Chapitre XVI - Un long cauchemar dans un salon blanc
Deux jours passèrent sans qu'Eden n'osât parler à Elias. Il craignait de lire la déception, ou pire, le ressentiment dans ses yeux s'il revenait vers lui. À la place, il retrouva Jay dans l'impasse des fumeurs et ils partagèrent les quelques minutes d'une pause cigarette. Chaque pause qui passait se voyait allongée, et ils parlaient et parlaient sans discontinuer.
« Quand sont les compétitions de la saison ? disait Eden en allumant une deuxième cigarette.
— Dans trois mois. Mais je ne me fais pas d'idées. À part Elias et Yan, il n'y a que des branquignoles dans cette équipe.
— Tu penses que vous ne gagnerez pas ?
— Il faudrait un miracle.
— Je vois... »
Eden expulsa de la fumée, se mordilla doucement la lèvre inférieure et, sans lâcher les yeux de Jay, il reprit :
« Je pourrai quand même venir te voir ? »
Avant que Jay répondît, Elias s'approcha, l'air gêné de les interrompre. Aussitôt, son Gardien éteignit son mégot et esquissa un signe impérieux pour que Jay fît de même.
« Je te rends ta chemise, tu l'avais oubliée chez moi. Je l'ai lavée.
— Merci. »
Eden attrapa le sac que lui tendait le jeune homme.
« Je rapporte ton tee-shirt dès que possible. »
Elias sourit et recula.
« Je ne vous dérange pas plus longtemps », dit-il en s'éloignant sous le regard fier d'Eden.
Tu ne me dérangeais pas, songea-t-il en observant le léger balancement de ses hanches. Le corps qu'il savait tonique se noyait dans un sweat-shirt oversize ; le casque sur ses oreilles l'enfermait dans sa bulle ; les boucles blondes caressaient son cou. Il ressentit un imperceptible pincement au cœur. Il aurait voulu être à la place de ces boucles, laisser courir sa main nue sur sa nuque, percevoir l'agréable chaleur qui réchaufferait son corps froid. S'il l'avait voulu, il aurait pu s'élancer à sa suite, le rattraper, saisir son poignet pour l'arrêter. Il aurait pu le tourner vers lui, lire l'incompréhension dans ses iris vert foncé, sourire et le prendre dans ses bras. Il aurait pu relever son menton, pencher le visage sur le sien, confronter leurs lèvres. Il aurait pu s'arracher à sa résistance intérieure et dévoiler le désir grandissant sous sa poitrine.
Il aurait pu, il n'en fit rien. Seul son regard bleu nuit suivit le garçon.
« Vous êtes ensemble ? »
Jay tira une nouvelle cigarette de son paquet. Eden le démentit avec ardeur.
« Tu le regardais d'une manière... c'en était écœurant. »
L'ange s'adossa contre le mur et un sourire narquois souleva les commissures de ses lèvres fines.
« Tu es jaloux ?
— Tu ferais quoi si je l'étais ?
— Je dirais que je suis intéressé. Et toi ?
— Je répondrais que toutes les expériences sont enrichissantes. »
Eden se décolla du mur.
« Je suis intéressé..., dit-il, et son souffle chatouilla l'oreille de Jay
— Je ne suis pas jaloux. Les mecs gays qui me suivent partout comme des petits chiens ne m'intéressent pas. Je te supporte déjà assez comme ça.
— Compare-moi encore à un chien et tu te manges mon poing en pleine face.
— C'est qu'il varie ses menaces. »
Il ricana et claqua la langue contre son palet.
« Ne me fais pas chier, petit. Je daigne fumer avec toi et t'accorder de mon temps. Prends les miettes que je te donne mais laisse-moi le pain.
— Pardon ?
— La métaphore, c'est trop pour toi ? Je vais faire plus simple. Tu n'es rien, tu es Juste Eden, alors ne la ramène pas.
— Tu tacles sur les noms de famille maintenant ? Pas très recherché si je puis me permettre.
— Ferme-la, tu me fatigues. »
Jay soupira. Vexé, Eden fit mine de quitter l'impasse.
« Tu n'as pas une cigarette ? dit-il avant de partir.
— Tu m'as pris pour ton fournisseur ? »
Eden s'approcha de l'étudiant. Plongé dans le blanc de ses yeux, il s'immobilisa à quelques centimètres de lui. Il sentait sur son visage l'haleine fumée, chaude, la respiration légèrement accélérée. Il clignait à peine des paupières. Ses mains gantées caressèrent ses hanches à travers le tissu noir de ses vêtements, effleurèrent son dos. Jay n'esquissait pas l'ombre d'un mouvement, statufié sans pouvoir se détacher de l'envoûtant regard de l'être surnaturel, dont les doigts coururent jusqu'au bas du dos, descendirent sur le haut de la fesse, glissèrent dans sa poche arrière. Ils saisirent le paquet de cigarettes, la main s'éloigna, en extirpa une hors du paquet. Le contact visuel se rompit.
« Merci. »
Il partit, laissant derrière lui un Jay déboussolé. Celui-ci passa la main sur son visage rougit, tentant de se donner une contenance. Mais il ne put réprimer un petit, tout petit sourire.
*
Eden marchait à travers le campus, sa cigarette entre les lèvres.
« Convoites-tu réellement un tel Homme ? »
Il se retourna et découvrit devant lui Ladell, aux longues boucles blondes, vêtue de blanc. Elle ne paraissait pas à sa place, immobile et digne, deux ailes blanches aux délicates dorures déployées autour d'elle. Elle resplendissait d'un éclat irréel qui l'éblouit un court instant.
« Je ne t'avais pas vue depuis un moment, dit-il en clignant des yeux.
— Si tu le dis. Je ne comptes pas les années. Réponds à ma question, Eden.
— Es-tu dérangée que je le convoite ?
— Ne préfères-tu pas les âmes masculines aux grands yeux, passives, plus jeunes et plus petites que toi ?
— Si.
— Arrête-moi si je me trompe, mais cet humain-là n'est pas...
— Tu te trompes. Il est plus jeune que moi. »
Son visage exprimait un tel ennui que s'il avait baillé à s'en décrocher la mâchoire, personne ne s'en serait étonné.
« Hilarant.
— Je sais.
— Sais-tu que tu es visible, aussi ?
— Je sais.
— Tu sais. »
L'Ange à l'élégance suffocante se tut un instant et écarta quelques mèches qui se déversaient sur ses joues. Le regard de son interlocuteur jeta un regard empli de haine vers l'auréole éclatante qui trônait sur sa tête.
« Il semblerait que Waam ait eu raison, dit-elle en effleurant la croix métallique autour de son cou.
— Waam et raison dans la même phrase, ça ne veut rien dire. En quoi pouvait-il avoir raison, cet imbécile ? »
Son ainée le tira par le menton, le forçant à lever les yeux sur elle. Elle scruta ses pupilles, il soutint son regard couleur ciel. Ladell était à elle seule un cruel rappel de tout ce dont il se trouvait privé. Le Ciel, le Paradis, l'auréole, le respect de ses pairs. Elle brillait par ses qualités, reflétait ce qu'il n'avait jamais été. Noble, d'elle n'émanait pas la moindre émotion. Elle demeurait invariablement impassible, le visage de marbre. Sa voix sans timbre raisonna à ses oreilles, dure car vide de sentiments.
« Tu deviens humain. Tu te comportes comme eux, tu te mêles à eux, tu es intéressé par l'un d'eux.
— Et alors ? »
Les doigts de l'Ange se firent plus violents autour de son menton. Elle le compressait d'un air neutre, la rage et la peur oubliées au plus profond d'elle-même.
« Tu devrais avoir honte, Eden. Tu n'es plus même digne d'être appelé Ange.
— Ai-je jamais été digne de ce nom ? »
Les quelques secondes de silence qui suivirent, acquiescement muet, le poussèrent à continuer avec indifférence.
« Je m'ennuie, ici. Que ça te plaise ou non, je m'occupe.
— J'ai été Gardienne, je ne me suis jamais abaissée à pareille honte.
— Tu as été Gardienne six ans. Moi, je moisis ici depuis plus d'un siècle. Cent dix-neuf ans, tu entends ? Alors oui, je m'ennuie comme un rat mort et oui, je m'occupe.
— Je ne me serais jamais...
— Mais toi tu es putain de parfaite, Ladell ! Apparence parfaite, parcours parfait, exécution parfaite de toutes tes missions. On t'a certainement déjà promue à une place meilleure qu'avant ta rétrogradation ! Tu es l'ange parfaite, bon sang ! Ta seule erreur, c'est de ne pas être née Archange. »
La voix d'Eden dérailla.
« Tu me fais honte, Eden, terriblement honte.
— Je n'ai pas encore honte de moi-même, tout va bien, dit-il en se dégageant de la poigne de Ladell.
— Tu veux les toucher, ces humains que tu aimes tant ? »
Les yeux luisants de rage, Eden demeura muet, la mâchoire serrée.
« Prends ça. Tu connais les effets secondaires, je suppose ? »
Elle lui tendit un petit paquet. Puis elle s'éleva dans un bruissement de tissu, magnifique Ange, véritable Ange. Comme elle l'avait toujours été et comme lui ne le serait jamais. Eden voulut terminer sa cigarette, mais le feu avait déjà achevé de la consumer. Il se laissa tomber au sol, la tête entre ses mains. Recroquevillé sur lui-même, il sentit un picotement dans ses narines tandis que d'incontrôlables larmes s'accrochaient à ses cils.
*
« Tu vas bien ? dit Yan en s'agenouillant auprès de lui.
— Tu peux me voir ?
— Le contraire serait inquiétant, tu ne crois pas ? »
Eden essuya l'eau que ses yeux ne retenaient pas. Il déclina la main tendue et quitta le goudron sale. Serré dans son poing, le petit paquet que lui avait cédé Ladell. Il suivit docilement Yan jusqu'aux toilettes des hommes, où il lui conseilla de passer de l'eau sur son visage, ça te fera du bien, dit-il. Le petit homme vit avec quelle douceur l'ange ôta ses gants, deux objets en cuir abîmés par le Temps, monstrueuse créature. Il y consacra une minute entière, les fit glisser avec lenteur le long de ses doigts fins et blancs. On eût pu croire qu'il s'agissait de nouveau-nés. On ressentait, en l'observant, l'amour que leur vouait leur propriétaire.
Et comme toujours, le souvenir de ce jour irradia, dans la voiture qui allait vite, très vite. Cette voiture qui, il s'en rendit compte trop tard, allait trop vite. Devant les iris ternes d'Eden dansait un visage devenu flou, encadré de boucles rousses. Et le souvenir, vif et douloureux, du contact des lèvres froides.
« Ces gants sont spéciaux ?
— Oui.
— C'est indiscret de demander pourquoi ?
— Oui. »
Eden les posa enfin sur le bord du lavabo, lâcha le paquet à moitié ouvert.
« C'est quoi ?
— Rien. »
Il le fourra dans sa poche et appliqua l'eau sur son visage. Elle provoqua une brûlure sur sa peau et il se demanda qui de l'eau ou de sa peau était chaude. L'eau, probablement. Lui était froid. Froid comme la Mort, pour se fondre dans le décor de la squelettique compagne qu'il précédait. De l'Ange n'émanait nulle chaleur ; il ne vivait pas, il existait. Présence intemporelle toujours veillant sur l'Homme brûlant et mortel, au service de la patiente Mort.
L'eau est froide. Sa main sur son cou lui parut glacée, ses joues, bouillantes. Soudain, il étouffait. Une vague de chaleur s'empara de lui. Il voulut remettre ses gants, n'y parvint pas. Autour de lui, tout tournait, tout bougeait, tout se balançait. Perdu, il se tenait debout, pensait s'effondrer. Et quelle chaleur... Au loin, la voix de Yan l'appela. Des bourdonnements la recouvrirent. Il transpirait. Tout tanguait. Il réussit à enfiler ses gants, lâcha un instant le rebord du lavabo auquel il s'appuyait. Le monde bascula. Baigné dans cette insupportable chaleur, il sombra dans de dévorantes ténèbres. Brasier infernal que gouvernaient les flammes.
*
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il n'aperçut que du blanc. Un plafond blanc, des murs blancs, un drap blanc, des rideaux blancs. Blanc, blanc, blanc. Et chaud, si chaud. Sa peau moite collait, sa tête paraissait enfoncée dans du coton, on tambourinait à ses tempes. Les bourdonnements, eux, s'étaient tus. Il cligna plusieurs fois des yeux. Le blanc l'éblouissait. Brusquement, il se sentit chez lui, Là-haut, entre les quatre murs immaculés de son petit salon favori, celui avec l'imposant tableau rouge au milieu d'une pièce sans couleur.
Un sourire étira ses lèvres sèches. La Terre n'avait donc été qu'un interminable cauchemar dont il s'éveillait enfin. Assoupi depuis trop longtemps face au tableau, il s'extirpait enfin des vapes du sommeil. Il renaissait. Non, il redevenait ce qu'il avait toujours été. L'Archange Eden, numéro 359, jamais déchu, jamais Gardien.
Il n'avait qu'à se lever pour redécouvrir sa demeure. Son visage brilla de plaisir. Lärm devait l'attendre. Il n'avait qu'à le rejoindre, mais son corps ne répondait pas.
Le grand retour de Ladell ! Applaudissons-la, s'il vous plait ! Très fugace apparition, mais comme à chaque fois, dotée d'une très grande importance.
Pour les intéressé.e.s, Lärm et sa rencontre avec Eden font l'objet de la nouvelle Pour une nuit. Si leur relation vous intéresse, du moins.
Pour terminer, avez-vous des suppositions sur ce qui arrive à notre ange glacé ?
Prochain chapitre : « Chapitre XVII — L'oiseau aux ailes coupées, partie 1 »
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