Chapitre XLIII - La Vie est un jeu dont on sort toujours perdant

Mai, trois ans plus tard, vingt-sept ans d'Elias

Eden poussa la porte d'entrée de l'appartement au huitième étage où Elias et lui habitaient depuis exactement sept ans. Il s'était habitué à son souffle saccadé après les volées de marches, à la vision des champs d'immeubles débraillés au-delà des fenêtres, au contact de la poignée et à celui de l'air quand il émergeait dans la rue passante où défilaient des nuées d'humains occupés. Des humains qui ne lui prêtaient pas plus d'attention qu'il ne leur en accordait. Il avait cessé de distinguer les silhouettes fourmillantes. Il attendait chaque matin le passage des heures de pointes, puis s'engageait au-dehors pour rejoindre son lieu de travail.

Il renifla et fronça le nez quand le parfum du tabac froid sur ses vêtements le gagna. Elias n'apprécierait pas.

C'était en achetant un paquet de cigarettes, afin de remplacer ceux éliminés par son amant, qu'il avait déniché une occupation professionnelle. Il allumait une cigarette, après plus de huit jours sans en savourer, quand une femme aux lunettes rondes et à la chemise rayée l'aborda, aussi envahissante que Noa du temps de leurs années communes d'université.

« Enchantée Monsieur. Je peux vous appeler Monsieur, n'est-ce pas ? »

Elle secoua la main gantée sans attendre sa réponse.

« Je travaille pour l'agence Y. Vous connaissez, j'imagine ? »

Le silence hébété de l'ange face à la femme au sac à main rouge vif offrit une réponse négative. Aussitôt, elle tira une carte de visite d'une poche du sac écarlate et la brandit devant lui. Agence Y, modèles.

« Monsieur, dit la femme en abaissant la carte, un sourire étincelant sur le visage. Avez-vous déjà pensé à entamer une carrière de mannequin ? »

Eden éteignit sa cigarette et saisit du bout des doigts la carte de visite. Elias l'avait enjoint à trouver un emploi, le jour où il avait confisqué alcool et tabac.

« Pas spécialement, dit-il. Mais je prendrai le travail qu'on me proposera. »

Il n'en fallut pas davantage. Rendez-vous fixé au lendemain, photographies, mesures, on observa, jugea, jaugea son corps et son visage. On s'extasia de la peau si lisse, des cheveux si soyeux, des yeux si profonds. Contrat signé, rémunération régulière, et le regard permanent des autres sur sa beauté. Cela séduisit l'ange. Le métabolisme orchestré par le comprimé, il se rendit dès lors chaque matin à l'agence. Les années passèrent sans que la popularité qu'il se forgea peu à peu n'observât de baisse. Il conservait la Une des magazines, défilait lors d'événements toujours plus prestigieux. Il rayonnait sur les podiums et sur les photos, créature divine prévue pour marcher sous le regard des autres, le menton haussé avec arrogance.

Ses concurrents scrutaient ses faits et gestes, son alimentation faite de nicotine et de pommes rouges, son corps splendide qui ne vieillissait pas. Pour les Hommes, Eden était âgé de trente-deux ans, il en paraissait vingt-cinq. Il en paraitrait toujours vingt-cinq. Telle était la grâce faite aux Ange. Une fontaine de jouvence abreuvait leurs veines.

Il délassa ses chaussures et abandonna son sac de voyage au pied d'une commode. Il rentrait d'une semaine à l'étranger, pour la présentation de la nouvelle collection d'une styliste que son agence avait qualifiée de « renommée, grandiose, la crème de la crème ! ». Tout ce qui lui convenait. Elias n'était pas venu avec lui. Trop de travail, avançait-il à chaque fois qu'il devait s'absenter, avant même qu'il eût pu lui demander de l'accompagner. Comme s'il avait refusé la simple idée de l'observer sur la plateforme rectangulaire qu'il arpentait, élégant quoi qu'on lui fasse porter. Il soupira en ouvrant la chambre vide. Le regard de son protégé était différent des autres. Il agitait les entrailles, cognait le cœur dans la poitrine. Il jouissait de ce regard qui le muait en œuvre d'art figée dans le marbre. Il jeta sa veste sur le lit impeccable, traversa le couloir et frappa au bureau d'Elias.

Le silence répondit, il poussa la porte. L'homme était penché sur sa table, un crayon dans la main, le poignet valsant d'un bout à l'autre de la feuille étalée devant lui. Eden ne bougea pas. Les ondulations des boucles blondes amassées en chignon, au rythme d'une musique diffusée par le casque sur ses oreilles, le captivaient. Il détailla le profil concentré, le sourcil froncé, l'œil vert fixé sur le papier, la bouche entrouverte. Il émanait d'une jeunesse encore pleine. Dans sa gorge, une boule se forma. Le dossier qu'il ne feuilletait plus pesait sur ses épaules. Il aurait aimé arrêter le Temps, le saisir par le bras, lui imposer de demeurer là.

Un frisson parcourut son corps. Le sang d'Elias palpitait à ses propres tempes. Il écouta la marque de la Vie qui cheminait avec paresse. Il se détacha de sa contemplation et s'avança pour enlacer le torse de son amant. Il déposa un baiser sur le corps qu'il n'avait pas effleuré depuis des jours.

« Je pensais que tu m'accueillerais... », dit-il, un sourire contre la peau brune.

Elias sursauta dans son étreinte. Il se leva, retira le casque et l'embrassa. La joie brillait dans ses pupilles émeraude.

« Tu as fumé, dit-il, le visage contre le col de la chemise.

— Oui.

— Tu vas bien ? »

Il effleura la pommette haute, l'air soudain préoccupé.

« Tu es glacé... »

Un deuxième frisson secoua le squelette d'Eden. Le contact d'Elias brûlait. Il chercha un instant les battements de son cœur. Seuls ceux de son protégé résonnaient, prisonniers de la cage thoracique. Quand il voulut prendre son pouls, il ne le trouva pas. Il serra les poings, recula d'un pas.

« Toi, vas-tu bien ? » dit-il, la bouche sèche.

Les doigts gantés dans sa poche ne débusquaient pas les comprimés. Il quitta la pièce sans attendre de réponse, la peur marquée par l'absence criante de vie en lui. Le vide de cette vie qui ne lui avait pas été offerte et qu'il avait réclamée d'une voix hésitante, sans savoir à quoi il s'exposait.

Dans la chambre, il s'essaya, fébrile, à la recherche du baiser de la Mort. A genoux devant sa table de nuit, il écarta un livre jamais ouvert, une boîte de mouchoirs — il saignait régulièrement du nez depuis quelques mois —, un dessin d'Elias endormi qu'il avait griffonné avant son départ la semaine précédente, un parfum et des crèmes dont il ne se servait pas et, enfin, le paquet. Il éventra la petite boîte cartonnée. Une plaquette terminée échoua sur le parquet. Pas de pilule. Rien, rien, rien. Son dernier paradis envolé. Il entendait presque le regard navré de Ladell. Le paradis artificiel le repoussait à son tour.

« Va au Diable ! »

Il jeta le paquet inutile à l'autre bout de la pièce, avant de glisser sur le sol, la tête entre les mains, l'odeur de tabac froid soudain masquée par un puissant effluve de menthe. Sa température chutait, le sang d'Elias pulsait avec force dans les tempes que son propre sang à la jeunesse éternelle n'atteignait plus. Le fardeau de sa mort, de celle d'Elias, de leurs deux vies qui s'entrechoquaient avec force, s'acharnait sur sa nuque. L'ange bicentenaire que le moindre effort repoussait, ployait, incapable de résister. Comme il s'inclina jadis devant le Juge Souverain qui le condamna à la déchéance, il se prosternait pour l'Amie en robe noire.

« Si je demande si tu vas bien, tu me diras oui, j'imagine ? »

Immobile dans l'embouchure de la porte, Elias sembla ne pas prêter attention au silence de son amant. Il ramassa la boîte avachie sur le parquet.

« C'est un médicament ? dit-il, incapable de déchiffrer les caractères alignés sur le paquet. Tu me diras ce que c'est, j'irai en racheter. »

Vertigineuse chute de la température corporelle. Eden ne frissonnait plus, déjà habitué à la froideur autrefois familière. Il soutint le regard d'Elias, éclairé d'une lueur qui, brusquement, paraissait comprendre. Un sourire pâle se dessina sur ses lèvres.

« Ce n'est pas un médicament ? »

Eden secoua la tête. Il n'articula pas le pardon qui affluait sur sa langue. Les excuses ne suffisaient jamais à rattraper les erreurs.

« C'est ça, ta drogue ?

— Je peux bien le dire, tu ne pourras pas me la retirer. »

Sa voix froide ne tremblait pas.

« Pourquoi... ?

— Pourquoi j'en prends ? »

Sur le sol, Eden renversa la tête, un rire avorté dans la gorge.

« Pour vivre. Pour être. Pour t'aimer. »

Il contempla l'homme. Glacé et glaçant.

« C'est à cause de moi ?

— Rien n'est à cause de toi, Elias. C'est juste que... tu sais, je suis...

— Un truc étrange avec quatre ailes, oui. Passe sur ce sujet, j'essaie encore d'oublier ce soir-là pour me convaincre que ma vie est normale.

— Je tue tout ce que je touche. Et ça... »

Il désigna le paquet vide dans la main de son protégé.

« Ça m'empêche d'être un outil de mort. »

Eden étendit une jambe, un bras appuyé sur le genou relevé. Il inclina la tête, feignant l'indolence. Il ignorait le froid qui mordait sa peau, concentré sur l'affolement qui rongeait l'esprit de son amant. Il écoutait la peur d'un homme pour oublier la sienne.

« Tu en prenais déjà, quand j'étais enfant ?

— Non, dit l'Envoyé de Dieu en transférant son poids sur son bras posé au sol. Je savais encore ce que j'étais, à cette époque.

— Pourtant, tu ne m'as pas tué.

— Je ne t'ai pas touché.

— Moi, si. Je t'ai embrassé. »

Les doigts enfermés dans les gants se crispèrent. Elias esquissa un pas, un autre, se baissa. Il plongeait dans les pupilles bleues livides. Il pencha le buste et ses boucles blondes caressèrent le nez droit. Il s'attarda un instant sur le grain de beauté sous l'œil gauche, sur celui sous la lippe, s'immobilisa sur les lèvres. Il leur accorda un baiser furtif, en coin.

« Je t'ai embrassé comme ça, dit-il. Tu vois, je ne suis pas mort.

— Tu joues avec ta vie.

— La Vie aussi a joué avec moi. »

Il repoussa une mèche de cheveux noirs et embrassa de nouveau l'être réfugié derrière ses remparts nonchalants. Lèvres glacées contre souffle brûlant. L'un fondait, l'autre se consumait. Leurs respirations se mêlaient, ils se raccrochaient l'un et l'autre à la certitude de n'être pas encore morts. Eden laissa tomber ses gants sur le parquet, entrelaça des doigts timides dans les cheveux d'or. Il se procurait l'assurance d'une vie qui ne volait pas en éclats. Les mains sous sa chemise, braises incandescentes, broyaient les angoisses, riaient au nez de la Mort.

Il se détacha un instant.

« Je suis désolé, Elias, dit-il à son oreille. Je ne peux pas arrêter d'en prendre. J'en ai besoin, tu comprends... ?

— Je comprends. Toi aussi, tu as le droit de jouer avec la Vie. »

Il incurva les lèvres.

« Mais attention, parce que si tu perds, c'est avec la Mort que tu te retrouves à parier.

— Elias ?

— Oui ?

— Tu peux me faire l'amour ? »

Eden fit taire la partie endiablée face à la Vie, et la Mort dissimulée, en mêlant à son corps glacé la chaleur jouissive qu'il adorait.


Ainsi s'achève l'avant-dernière partie d'Eden - Le Temps ne s'arrêtera pas. Des avis ? 

J'ai conscience qu'elle est assez courte et qu'elle ne fait que survoler les années qui s'échappent. Je n'ai souhaité évoquer que les événements nécessaires à l'achèvement de l'intrigue Victor / Liam et à la poursuite (qui se dirige inexorablement vers sa fin, elle aussi) de l'histoire d'Elias / Eden. 

Si des événements ou, au contraire, des manques d'événements vous ont titillé, n'hésitez pas à m'en faire part. Je tâcherai de prendre en compte vos retours pour la réécriture !

Sur ces mots, je vous invite à découvrir l'ultime partie de ce roman, composée d'un unique chapitre. En espérant qu'elle vous plaira autant qu'à moi. 

Prochain chapitre : « Chapitre XLIV — Leurs Temps entrelacés  »

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