Chapitre XLI - La Mort est une amie qu'il faut apprendre à apprécier
Victor effectua deux nouvelles heures de vélo le lendemain pour parvenir au petit appartement où Noa l'avait mandaté. Elle lui ouvrit la porte avec un sourire éteint par les cernes qui mordaient ses joues, perdue dans des vêtements amples. Elle chancela pour rejoindre le canapé et s'y laissa tomber. Les paupières closes, elle appuya la tête contre le dossier.
« Tu habites seule ? »
Victor tira un fauteuil vers lui alors que Noa acquiesçait. Il fouilla le minuscule salon du regard. Peu d'objets suffisaient à engendrer un capharnaüm sans nom. Un sac de voyage trônait dans un coin.
« Fatiguée ?
— Tu poses vraiment cette question ? »
Elle se râcla la gorge. Ses lèvres étaient sèches.
« J'ai fait un malaise ce matin, c'est pour ça que je ne suis pas en forme.
— Toute seule ?
— Non, avec la reine d'Angleterre.
— Quelqu'un va t'amener à l'hôpital, demain ?
— Je vais conduire.
— Dans cet état ?
— Shootée aux médocs, tu veux dire ? »
Elle se redressa pour saisir un verre posé sur la table et avala une gorgée d'eau. Victor lisait dans ses actes l'abandon d'une femme épuisée de se battre. Il discernait sans le moindre mal qu'elle n'y croyait pas, Noa, à la rémission promise par les médecins. C'est tous des branleurs qu'elle disait, avant, de ceux en médecine. Elle ne vivait pas d'illusions. Victor, lui, s'en berçait depuis l'enfance. Biberonné de doses quotidiennes de chimères quand Noa acceptait la réalité sans broncher.
« Tu sais, j'ai découvert hier que je pouvais encore pleurer, dit-il tout bas. Mais je n'ai pas envie de pleurer à cause de toi. Tu es forte, Noa. Tout le monde ne meurt pas d'une leucémie.
— Je ne veux pas que tu pleures, ça tombe bien. Je suis simple, moi, je veux juste voir le monde sourire. Toi, surtout, en vrai. Tu le mérites plus quiconque. Tu as un beau sourire, il est juste trop rare. »
Noa, elle sourirait même à la Mort. C'était gravé dans sa chair et dans son sang, offrir aux autres le sourire qu'elle revendiquait avec véhémence. La Mort, on ne l'appréciait pas assez, pauvre chose innocente qui ne cueillait que ce dont la Vie ne voulait plus. On la blâmait elle quand la Vie s'avérait seule coupable. Elle jetait les jouets dont elle se lassait, droit dans la faux tendue en quête d'affection qui ne recevait que de l'effroi. Visages éperdus, implorants, laissez-moi vivre encore un peu, ils ne prenaient pas le temps d'explorer leur existence nouvelle. Peur, peur, peur. L'inconnu terrorisait, la mort c'était étranger.
Noa embrasserait la vie d'après. Elle n'attendrait pas que la Vie la jetât, elle s'offrirait elle-même à la Mort, avec son grand sourire aux canines effilées. Elle toiserait la silhouette en linceul, la saluerait, on peut mourir ensemble ? Deux amies pour la mort.
Noa n'avait pas peur.
« Laisse-moi le temps de te remercier, dit Victor d'une voix presque suppliante.
— Me remercier de quoi ?
— D'avoir repoussé ma mort à moi.
— Souris, et ta dette sera payée.
— J'aurais aimé te revoir plut tôt. »
Il ferma le poing sur le tissu tape-à-l'œil de son siège.
« C'était stupide de fuir comme je l'ai fait.
— C'est fait, on n'y peut rien, dit Noa en haussant les épaules. Moi, des fois, je me rappelle l'université, c'était cool, on riait bien. Le bar me manque, un peu. Puis Jay et Liam, c'était des amis d'enfance, je ne comprends pas qu'on ait arrêté de se voir. »
Elle se tut un instant pour reprendre son souffle.
« Tu sais, Vic', parfois ça me fait peur de vieillir. Et quand je pense à ça, je me rappelle que moi, je ne vieillirai pas. »
Le silence les enveloppa. Dans la pièce, ils étaient trois.
« Liam est passé, hier. »
Noa adoptait la désinvolture dont elle usait pour évoquer la maladie. Comme Victor, elle maitrisait parfaitement l'art du paraître. Mieux que lui, peut-être. Elle le maitrisait si bien qu'elle perçait la couverture des mensonges de ceux qui l'entouraient.
« Il m'a parlé de toi, dit-elle. Il est sérieux, je crois, quand il dit qu'il veut te revoir.
— Et alors ?
— Rien. Il a changé depuis le temps, c'est tout. Il a grandi.
— Moi aussi, j'ai changé.
— Vraiment ? »
Elle se leva, s'approcha, s'arrêta devant le fauteuil. Petite femme frêle secouée par l'existence acharnée, les traits tirés, le regard décidé. Elle caressa les cheveux sur le front de son ami.
« Je vois les mêmes cheveux verts qu'avant, moi. Les mêmes lunettes, le même visage, les mêmes yeux... »
Elle marqua une pause, la doigt entortillé dans une mèche colorée.
« Ils sont perdus, tes yeux, ils l'ont toujours été. Ils sont beaux, pourtant.
— Mon père avait les mêmes.
— Ah oui ? Mais tu n'es pas ton père, Victor, si ? »
Elle parlait avec tendresse.
« Tu as le droit d'arrêter de te détester.
— Quand je me regarde, je le vois.
— Je sais. »
Elle coinça derrière l'oreille du jeune homme les cheveux qu'elle effleurait. Soudain sans énergie, elle s'abandonna sur la table basse, les jambes lâches et le corps mou.
« Tu as dit que tu avais pleuré, dit-elle les yeux clos. Je vais te dire ce que tu as ressenti, quand les larmes ont coulé. Tu as cru que tu te noyais, comme avant. Tu as cru que la coque colmatée était fendue de l'intérieur et que l'eau allait encore te bousiller sans que tu puisses te défendre. Tu pensais avoir arrêté de te débattre contre l'océan et tu as découvert que tu avais tort.
— J'essaie de ne pas boire la tasse, mais...
— La peur te bouffe. C'est pour ça que tu rejettes Liam, pas vrai ? Tu es terrorisé à l'idée d'être blessé à nouveau. C'est normal, après tout. Mais il a changé. Et toi, pas assez pour cesser de l'aimer, je me trompe ? »
Elle perçait ses défenses d'un air impassible. Elle dénouait avec aisance les secrets emmêlés dans le cœur des autres. Elle aurait voulu étudier la psychologie plutôt que l'économie, mais s'y était prise trop tard. Elle n'avait pas eu envie de décevoir ses parents en leur annonçant qu'elle ne marcherait pas dans leurs pas de directeurs commerciaux aux salaires ahurissants, parce que désolée, je préfère aider les gens. Les exploiter, c'est pas ma tasse de thé. Elle observait Victor, pâle, mis à nu.
« Fais-moi une promesse, Vic', tu veux ?
— Quoi ?
— Sois heureux sans condition. Trouve ce putain de Prince Charmant, même si pour ça, tu dois retourner l'univers. Dis-toi que je serai là pour le retourner avec toi. Je serai toujours à tes côté, juré.
— Pourquoi ça ressemble à un adieu ?
— Je ne sais pas. Je veux juste que tu le saches, hein. Que je suis là, moi, toujours. Et mon seul souhait, c'est de te voir sourire à quelqu'un d'autre que moi. Parce que ton sourire, c'est le plus beau sourire du monde. »
Noa sourit. Et Victor, face à elle, autorisa ses lèvres à se relever. Un sourire creusa les deux fossettes sur ses joues. Deux sourires face à face, et une larme qui refusait de pleurer. Parce que Victor était touché, mais il n'acceptait plus de couler.
*
Aux deux sourires enlacés dans l'appartement dérangé succéda un unique sourire qui ne se dessinait plus. Pas tout à fait coulé, mais presque, quand même. Victor frissonnait dans son embarcation difficilement maintenue à flots.
Plusieurs mois défilèrent. Des mots parsemaient encore l'atmosphère. Mots regrettés, adieux à peine camouflés. Noa laissa des petits mots près de son oreiller, griffonnés de la main tremblante qui n'était pas transpercée par la perfusion. Ses cheveux étaient tombés. Elle fatiguait. Elle luttait pour ne pas abandonner.
« Tu sais, Jay, je t'ai toujours aimé. C'est dommage que tu n'aies jamais touché à tes potes... ça aurait été bien d'être l'exception, comme Eden. Je suis un peu jalouse d'Ariel, en vrai. Mais veille sur lui, surtout, je l'aime bien, quand même, il est gentil. Il te mérite, aussi. »
A Jay, amant désiré qui n'exista jamais.
« Jure-moi que tu as changé, Liam. Promets que tu seras un Prince Charmant. Je t'offre même la cape rouge, si tu veux. Puis pour le cheval, achète une moto. On est modernes, nous. »
A Liam, ami de toujours encouragé à devenir ce qu'il aurait dû être dès le départ. Elle l'exhortait à sauver la princesse aux cheveux verts qu'elle voulait voir sourire.
« Tu vas mieux, Elias, je crois. C'est bien. Tu es bien. Reste bien, Elias, tu as assez souffert pour toute une vie. Même pour deux, voire trois. Pas quatre, ça porte malheur. Je regarderai si je ne vois pas ton nom quelque part, quand tu exposeras dans tes galeries d'art. Je te surveille, alors pas de bêtises ».
A Elias, soigné par de jolis mots. Elle écouta les confessions arrachées, compris à mi-mots les endroits où ça n'allait pas. Elle adorait ça, secourir les âmes morcelées.
« Je t'ai déjà dit ce que je pensais, Victor, non ? Je dois répéter ? Mieux vaut deux fois qu'une, on va dire. N'oublie pas de sourire, elles sont mignonnes, tes fossettes. Et j'ai négocié avec Liam, il a déniché un drap rouge. Ça suffira ? Tu lui prêteras ton vélo, tu veux bien ? Ce sera comme un cheval, mais sans le cœur qui bat. C'est mieux, un truc qui ne vit pas, sinon quand il meurt, on est triste. Mais pour moi, tu ne pleureras pas, promis, Vic' ? Je préfère ton sourire ».
A Victor, fantoche amoché, brinquebalé par les flots. Elle se proposa pour tenir la lumière sur la falaise. Dressée avec les commissures incurvées, elle hissa l'immense lampe qui lui permettrait de toucher, enfin, la douceur de la terre ferme.
« Eden, tu me diras, un jour, ce que tu étais, exactement ? Je n'ai jamais pu deviner. Tu étais cassé, toi aussi. Il y avait un gros truc tordu dans ton cœur. Mais tu n'étais pas cassé comme les autres. Tu m'avoueras, dis ? Ton secret sera gardé, ne t'inquiète pas. Puis, prends soin d'Elias, quoi que tu sois. Pas sûre que tu sois réel, ceci dit. Il avait raison, Elias, tu es trop beau pour être vrai. Mais même si tu es faux, ne l'abîme pas, d'accord ? Lui, son truc tordu s'est enfin remis en place, alors protège-le. Je te fais confiance ».
A Eden, l'incernable qui échappa à sa maîtrise du faire semblant. Il devait être plus doué. Mais à force de se dissimuler, on risque de ne plus savoir se retrouver. Elle ne sut l'avertir, aussi les conseils restèrent-ils posés sur sa langue, j'espère que tu sauras un jour te souvenir de qui tu es, au-delà de tes secrets.
Beaucoup pensent que les maladies qui tuent sont de vils stratagèmes de l'imaginaire afin d'apporter une pointe de drame à de trop jolies histoires. Noa n'était qu'au début de son histoire, qui n'était pas si belle. Elle avait beau sourire à la Mort, elle se battait pour ne pas laisser une page blanche dans les histoires des autres, pour que la sienne ne se refermât pas.
Sa maladie se voulut vil stratagème.
Tactique vicieuse de la Vie pour rappeler aux Hommes qui l'oublient trop souvent qu'elle est là, qu'elle précède la Mort dans son manteau déchiré. Parfois, elle la précède de très près. De trop près. Pour Noa, la Vie ralentit, la Mort accéléra. L'une se lassa, l'autre tendit la faux. Elle écorcha l'air devant elle, et la Femme, animée par l'énergie éteinte du désespoir, le teint terne, les cernes profonds, le corps amaigri, dépensa un ultime sourire. La Mort était une amie, mais il était trop tôt. Mes autres amis m'attendent, et elle courut à la poursuite de la Vie.
Vil stratagème, disait-on.
Un vil stratagème pour amputer un éclat de rire à un monde en larmes.
Un vil stratagème que son sourire démantela.
Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ?
Je le reconnais, j'ai changé mon fusil d'épaule à mi-chemin. Noa devait mourir de cette leucémie. Puis j'ai décidé qu'en fait, je l'aimais bien, son sourire capable de vaincre la Mort (puis il fallait des persos féminins dans le cast, utiliser des prénoms de femmes pour nommer des hommes, ça ne suffit pas).
J'ai tenté quelque chose avec la deuxième partie du chapitre. Je ne sais pas encore ce que j'en pense, mais disons que ça fera l'affaire en attendant la réécriture (qui a d'ailleurs officiellement commencé... Et je vous l'assure, il y a du renouveau !). Vous pourrez également remarquer que Yan n'est pas reparu. J'ai décidé, de façon tout à fait arbitraire, de l'évincer de la fin de l'histoire, où il n'apportait rien.
Prochain chapitre : « Chapitre XLII — Un jour son prince arriva »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top