Chapitre XVII - L'oiseau aux ailes coupées, 2/2

Il n'y avait rien autour des deux êtres. Rien d'autre que l'étroite route et la nuit tombante qui les enveloppait avec douceur de son manteau.

« Je voulais m'excuser, dit Elias après un moment de silence. Pour l'autre jour, chez moi.

— C'est moi le seul fautif dans cette histoire, dit Eden. J'ai eu peur, je... »

Il marqua une pause, une, deux, trois secondes. Sa phrase ne reprit pas, son protégé se retourna, intrigué. Il regarda l'ange immobile. Les yeux vitreux et le teint plus pâle encore que d'habitude, il haletait, tirait vainement sur son col à la recherche de fraîcheur. Il tenta d'avancer, le jeune homme remarqua le tremblement incontrôlé des mains dissimulées sous les gants et celui des jambes. Eden ? Une fraction de secondes passa, elle suffit pour que l'être aux cheveux de jais cédât telle une poupée désarticulée, pour que son protégé se précipitât, le rattrapât avant qu'il ne tombât. Il l'allongea sur le sol de poussière, sa voix retentit. Affolement, que se passe-t-il ?

Il n'y avait rien autour des deux hommes, rien d'autre que l'étroite route et la nuit tombante qui les enveloppait de son manteau. Mais de sa douceur, rien ne persistait. Eden ! Il faisait noir, froid, et ils étaient seuls, loin de tout et de tous.

« Eden, reste avec moi ! »

Son cœur battait à toute allure, la panique le submergeait. Ses mains tremblaient presque autant que celles de son ami, qui parvenait à peine à respirer. La chaleur le déboussolait, il ne savait ni où il était, ni ce que la voix grave criait. Il ne voyait en face de lui que la silhouette de Ladell qui le narguait, et au loin, Gabriel et la berceuse, beau, fier, parfait enfant-roi... envole-toi. Mais voler faisait si peur, le vide était si profond... Et la chaleur le clouait au sol, il transpirait, ne percevait plus de sensation dans ses jambes. Tout son corps semblait éteint.

« J'ai chaud... », parvint-il à articuler, la bouche sèche.

La berceuse s'éloignait. Gabriel reculait, reviens ! il ne revenait pas. Il ne revenait jamais. Gabriel lui tournait le dos, il entendait son regard déçu. Tombe, tombe joli ange. Mais tu dois réussir à t'envoler, après.

« Je suis là, Eden, dit la voix douce, lointaine, si lointaine, voix sans visage, tandis qu'une main emplie de tendresse essuyait son front trempé. Reste avec moi. »

Sans rompre le contact avec la peau froide, Elias composa un numéro sur son téléphone, la vue brouillée par des larmes d'impuissance.

« SAMU bonjour, quelle est votre urgence ? »

Il inspira profondément.

« Bonjour, Elias Dearlove, j'appelle parce qu'un ami vient de faire un malaise. Je... »

Il tenta de se remémorer les informations qu'on lui avait apprises lors de ses formations premiers secours à l'école primaire, indiqua sa localisation. 

« Votre ami est-il conscient ? Quels sont ses symptômes ? Respire-t-il ? dit la voix calme dans le combiné.

— Oui, il respire, il est conscient. Je crois... Mais plus pour longtemps. Il dit qu'il a chaud, mais j'ai l'impression que sa peau est glacée.

— Bien, ne cessez pas de lui parler, couvrez son corps et ne le laissez pas s'endormir. Nous envoyons une ambulance. Vous pouvez raccrocher. Respirez un grand coup, les secours arrivent, tout va bien se passer. »

Il posa sa veste sur le torse d'Eden, qui protesta, la respiration sifflante. Tout ira bien, répéta-il. Le téléphone sonna à nouveau, « Vous êtes bien sur le répondeur de Ilan Dearlove, veuillez laisser un message... », bordel. Il s'efforça de garder son calme. Un autre essai, nouvelle voix préenregistrée. « Yo, c'est Helia, j'suis pas là, laissez un message ! ». Il eut soudain envie de jeter cet engin inutile. La vision de son bel ami l'en empêcha. Il composa un dernier numéro. Bip, bip, bip, puis une voix féminine.

« Elias, un problème ? Je suis en réunion, je ne peux pas...

— Maman, j'ai besoin d'aide... »

Ses larmes s'écrasaient sur le sol.

« Où es-tu ?

— J'ai un ami qui...

— Où es-tu ? répéta Katherine à l'autre bout du fil.

— Sur la route pour rentrer, après le banc en pierre.

— J'arrive, tu m'expliqueras tout quand je serai là. Ne bouge pas. »

Elle raccrocha, et son fils l'imagina quitter son bureau dans le grenier, après avoir abandonné une réunion importante de la compagnie Arianespace à laquelle elle devait assister. Il la visualisa dévaler les escaliers, saisir ses clés, claquer la porte, démarrer la voiture. En jetant un œil à Eden, il pria pour qu'elle accélérât, que l'ambulance arrivât plus vite. Il implora un Dieu auquel il ne croyait pas pour que tout se passât comme l'avait promis la femme du SAMU. Bien.

Enfin, sa mère apparut, en chemise blanche, cravate noir et vieux jogging camouflé lors des réunions virtuelles. Elle arrêta la voiture, courut jusqu'au bord de la route, les cheveux blonds décoiffés, le souffle court. Elle l'interrogea aussitôt, le front plissé. Alors qu'elle s'apprêtait à le noyer de questions, la sirène de l'ambulance retentit. Le véhicule s'immobilisa, deux hommes et une femme approchèrent. Enfin, Elias respira. Quand les ambulanciers emmenèrent l'ange inanimé après un bref entretien avec les Dearlove, il les contempla qui s'éloignaient dans un bruit de sirène. Puis il suivit Katherine dans la voiture, les yeux perdus dans le vague et le cœur serré.

*

La mère et le fils observèrent la porte automatique de l'hôpital s'ouvrir. La femme avait troqué son jogging pour un pantalon noir et, la main autour de la bandoulière de son sac à main, elle s'approcha de l'accueil pour y demander où trouver Eden.

« Il est pris en charge. Les visites ne sont pas autorisées. »

La dame derrière son ordinateur leur indiqua l'étage du bout de ses lèvres pincées, l'air d'avoir écorché ses cordes vocales. Elias prit à peine le temps de la remercier et s'élança vers les escaliers. « On ne court pas », grinça la secrétaire, mais il ne l'entendit ni ne ralentit. Il ne pensait plus. Dans sa tête ne restait que le visage inanimé d'Eden, sa pâleur effrayante, ses paupières closes, ses lèvres sèches. Il voyait son corps qui ne répondait plus, ses mains tremblantes, sa voix atone, ses membres glacés. Il dansait devant ses yeux, image silencieuse et empoisonnée.

Il s'arrêta devant une porte bleue. Derrière, il sentait la présence de son ami, atténuée mais perceptible. Sa mère le rejoignit au moment où un médecin sortait de la pièce en ôtant son masque. Celle-ci les invita avec un geste de la main à les suivre dans son bureau.

« Vous êtes de la famille ? dit-elle lorsqu'ils se furent assis.

— Non, mon fils est un ami.

— Nous ne savons absolument rien de lui, je m'inquiète que nous ne puissions contacter quiconque.

— Il est majeur, m'a dit mon fils, mais vous pouvez prendre mon numéro personnel au besoin. »

Elle tira de son sac une carte de visite.

« Je me porterai garante en attendant de trouver quelqu'un de son entourage. »

Elle sourit à la femme, le docteur Flandres, et pressa délicatement la main d'Elias.

« Qu'est-ce qu'il a ? dit-il, la gorge étranglée.

— Je vais être tout à fait honnête, je n'en ai pas la moindre idée. Il parait en hypothermie mais présente de violents symptômes de fièvre. Son corps réagit aux signaux extérieurs, mais je soupçonne malgré tout un coma léger. Nous avons lancé des analyses sanguines et des IRM, nous en saurons davantage avec leurs résultats.

— Il se réveillera ? »

Il inclina la tête, le regard implorant. Les commissures de ses lèvres tentèrent de se redresser, il ne parvint qu'à une grimace déformée par les larmes qui montaient. Puis la réponse gagna ses oreilles, tel un couperet impitoyable. Je ne sais pas. Et son monde s'effondra. Car peut-être que le sourire narquois et moqueur, le regard indifférent, la moue provocante, la beauté attirante, ne reparaîtraient jamais devant lui. Peut-être ne reverrait-il jamais le visage superbe, le corps parfait, la douceur piquante de cet homme auquel il s'était tant attaché. Puis il comprit. Si Eden ne se réveillait pas, il perdrait celui qui avait remplacé son ami imaginaire. Il songea que cette fois, il ne s'en remettrait pas.

La gorge nouée et l'estomac retourné, il quitta le bureau. Je ne sais pas. Qui saurait, alors ? Il voulait savoir, il devait savoir, même. Il avait besoin qu'on lui affirme que oui, bien entendu, tout irait bien. Comment survivrait-il s'il demeurait endormi ? Son cœur s'affola, son souffle s'accéléra, il s'effondra dans le couloir blanc, vide, insensible de l'hôpital. Les larmes coulaient le long de ses joues. Il voulut crier, il n'émit qu'un hurlement silencieux, piégé au fond de sa gorge. Sa voix ne s'exprimait pas, étranglée par les pleurs. Il n'avait qu'un vide omniprésent. Eden lui manquait déjà, manque familier qu'il ne parvenait pas à combler. Manque aggravé par l'ignorance.

« Tu peux aller le voir, mon chéri, dit Katherine en passant une main chaude dans son dos. Je viendrai te chercher. »

À peine eut-il mis un pied dans la chambre qu'une odeur de désinfectant agressa son nez. Devant lui, le corps paisible qu'il avait toujours vu droit et digne. Il semblait dormir d'un profond sommeil. Ses paupières closes ne tressaillaient pas, sa poitrine se soulevait à peine, ses mains découvertes ne bougeaient pas de son ventre. Il était beau, comme toujours. Pourtant, la froideur inaltérée de ses traits donnait à sa beauté un aspect mortuaire.

Le bip régulier de l'électrocardiogramme dissipa l'angoisse. Il vivait. Alors, il s'approcha, lentement, presque timide, comme s'il avait eu peur que soudain il ne s'éveillât et ne lui reprochât de l'avoir trop longuement regardé.

Au bord du lit, il admira la silhouette mince noyée dans la blouse d'hôpital. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, glissaient sur l'oreiller, se perdaient dans les mèches noires. Quand il caressa sa joue du bout des doigts, pourtant, il la trouva glacée. Son pouce s'arrêta sur sa lèvre inférieure légèrement entrouverte. Il respirait, immobile. Les larmes d'Elias dévalaient de son visage pour s'écraser sur son menton. Il contempla le visage fin qu'il connaissait par cœur, s'attarda sur chaque trait. Les mèches sur son front collées par la transpiration, la peau sans imperfection, le grain de beauté sous l'œil fermé, le nez droit, les pommettes hautes, les joues légèrement creuses. Paisible visage qu'éclairait un demi-sourire.

Sous son regard brûlant, les lèvres rosées, fines et séduisantes. Ne sois pas stupide, Elias, il est inconscient. Mais il ne pouvait s'en détacher. Il se pencha sur le visage de l'endormi aux lèvres si attirantes. Il secoua la tête, il est inconscient, ressaisis-toi. Il déposa un baiser sur son front et la chaleur entra en contact avec la peau froide.

« Réveille-toi, je t'en prie... »

*

Lorsqu'il posa enfin un pied dans le salon, Elias s'effondra sur le canapé, sa chienne allongée près de lui. Il la caressa machinalement, sans prêter attention aux questions de sa mère. Il tourna la tête et discerna sur ses lèvres qu'est-ce que tu veux manger.

« Rien, merci. »

Elle s'éclipsa, il l'oublia. Les doigts dans les poils de l'animal, il ne pensait qu'à Eden, toujours Eden. Eden qui dormait, Eden qui souffrait, Eden qui, peut-être, mourrait. La réponse du médecin s'insinua dans sa tête, petite pensée vicieuse. Je ne sais pas. Lui non plus ne savait pas, et ça le dévorait.

« Tu l'aimes ? » dit Katherine en revenant dans la pièce, deux assiettes à la main.

Elle reçut le regard désemparé de son fils. Elle s'installa à ses côtés et lui tendit un plat de pâtes réchauffé.

« J'aime qui ?

— Ton ami, Eden, tu l'aimes ? »

Elle se tut encore.

« Ne te sens pas obligé de répondre, c'est une question personnelle.

— J'aime les filles, m'man.

— Ce n'est pas une honte d'être amoureux d'un homme, tu sais. Tout amour, quel qu'il soit, est magnifique et mérite d'être satisfait. »

Il remonta ses genoux sous son menton, silencieux. Entouré de ses bras, il parut réfléchir un moment.

« Je ne m'étais jamais posé la question, à vrai dire.

— Et tu n'as pas à le faire maintenant si tu ne le désire pas. »

On n'entendit plus que le crissement de sa fourchette métallique dans l'assiette. Le petit blond ouvrit la bouche, la referma, il hésita. Il jeta un coup d'œil à sa mère.

« Je crois que oui, je l'aime... », dit-il, et son cœur s'emballa.

— Tu devrais le lui dire, tu ne crois pas ?

— S'il se réveille.

— Fais-lui confiance, mon chéri.

— Et s'il me rejette ?

— Je serai là pour te réconforter. N'est-ce pas mon rôle de réparer ton cœur meurtri ? »

Elias garda le silence. Dans sa tête, il n'y avait plus que sa confession. Il chercha comment il avait pu laisser ce sentiment s'installer. S'il y réfléchissait bien, il existait depuis le premier jour, quand il contempla Juste Eden au visage froid. Ce jour-là ou peut-être le suivant, ou la nuit au bar. Il succomba. Il l'aima dès le début, dès leur rencontre, avant même de le connaître. Certains auraient donné l'explication des âmes sœurs. Peut-être auraient-ils eu raison.

« J'ai mal au cœur, maman, dit-il en pressant l'étoffe de son sweat-shirt. C'est comme s'il manquait quelque chose tout au fond de moi.

— Homme ou femme, c'est normal de s'inquiéter pour la personne qu'on aime. »

Elle l'enlaça et, le regard perdu dans le vide, il se blottit contre la poitrine de sa mère. La tête contre son cœur, il écouta les battements répétitifs. Il voulait sentir ceux d'Eden, qu'ils retentissent à son oreille et résonnassent dans son corps. Il voulait se blottir dans ses bras à lui, sentir l'odeur de menthe qu'il exhalait, se presser contre sa peau glacée. Sa mère embrassa son front, il imagina que c'étaient ses lèvres à lui qui se posaient.

« Ta punition est levée, mon chéri. Si tu as besoin, tu peux aller courir cette nuit. »

Puis elle débarrassa les assiettes, celle d'Elias toujours pleine, et s'éloigna vers la cuisine.

Et si... Eden ne se réveillait pas ?

Je sais, il n'y aurait plus d'histoire.

Mais quand même. Imaginez. Juste un instant, Le Temps ne s'arrêtera pas, sans Eden. Sachez le, l'idée m'a effleurée plus d'une fois.

Quant au passage d'Eden à l'hôpital : moyen de recevoir de l'aide ou compte à rebours avant qu'il ne provoque la mort de tout le monde ?

Prochain chapitre : « Chapitre XVIII — L'espoir est la deuxième mort de l'Homme »

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