gouttes s'écrasaient sans discontinuer sur le sol détrempé, coulaient du ciel, plainte adressée au monde entier d'un Paradis en peine. L'ange serrait une main gantée autour d'un parapluie noir. Sans se mouvoir, il dévisageait son protégé.

« Eden, dit celui-ci en levant les yeux vers lui, je dois te dire quelque chose.

— Fais vite, je n'aime pas la pluie. »

L'eau ruisselait sur la toile sombre et sur les pâquerettes dans le carré d'herbe. La terre humide propageait des exhalaisons nauséabondes, l'Envoyé de Dieu grimaça. Ses doigts se crispèrent autour du manche, il enjoignit Elias à poursuivre.

« Je voulais te le dire plus tôt, mais... tu n'es revenu qu'aujourd'hui, alors... »

Un regard d'Eden le poussa à accélérer, il prit une profonde inspiration.

« Je vais faire simple, même si ça ne l'est pas. Eden, je t'aime. »

Le cœur tambourina. L'ange le sentit s'agiter, palpitant sous la poitrine. Mais était-ce le sien où celui de son protégé ? Il ne sut que répondre. Les émeraudes l'aimantaient, irrésistibles étangs infâmes où il ne pouvait que se noyer. Il attendait cette confidence depuis si longtemps, la phrase qui règlerait tout. Sa vengeance, je t'aime. Mais oui, mais pas moi. La réponse vive, le non immédiat. Le rejet, la douleur. Briser son foutu cœur. Lui faire regretter Liam et les pleurs, son humanité et le sentiment qui étreignait sa poitrine. Il l'avait juré ; lui faire payer, et avec les intérêts.

Il savait quoi répondre, il avait appris la phrase par cœur, son esprit et sa langue la connaissaient. Le cœur répliqua. Protestation. Le non ne fusa pas. Le silence prit sa place, traître. Il ne sut quoi dire. Sa mémoire lui faisait soudain défaut, il ne se souvenait plus. Que faire ? Le parapluie s'affaissa, il contempla le garçon aux prunelles emplies d'espoir. Je t'ai pourtant dit que l'espoir te tuerait. Les gouttes d'eau dégoulinaient sur leurs deux corps face à face. Les secondes s'étirèrent, il reçut l'impact de chacune d'elles sur son âme en peine.

« Je... »

Sa voix s'étrangla. Son cœur et ses pensées ne s'accordaient pas. Une affreuse dissonance l'oppressait. Oui, non, les opposés s'attiraient, se repoussaient. Sa fierté s'efforçait de dominer, l'humanité l'attirait vers le fond. Il n'entendait que leurs deux respirations perdues dans le fracas de l'eau.

« Je suis désolé. »

Désolé de quoi ? De ne pouvoir l'aimer ? Peut-être bien. Ou désolé d'infliger de nouvelles souffrances à l'être perdu dans le labyrinthe de sa propre vie.

« Je ne peux pas répondre à tes sentiments, dit-il, hésitant. Moi, je ne t'aime pas comme ça. »

Le visage doux, jadis habillé d'un inimitable sourire, se décomposa. Le sourire revint, devenu simple artifice sans joie. Dernier barreau de la résistance intérieure. Les lèvres tentèrent d'articuler un mot, ne serait-ce qu'un seul. Elles s'écartèrent, rien ne s'échappa. Silence devint roi. Et Eden, Ange muet et fier, sentit en sa poitrine son cœur qui hurla.

La pluie tombait. Les gouttes s'écrasaient sans discontinuer sur le sol détrempé, larmes du Ciel, sanglots d'un cœur encore trop Ange pour pleurer par lui-même. Pour lui, l'azur laissait échapper l'eau afin d'étouffer celle bordant ses yeux. Eden n'ajouta rien. Il posa le parapluie et s'éloigna, les joues mouillées de larmes qui n'étaient pas les siennes. Et son cœur, son pauvre cœur, assembla les miettes qui demeuraient pour reconstituer un semblant d'organe. Je t'aime. Les mots dansaient devant lui. Il s'immobilisa. Son cœur frappait contre sa cage thoracique. Il se retourna, trois mètres le séparaient de son protégé. Elias n'avait pas bougé. Le parapluie baignait dans une flaque.

La pluie tombait. L'homme et l'ange, l'ange et l'homme, les deux intrus de leur caste, jamais à leur place. Ni tout à fait Hommes, ni tout à fait Anges. Les boucles blondes du garçon collaient à son front, l'eau ruisselait sur ses joues, larmes ou pluie. Et sur ses lèvres, le sourire ne s'envolait pas. Le silence brisé par les gouttes régulières sur le sol les enveloppa.

Un instant, Eden imagina ce qu'il se passerait s'il comblait ces trois mètres. Quelques pas, il serait debout devant lui. Il pourrait sans mal passer un bras autour de sa taille, rapprocher leurs corps trempés. Il écarterait les cheveux de son front, caresserait la joue, effacerait les larmes, désolé, désolé, désolé, répèterait-il. Un pardon sincère qui proviendrait du plus profond de lui. Ses doigts poursuivraient dans sa nuque, il avancerait son visage, embrasserait les lèvres mouillées par la pluie. Il tenta d'imaginer le goût qu'elles pouvaient avoir, ces lèvres. Et à ce qu'il ferait ensuite. Les doigts descendraient le long du dos, suivraient la colonne vertébrale et ne cesseraient pas leur course.

Il fit un pas. Ses vêtements s'accrochaient à sa peau, l'humidité engourdissait son corps froid qu'Elias pourrait réchauffer. Son cœur, lui aussi, s'était figé, glacé. Ran-cœur. Sous sa poitrine, il se fit marbre. Il s'arrêta. Sa silhouette droite vêtue de noire se détachait sous la pluie, son visage rêveur se ferma. Il se rappela qu'il n'éprouvait rien.

« On peut rester amis, dit-il. Mais nous ne serons jamais davantage. »

Elias ne répondit pas. Il se pencha, frissonna, ramassa le parapluie. Puis il se dirigea vers la maison. À son tour, Eden tourna les talons. Avant de glisser la clé dans la serrure, le jeune homme jeta un coup d'œil à l'allée qu'empruntait son camarade. Comme toujours, le vide s'y était fait. Seule la pluie meublait encore le chemin. Il pensa qu'il ne l'avait jamais vu marcher sous les arbres qui montaient vers le Ciel. Chaque fois, il s'évaporait avant.

Il passa le pas de la porte, ignora la salutation de son père, depuis le bureau au rez-de-chaussée. Les larmes affluaient.

Tourne la page.

Il en avait tourné une, une fois. Il pensait en avoir terminé, la vie devait se dérouler. Joie, sourire sans condition, ignorer les lames, épargner les poignets. Il ne devait plus ressentir l'envie de s'enfoncer, de disparaitre, de ne plus jamais éprouver. L'ami imaginaire était une page du passé. De quel droit Eden s'arrogeait-il la place de nouveau chapitre ? Elias, réfugié dans sa chambre, contempla les portraits sur les murs. Son cœur pleurait, mais s'il oubliait, tout irait mieux. Grandpa, Eden... Le chapitre suivant, ce serait lui, et lui seul.

Il s'approcha de la fenêtre. Lorsqu'il vit la rue en contrebas, vide sous la pluie battante, Elias ne ressentit rien. Ou peut-être une sensation de liberté. Il se sentit remonter. Des mois qu'il tombait, enfin il s'arrêtait. Ce jour-là devrait rester graver dans sa mémoire.

Le vingt-cinq novembre, enfin, la chute avait cessé.

Ainsi s'achève la deuxième partie d'Eden - Le Temps ne s'arrêtera pas. J'ose espérer que tout ce que vous aurez lu jusque là aura su vous plaire et vous divertir. Plus spécifiquement, quel est votre avis sur ce chapitre ? 

Parce qu'il s'agit sans nul doute d'un tournant, que ce soit pour Eden ou pour Elias. 

Avant de vous laisser poursuivre, trois petites questions :

· Que pensez-vous d'Eden, à ce stade de l'histoire ?       

· Et que pensez-vous d'Elias ? 

· Un personnage favori, dans la panoplie que je propose ? Panoplie très réduite cependant, quand on pense à la première version.

Moi, j'aurais tendance à dire Ladell et Victor. Surtout Victor, c'est un sucre, Victor. Un sucre qui fond à vue d'œil, mais un sucre quand même.

Merci mille fois d'être parvenu.e.s jusqu'ici.

Prochain chapitre : « Chapitre XXI — Ensemble, ils contemplaient les étoiles »

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