Chapitre XLIV - Leurs Temps entrelacés

25 décembre, un an plus tard, vingt-huit ans d'Elias

Eden contemplait son reflet dans le miroir. Une silhouette mince et élégante lui faisait face, la figure impassible encadrée de cheveux sombres, les yeux perçants, vêtue d'une chemise et d'un pantalon de costume. Elle serrait les poings, les doigts engoncés dans des gants élimés, le regard souligné de cernes, le souffle fuyant. Elle se concentrait de toutes ses forces sur les battements de cœur qui retentissaient à l'autre bout de l'appartement. Silhouette superbe et tendue, chaque membre crispé, les épaules ensevelies sous un poids étranger. Paralysée.

La porte de la salle de bain s'ouvrit sur Elias. Eden tourna la tête, arraché à l'emprise de l'image livide face à lui. L'homme léchait une trace de chocolat sur son doigt avec un grand sourire.

« Tu comptes rester enfermé là jusqu'à ce que tout le monde arrive ? »

L'ange se délecta des mots propulsés vers son ouïe, pourtant incapable de répondre qu'il préférerait rester enfermé jusqu'à ce que tous fussent partis. Il ajusta les plis de sa chemise et chercha le paquet qu'il s'était procuré auprès de Ladell plusieurs mois auparavant. Un comprimé immaculé glissa sur sa langue. Son cœur retentit aux côtés de celui d'Elias.

Il erra d'une pièce à l'autre, le regard attiré par les horloges qu'il croisait. De la salle de bain à la chambre, du salon à la cuisine, de nouveau la compagnie solitaire du miroir. Neuf, dix, onze. Les heures défilaient à une vitesse intolérable. Il avait beau tenter de les retenir, il laissait passer des filaments de temps. Ne restait sur ses paumes que le cuisant échec des tentatives désespérées de demeurer dans un éternel présent.

A midi, on sonna. Il avait évité son protégé toute la matinée, partant lorsqu'il arrivait, fuyant comme il l'avait toujours fait. Il courait seul derrière le Temps. L'apparition de Noa, suivie de Jay et Ariel, le contraignit à cesser de s'échapper, à feindre l'indifférence quand l'horloge l'obsédait. Autour de lui, tous conversaient dans une ignorance bienheureuse. Son monde à lui s'effondrait. Son âme d'Ange ne se berçait pas d'espoir, il se résignait ; il refusait de céder à cette ultime humanité. Tout plutôt qu'espérer. Mourir plutôt que de rêver.

Liam et Victor les rejoignirent. Ils se rassemblèrent dans le salon de l'appartement, installés autour d'une petite table croulant sous les plats et les assiettes. A l'extrémité du meuble se trouvait une petite coupelle de pommes rouges dans laquelle il piochait, quand il s'autorisait à quitter l'horloge murale des yeux.

« Tu as rendez-vous quelque part, Eden ? » dit Noa en remarquant les aller-retours de son regard.

Il l'observa sans la voir. Les mots passaient à travers lui, flux incompréhensible qu'il ne parvenait à saisir. Ils se perdaient avec le Temps évaporé. La femme ouvrait et refermait la bouche, marionnette à la mâchoire actionnée encore et encore. Ridicule.

« C'est de travailler qui te rend muet ? dit Jay, moqueur. Je l'avais dit qu'un beau visage ne suffirait pas.

— Elias a mis quelque chose au four, je surveille l'heure. »

Sa bouche était sèche et sa langue, engourdie. Il savait son visage blafard et son corps affaissé. Il se força à se redresser, à avaler un morceau de pomme, à s'arracher au tic-tac de l'horloge. Il se concentra pour saisir les bribes de conversations autour de lui, s'accrocha à la voix claire d'Ariel, suite de syllabes bondissantes. Il annonçait sa récente montée en grade. Il était enfin passé adjudant-chef après quatorze ans d'engagement.

« Le problème quand on n'a pas le bac, disait-il avec de grands gestes, c'est que c'est long d'évoluer dans l'armée. Jay a commencé officier direct, lui. Il est déjà lieutenant, la vie est injuste.

— Il fallait bosser au lycée, dit Jay en buvant une gorgée de champagne. Le bac, c'est donné. Tu n'aurais pas été troufion, au moins.

— Pas de ma faute si mon réveil n'a pas sonné.

— Ce n'est jamais ta faute, si on t'écoute. »

Le militaire à la peau claire sourit de toutes ses dents et se plongea de nouveau dans sa conversation — plus proche du monologue — avec Elias et Victor. Soudain éreinté par l'agitation, Eden se réfugia dans la cuisine, pour arrêter la cuisson de biscuits étoilés. Il triturait la couture de ses gants, incapable de retourner avec les autres, qui projetaient à son visage leur vacarme, leur bonheur, leur humanité. Il était fatigué. Treize heures quarante-six, annonçaient les chiffres rouges sur le four. L'heure qui avançait l'effrayait.

Il resta prostré dans la cuisine chauffée. Il frissonnait. Une boule obstruait sa gorge, un nœud bloquait ses entrailles, il avait envie de vomir. Pris de vertiges, il dût s'asseoir pour ne pas tomber. Peut-être qu'un choc aurait remis ses idées en place. Il ne laissa pas place à l'hypothèse, s'effondra sur une chaise. Il avait besoin de fumer. Quinte de toux lorsqu'il prit une bouffée de tabac, accoudé à la fenêtre. Le malaise ne le quittait pas. Il crachait la fumée, elle disparaissait dans la vaste atmosphère. Il aurait aimé la rattraper. Mais on ne la rattrapait pas plus que le Temps, perdu dans l'immensité infinie. Il alluma une deuxième cigarette. La nicotine noyait ses poumons sans ensevelir le rythme lointain de la respiration d'Elias. Douce respiration. Il inspira, expira. Un, deux, trois. Nouvelle cigarette. Davantage de fumée relâchée dans le ciel, plus de temps abandonné aux griffes de l'éternité. Respire, Eden. Et l'ange s'abreuvait d'oxygène.

« Que se passe-t-il, Eden ? » dit son amant d'une voix chaude dans son dos.

Il resplendissait. Ses boucles tombaient dans sa nuque, réhaussées en un demi-chignon qui dégageait son visage. Eden passa la main dans les mèches blondes, savoura la tiédeur qui émanait de sa peau.

« Rien. »

Le Temps ne s'arrête pas, aurait-il dû répondre. Il passe et j'ai peur.

Il ne le dit pas. Il éteignit la cigarette, retourna dans le salon. Quatorze heures vingt-sept, désormais. Ariel dévoilait de nouvelles anecdotes. Parfois, il se demandait s'il n'en inventait pas, depuis le temps. C'était comme s'il avait déjà vécu des siècles, pour accumuler autant d'expériences diverses. Devant un Victor intrigué, il expliquait comment il avait tenté de déserter, une fois, pour rejoindre un homme rencontré dans un bar. Son colonel l'avait rattrapé par le col — littéralement, insista-t-il, il était grand, un truc de malade, il m'a soulevé comme si j'avais rien pesé. Je te dis pas comme les gens ont jasé, j'étais déjà une princesse, ma virilité a morflé — et envoyé au trou pour un mois complet.

« Bon, les gars ! »

Noa se leva et tapa contre son verre.

« Le père-noël est passé ! »

Eden oublia l'heure pour la première fois de la journée. Le vide dans la tête, il tira une petite boîte de sa poche. Il n'était pas trop tard. Pas encore, pas tout de suite. Il se leva et devina le regard des autres posé sur lui. Des frissons d'appréhension le parcouraient. Il ne quittait plus Elias des yeux. Il n'y avait que lui dans son esprit, il n'y aurait que lui dans son cœur. La moiteur de ses paumes perçait au travers du cuir. Le silence bourdonnait. Son silence criait. Il devait articuler malgré des sanglots étouffés.

Il avait demandé Elias dans la langue des Anges, il devait se plier à celle des Hommes. Il captura le regard vert interrogatif. Ne pense pas, s'intima-t-il. Au creux de ses yeux, l'humidité perlait, il se retint pour ne pas la laisser échapper. Avaler sa salive, mettre un genou au sol, ignorer l'organe vital éperdu, oublier le Temps. Rien n'importait. Il ouvrit la boîte, dévoila le petit anneau en or blanc qui brillait sur un coussin. Sous son gant, Eden portait le même.

« Elias, dit-il, et les larmes se dérobèrent avant qu'il eût pu les retenir. Accepterais-tu de m'épouser ? »

Voix vivante. Demander à celui qu'il aimait de partager ses jours, jusqu'à la mort. Il entendit le oui dans son âme avant qu'il ne fut prononcé. Il passa la bague autour de son doigt. L'eau roulait sur ses joues, larmes de sel, larmes de sang. Larmes douloureuses car larmes de fin. Elias l'embrassa. Il savoura de toutes ses forces la chaleur du baiser salé mêlé de sucre et de menthe, parfum ténu délicatement ravivé. Ils se détachèrent, Elias le dévisagea, les lèvres écartées par un sourire éclatant. Eden ne parvint à lui répondre. Tic-tac, et le Temps filait.

« C'est qu'il est émotif, notre Eden, dit Liam en applaudissant.

— Bon sang ! dit Noa en jaillissant hors du canapé. Je dois m'acheter une robe. Et me trouver un copain ! Hors de question que je sois célibataire à votre mariage ! »

Eden n'eut pas la force de répondre. Seuls ses pleurs s'exprimaient pour noyer ce qui se muait déjà en souvenir. Il oubliait ce qu'il savait depuis des années. Il évinçait la ritournelle dans ses pensées, le Temps ne s'arrêtera pas. Le Temps ne s'arrêtera jamais. On pouvait bien supplier, supplier, supplier encore, se jeter devant ses pieds pour entraver sa course, accélérer pour le devancer, il courrait sans s'essouffler. Cette leçon, on la lui avait inculquée dès son enfance, quand il ne connaissait pas la notion de temps.

Les autres présents s'échangèrent. Victor reçut une pile de livres — à croire que personne ne prenait en compte qu'il fut devenu bibliothécaire —, Noa gémit en découvrant la peluche en forme de papillon que lui avait offert Liam.

« Encore ? dit-elle. Liam, tu tiens beaucoup à ces papillons, je le vois, mais je n'aime pas ça, tu sais.

— Comment ça ? »

Il leva un sourcil sans comprendre.

« Attends, tu ne savais pas ? Liam ! J'avais juré à Vic' que tu avais changé !

— Depuis quand tu n'aimes plus les papillons ?

— Je n'ai jamais aimé. »

Puis elle éclata de rire en posant la peluche sur ses genoux, tandis que Liam restait bouche bée.

Eden sortit du salon pour retrouver Elias dans la cuisine. Il ignora l'heure, cette fois. Il percevait sur ses joues les sillons dessinés par les larmes taries. Il s'approcha de son amant, qui lui offrit son sourire resplendissant de sincérité.

« Elias ? »

Mots presque murmures. S'il parlait plus haut, il ne pourrait résister au flot pressé sous ses yeux. Son protégé le contempla avec l'innocence bienheureuse de celui qui ne savait pas.

« Pourrais-tu ne jamais oublier combien je t'aime ?

— Pourquoi l'oublierais-je ?

— Rappelle-t-en, je t'en prie.

— Eden... »

Mais Eden le coupa. Eden ne voulait pas espérer, pas l'écouter, pas même l'entendre. Il voulait parler, parler, parler, pour oublier le Temps qui progressait. Parler pour faire taire l'odieux grincement sur son épaule dans sa nuque et la bise mordante.

« Promets-moi que tu ne l'oublieras jamais, Elias.

— Je le promets. »

Ce fut tout. Eden n'ajouta rien, réduit au silence par de nouvelles larmes qui le détruisaient. Il essaya de sourire, mais il n'avait jamais su comment faire. Il peignit la grimace d'un rictus abimé sur un visage de glace. Et la glace fondait sous la chaleur d'Elias.

Il retourna au salon, s'assit dans un fauteuil en osier. Autour de lui, les phrases et les rires fusaient. L'insouciance dansait. Il s'empara d'une pomme, croqua la peau parfaitement rouge, se délecta du jus sucré qui se répandit contre son palet. Il ignora les secondes de l'horloge qui résonnaient en lui. Un autre morceau roula dans sa gorge. Il se concentrait sur la pomme au creux de sa main, sur le liquide qui en coulait, qui atteignait son poignet, collait à la peau. Il ne se préoccupait pas de la minute qui s'achèverait trop tôt. Car il serait toujours trop tôt. Il dégustait la pomme écarlate sans penser à rien. Le fruit défendu de l'Ange au Paradis perdu.

Quinze heures vingt-neuf. La trotteuse avançait. Il se sentait comme hors de son corps. Autour de lui, rien n'avait plus d'importance. Piégé dans une bulle, il cherchait de l'air sans en trouver, ses yeux s'écorchaient sur l'horloge qui refusait de s'immobiliser. Ses dents déchirèrent un autre morceau. Le sucre le révulsait, il s'obligea à déglutir. Il y avait comme un nœud au fond de son estomac qui ne désirait que régurgiter l'aliment difficilement ingéré. Et il recommençait à mâcher pour oublier le grincement des secondes, hideux, assourdissant, qui occultait les battements de cœur, la respiration lointaine, les signes d'une vie qui devait s'éteindre, parce que c'était écrit. Quinze heures vingt-neuf et quarante-six secondes. Quarante-sept. Quarante-huit. Il desserra la mâchoire, la referma dans la chair blanche. Il était seul avec le Temps qui le fixait.

Eden délaissa son regard dédaigneux. Son masque de marbre se brisa. Les fissures avaient grandi, il cédait pour de bon. Le Temps le dévisagea, le sourire grimaçant. Il reprenait son souffle pour repartir de plus belle. Cinquante-trois. Cinquante-quatre. L'ange mis à nu supplia. Soudain, il se défit de la fierté qui l'étouffait, attends, je t'en prie, laisse-moi une chance. Il se jeta au sol pour implorer l'entité que Dieu lui-même ne pouvait gouverner. Le Temps plissa les yeux. Un craquement quitta ses lèvres, et il rit. Il rit, et son rire, hurlement strident, accompagna les secondes qui se fracassèrent sur le douze de l'horloge.

Un cri de détresse se perdit contre la pomme. Eden attendit le silence lourd de mort qui devait le gagner, les battements de cœur qui s'apprêtaient à se taire, la respiration de son protégé qui n'attendait qu'un geste pour s'arrêter. Bientôt, sur le dossier, il lirait le mot « fin ».

Le Temps ne repartait pas encore. Dix secondes, onze, douze. Nulle chaleur sur sa chevelure, le silence ne s'époumonait pas.

Alors, le Temps s'approcha.

La figure torturée par la course qui ne pouvait cesser dessina un rire muet. Il tendit une main aux longs doigts vers l'ange au visage blême. Au creux de la paume, une montre. Il la déposa aux pieds d'Eden et, dans un éclat fugitif, bruissement de joie sans timbre, il s'élança sur le chemin qu'il emprunterait pour l'éternité, condamné à ne jamais se reposer. Il abandonna la montre à Eden, qui perçut, alors que le Temps s'éloignait déjà au loin, une phrase baignée dans l'air.

Il aura le Temps d'apprendre à vivre. 

Et leur histoire ne s'acheva pas, car le Temps s'arrêta.

Prochain chapitre : « Epilogue - Il tomba, et dans sa chute, sa gloire il emporta »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top