Chapitre XV - Le Soleil qui ne souriait jamais

Elias quitta l'université après trois heures de reproduction de nus. Sous ses traits, à la place du modèle sur l'estrade, le corps d'Eden s'était couché sur le papier, ce corps qu'il se surprenait à tenter d'imaginer. Les joues écarlates, il sortit de la salle sans même oser jeter un coup d'œil à celui qui habitait ses pensées. Les mains plongées dans les poches de son pantalon, il maugréait contre la froideur de la mi-octobre. De la vapeur s'échappait de sa bouche. Il regrettait le manteau qu'il n'avait pas eu le temps de prendre en partant.

« Elias, attends-moi ! »

Une voix indolente qu'il reconnut aussitôt l'interpella. Il sourit, expression naïve de l'homme encore enfant au fond de lui.

« On rentre ensemble ? » dit Eden.

Il paraissait détaché, comme s'il n'avait jamais de problème. Sa Terre à lui tournait sans interruption. Ce devait être parce qu'il était son propre Soleil. Lumineux et manquant de chaleur. Le monde gravitait autour de lui. Ils marchèrent côte à côte sans prononcer un mot. Le silence s'installa, serein.

« Tu ne parles pas beaucoup, pas vrai ? dit alors Eden, comme un gong qui mettait un terme à la paisibilité.

— Non. Quel intérêt de dire de chose dans le seul but de meubler les vides ?

— Précisément pour meubler les vides. Il ne faut pas les laisser te dévorer, les vides. »

Saisissait-il l'ampleur de ses mots ? Se rendait-il compte de leur justesse ? Elias le contempla, et s'il savait ? Que se passerait-il si Eden comprenait que le vide, il ne parvenait pas à le combler, qu'il avait besoin d'aide pour ne pas être englouti tout entier ?

« C'est plus simple, parfois. »

Plus simple de se taire et de faire comme si. Ne pas perdre de l'énergie à expliquer l'inexplicable ou à s'épancher sur son mal-être. Plus simple de peindre un sourire sur ses lèvres, comme on en dessinerait un sur une feuille de papier. Oui, plus simple d'enfiler un masque et de s'enfermer dans un silence où, au moins, il n'y aurait pas à mentir. Là, le vide grandirait, grandirait, et un beau jour, on ne pourrait plus s'en défaire. Les autres ne comprendraient pas que lui, toutes les nuits, il hurlait contre son silence. Il criait sous ses draps et se noyait dans son vide. Il se taisait et son mutisme le rattrapait. Dans l'obscurité, il s'immobilisait devant lui, le fixait. Elias lui promettait que oui, le lendemain il parlerait. Chaque soir, il revenait, le Mutisme, formé de l'addition des silences. Chaque soir, une nouvelle promesse qu'il ne tiendrait pas. Parce se taire, c'était plus simple que de dire que ça n'allait pas.

« La simplicité n'est jamais la meilleure solution, dit Eden. C'est juste la plus facile. »

Ils reprirent leur marche muette. Ils se déplaçaient à la vitesse de leurs cœurs battants. Deux petites étoiles qui brillaient ensemble dans une solitude devenue familière. Deux étoiles scintillantes délaissées par le Ciel. Deux étoiles en chute libre qui dégringolaient l'une après l'autre, l'autre jamais sans l'une, toujours seules à deux. Deux étoiles dont le rayonnement se débattait pour ne jamais s'éteindre.

« J'habite ici. »

Le rêve s'interrompit.

« Je sais.

— Tu habites où, toi ?

— Loin. »

L'ange pensa à son Paradis dans un Ciel qui le rejetait depuis plus d'un siècle, et pour des décennies encore.

« Dans quelle direction ?

— Par là. »

Il désigna une allée qui montait. Elle pointait vers l'azur et vers son domaine aux murs immaculés. Son jardin, le jardin d'Eden, et l'imposant pommier aux fruits rouges insipides. Sa demeure portait la marque de l'erreur. Il grandit dans le substitut du jardin des enfants maudits du Seigneur. Et il rit, l'ange, en s'en apercevant. Un rire incontrôlable, quand il comprit qu'il était le digne successeur d'Adam et Eve. Même son nom le prédestinait à l'exil sur une planète hostile. À quoi bon s'acharner à prouver quoi que ce soit à ceux de sa caste ?

Parce qu'il se nommait Eden, il ne serait jamais véritablement Ange.

« Je peux avoir ton numéro ? dit Elias.

— Je n'ai pas de téléphone. »

Le jeune homme rougit jusqu'à la pointe des oreilles.

« C'est ce qu'on appelle se faire recaler en beauté.

— Pourquoi ?

— Tout le monde à un téléphone à vingt-cinq ans, de nos jours. Je savais que je n'avais aucune chance de t'approcher, mais le comprendre avec une excuse pareille, ça fait bizarre.

— Tu te fais trop d'idées, Elias. Je n'ai pas de téléphone. Je te laisse, bonjour à ta famille. Et à ton chien. »

Il s'éloigna, les mains dans les poches. Elias inséra la clé dans la serrure et se retourna, hésitant :

« Comment tu sais que j'ai un chien ? »

Mais il n'y avait plus personne dans l'allée, juste un courant d'air, une pile de feuille mortes et une odeur de menthe.

*

À nouveau, le Temps passa, imperturbable et déterminé. Parce que jamais le Temps ne s'arrêtait. Il poursuivait sans relâche sa course à la poursuite du Soleil, peut-être fuyant la Lune, la Nuit, la Mort, à la recherche d'un lieu où faire une pause. Mais un tel espace n'existait pas, alors il ne cessait de courir à toutes jambes, dans l'espoir de parvenir à l'oasis rêvé.

Jours et semaines se succédèrent, animés d'une même routine. Se lever après une nuit trop courte, souvent incomplète, aller à l'université, être avalé par la foule, le bruit, les mauvaises odeurs. Rentrer éreinté, tenter de s'endormir pour reprendre cette boucle sans fin. Eden suivait l'horloge qui tournait sans cesse, permanent cycle du Soleil qui se couchait à l'ouest et s'extirpait du ventre de la Terre depuis l'est.

Parfois, il imaginait que le Soleil s'endormirait à l'est, un soir. Peut-être qu'à ce moment, enfin, le Temps s'essoufflerait et, résigné, s'immobiliserait pour se laisser cueillir par la Mort.

Enveloppé dans un long manteau noir, Eden alimentait ses poumons de tabac. À ses côtés, Elias marchait les mains fourrées dans les poches d'un blouson noir et blanc.

« Tu fumes, maintenant ?

— Il semblerait. »

L'ange expulsa de la fumée. Nonchalant, il jouait avec sa cigarette. Le goût âcre envahissait sa bouche. L'odeur le repoussait, mais sans trop savoir pourquoi, il ressentait de la satisfaction à en consommer. Il comblait un besoin. Cette sensation désagréable devenait, avec l'habitude, tolérable. Pas qu'il se sentit en manque lorsqu'il ne fumait pas. Pas encore. Simplement, il savait qu'au fond de lui se développait lentement ce que les Hommes nommaient addiction.

« Je n'aime pas l'odeur... », commença le jeune homme.

Il n'eut pas l'occasion d'achever sa phrase. Eden éteignit sa cigarette avec un rapide « J'ai terminé. »

Comme s'il s'était préoccupé du bien-être de son protégé, lui, l'éternel égoïste qui ne s'intéressait qu'à lui-même.

Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent devant la maison des Dearlove. Le même manège se répétait chaque soir. Eden raccompagnait son humain avant de s'enfoncer dans l'allée tournée vers les Cieux. Il y disparaissait, telle une mystérieuse apparition. Ombre venue de nulle part qui allait et venait sans s'arrêter. Aussi inatteignable que le Temps. Peut-être encore plus fuyant.

« Ma mère n'est pas chez moi, tu veux venir ? dit Elias de sa jolie voix grave.

— Sans ta mère ? »

L'ange esquissa un sourire narquois.

« Pas dans ce sens-là !

— Quel sens ?

— Aucun, oublie ça, à demain.

— Eh ! »

Eden réprima un geste pour le retenir par le bras.

« Je veux venir, je plaisante. Ne te vexe pas pour si peu. »

Le jeune homme parut analyser son expression moqueuse pour déterminer si oui ou non il se fichait de lui. Il lui indiqua alors d'ôter ses chaussures avant d'entrer et ouvrit la porte.

« Tu veux manger quelque chose ?

— Une pomme.

— Je t'apporte ça. Un verre d'eau ? dit-il encore. J'ai du jus d'orange sinon.

— Du jus, ce sera très bien. »

Elias lui apporta la boisson. Eden s'apprêtait à refermer les doigts autour du récipient lorsqu'il s'aperçut avec horreur que l'un de ses gants de cuir comportait un minuscule trou, entre le pouce et l'index. Effaré, il retira précipitamment la main, Elias lâcha le verre. L'objet heurta la table, le jus de fruit se déversa sur la table et sur la chemise immaculée de son invité. Il recula sa chaise avec force, manqua de s'écrouler sur le sol. Trop tard, le mal était commis.

Le blondinet se confondit aussitôt en excuses. Il s'empressa de se procurer une éponge, s'excusa encore. Pardon, pardon, pardon, répétait-il.

« Laisse, Elias, tout va bien. »

Eden se leva. Sois tolérant, ce n'est qu'un pauvre gosse incompétent. La chemise collait à sa peau, transparente et orange. Elle soulignait les courbes de sa silhouette mince. Résigné, il déboutonna les boutons un à un, les doigts adroits. L'habitude d'un geste maintes fois répété. Le tissu glissa, caressant, sur ses épaules, dévoila la peau blanche, les bras délicats, le torse à la musculature fine. Elias fixait le spectacle de l'ange dévêtu. Il détaillait avec une avidité incontrôlable chacune des marques du corps. Le grain de beauté dans le cou, entre les deux clavicules, celui sous le pectoral. Il aurait donné n'importe quoi pour effleurer cette silhouette d'une envoûtante beauté. Il émanait de lui une pureté que l'attitude séductrice de la tête légèrement inclinée, du bras faussement gêné posé sur le ventre, de la bouche entrouverte, ne suffisait pas à altérer.

« Tu as le droit de me dévorer des yeux, mais pourrais-tu aussi me prêter un tee-shirt ?

— Bien sûr, excuse-moi. »

Il lui fit signe de le précéder rejoindre la salle de bain à l'étage et lui emboîta le pas dans les escalier. Derrière lui, il accédait à une vision du dos dénudé. Il se perdit dans la contemplation des deux splendides ailes d'encre qui recouvraient les omoplates, effleuraient la nuque, se prolongeaient jusque sur l'arrière des épaules. Elles ondulaient avec ses déplacements. Tant de beauté dans la minutie de chacune des plumes, dans le contraste entre le noir de l'encre et le blanc de la peau. Elias approcha une main hésitante. Il frôla du bout des doigts les ailes de substitution, expression du désir persistant de fuir d'un être privé de liberté.

À peine Eden sentit-il le contact qu'il se retourna avec brusquerie, une lueur de peur perdue dans la rage au fond de ses yeux.

« Ne me touche pas. »

Haine et mépris dans sa voix. Fuir. Il s'enferma dans la salle de bain sans s'attarder sur le visage décontenancé du petit blond. Il verrouilla la porte, tomba contre le mur froid. D'incontrôlables tremblements agitaient son corps, il respirait vite, son cœur battait à toute allure. Effroi indescriptible. Il se souvint de la première recommandation de Ladell, le jour de sa déchéance, ne touche sous aucun prétexte les humains.

Mais qu'y pouvait-il si ces humains de pacotille le touchaient d'eux-mêmes, animés uniquement par leur bêtise ?

Il se redressa et contempla l'Eden terrorisé du miroir. Il n'eut besoin que d'une ultime inspiration pour retrouver son calme. Il sentait une brûlure là où les doigts d'Elias s'étaient arrêtés. Douce brûlure. Il avait oublié le plaisir que procurait la rencontre entre deux peaux. Que n'aurait-il pas donné pour se défaire de sa condition d'ange et simplement profiter du contact d'un homme, qu'il fut âme, ange ou humain ?

« Je suis désolé, Eden..., dit Elias lorsqu'il le rejoignit dans la chambre.

— Non, ne t'excuse pas », dit-il.

Sa conscience lui hurla de se taire, tandis qu'un frêle « Je suis désolé de m'être emporté » franchissait la barrière de ses lèvres. Il tenta un sourire forcé qu'il voulut le plus honnête possible. Il ne dessina qu'une grimace. Il enfila le vêtement qu'Elias lui tendait et, l'air désinvolte, il annonça son départ.

« Joyeux anniversaire au fait », dit-il avec indolence en fermant la porte.

Elias demeura silencieux. Il s'attendait presque à voir apparaître Grandpa dans son dos, avec ses commentaires condescendants.

« Non, gamin, ce crétin là n'est pas pour toi.

« Lui ? Enfin, réfléchis, tu vaux moins que ça. Cet humain est trop bien pour toi, oublie-le.

« Tu es condamné à rester seul, ne tente pas ta chance avec cet homme. Lui ne sera jamais isolé, tu perdrais face aux autres.

« Non, définitivement non, gamin. Moi, peut-être que j'aurais une chance, mais toi ? Ne rêve pas, l'espoir est la deuxième mort de l'Homme. »

La voix de son ami imaginaire sonnait creux dans son esprit. Il s'aperçut alors qu'il l'avait oubliée. Il regrettait les rendez-vous chez le psychologue, les visites à l'hôpital, l'époque d'avant. Avant que la présence ne lui pesât, ne l'oppressât, ne l'obsédât. Avant que l'ami ne devînt l'envahisseur, la personne en trop. Il n'avait jamais été en trop. Mais désormais, il était en moins. Elias comprit la nécessité d'avoir un confident, quelqu'un de toujours là.

En permanence et jusqu'à sa mort.

Ca, c'est ce que j'appelle une pointe finale très joyeuse.

Petit funfact, une phrase dans ce chapitre a été énoncée, et elle change radicalement l'angle de l'intrigue (en plus d'annoncer indirectement la suite).

Prochain chapitre : « Chapitre XVI — Un long cauchemar dans un salon blanc »

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